A 74 ans, Jacques Derrida, philosophe de
renommée mondiale, poursuit son chemin de pensée avec une singulière
intensité, tout en affrontant la maladie. Dans sa maison de
Ris-Orangis, en région parisienne, il évoque pour "Le Monde" son
œuvre, son itinéraire et sa trace
Depuis l'été 2003, votre présence n'a jamais été plus
manifeste. Vous avez non seulement signé plusieurs nouveaux
ouvrages, mais aussi couru le monde pour participer aux nombreux
colloques internationaux organisés autour de votre travail - de
Londres à Coimbra en passant par Paris, et, ces jours-ci, Rio de
Janeiro.
On vous aura également consacré un
deuxième film (Derrida, par Amy Kofman et Kirby Dick, après
le très beau D'ailleurs Derrida, de Safaa Fathy en 2000)
ainsi que plusieurs numéros spéciaux, notamment du Magazine
littéraire et de la revue Europe, ainsi qu'un volume
des Cahiers de l'Herne particulièrement riche en inédits,
dont la parution est attendue à l'automne. Cela fait beaucoup en une
seule année, et pourtant, vous ne vous en cachez pas, vous
êtes...
... Dites-le donc, assez dangereusement malade, c'est vrai, et à
l'épreuve d'un traitement redoutable. Mais laissons cela, si vous
voulez bien, nous ne sommes pas ici pour un bulletin de santé -
public ou secret...
Soit. Au seuil de cet entretien, faisons donc plutôt retour
sur Spectres de Marx (Galilée, 1993). Ouvrage crucial,
livre-étape, tout entier consacré à la question d'une justice à
venir, et qui s'ouvre par cet exorde énigmatique : "Quelqu'un,
vous ou moi, s'avance et dit : je voudrais apprendre à vivre
enfin." Plus de dix ans après, où en êtes-vous aujourd'hui,
quant à ce désir de "savoir vivre"?
Il est alors surtout question d'une "nouvelle internationale",
sous-titre et motif central du livre. Au-delà du "cosmopolitisme",
au-delà du "citoyen du monde" comme d'un nouvel Etat-nation mondial,
ce livre anticipe toutes les urgences "altermondialistes" auxquelles
je crois et qui apparaissent mieux maintenant. Ce que j'appelais
alors une "nouvelle internationale" nous imposerait, disais-je en
l993, un grand nombre de mutations dans le droit international et
dans les organisations qui règlent l'ordre du monde (FMI, OMC, G8,
etc., et surtout l'ONU, dont il faudrait au moins changer la Charte,
la composition et d'abord le lieu de résidence - le plus loin
possible de New York...).
Quant à la formule que vous citiez ("apprendre à vivre
enfin"), elle me vint une fois le livre terminé. Elle joue
d'abord, mais sérieusement, avec son sens commun. Apprendre à vivre,
c'est mûrir, éduquer aussi. Apostropher quelqu'un pour lui dire
"je vais t'apprendre à vivre", cela signifie, parfois sur le
ton de la menace, je vais te former, voire te dresser. Puis, et
l'équivoque de ce jeu m'importe davantage, ce soupir s'ouvre aussi à
une interrogation plus difficile : vivre, cela peut-il
s'apprendre ? s'enseigner ? Peut-on apprendre, par
discipline ou par apprentissage, par expérience ou expérimentation,
à accepter, mieux, à affirmer la vie ? A travers tout
le livre résonne cette inquiétude de l'héritage et de la mort. Elle
tourmente aussi les parents et leurs enfants : quand deviendras-tu
responsable ? Comment répondras-tu enfin de ta vie et de ton nom
?
Alors, bon, pour répondre, moi, sans plus de détours à votre
question, non, je n'ai jamais appris-à-vivre. Mais alors, pas
du tout ! Apprendre à vivre, cela devrait signifier apprendre à
mourir, à prendre en compte, pour l'accepter, la mortalité absolue
(sans salut, ni résurrection ni rédemption) - ni pour soi ni pour
l'autre. Depuis Platon, c'est la vieille injonction philosophique :
philosopher, c'est apprendre à mourir.
Je crois à cette vérité sans m'y rendre. De moins en moins. Je
n'ai pas appris à l'accepter, la mort. Nous sommes tous des
survivants en sursis (et du point de vue géopolitique de Spectres
de Marx, l'insistance va surtout, dans un monde plus
inégalitaire que jamais, vers les milliards de vivants - humains ou
non - à qui sont refusés, outre les élémentaires "droits de
l'homme", qui datent de deux siècles et qui s'enrichissent sans
cesse, mais d'abord le droit à une vie digne d'être vécue). Mais je
reste inéducable quant à la sagesse du savoir-mourir. Je n'ai encore
rien appris ou acquis à ce sujet. Le temps du sursis se rétrécit de
façon accélérée. Non seulement parce que je suis, avec d'autres,
héritier de tant de choses, bonnes ou terribles : de plus en plus
souvent, la plupart des penseurs auxquels je me trouvais associé
étant morts, on me traite de survivant : l'ultime
représentant d'une "génération", celle, en gros, des années 1960 ;
ce qui, sans être rigoureusement vrai, ne m'inspire pas seulement
des objections mais des sentiments de révolte un peu mélancoliques.
Comme, de surcroît, certains problèmes de santé se font pressants,
la question de la survie ou du sursis, qui m'a toujours hanté,
littéralement, à chaque instant de ma vie, de façon concrète
et inlassable, se colore autrement aujourd'hui.
Je me suis toujours intéressé à cette thématique de la survie,
dont le sens ne s'ajoute pas au vivre et au mourir. Elle est
originaire : la vie est survie. Survivre au sens courant veut
dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort. A
propos de la traduction, Walter Benjamin souligne la distinction
entre überleben d'une part, survivre à la mort, comme un
livre peut survivre à la mort de l'auteur, ou un enfant à la mort
des parents, et, d'autre part, fortleben, living on,
continuer à vivre. Tous les concepts qui m'ont aidé à travailler,
notamment celui de la trace ou du spectral, étaient liés au
"survivre" comme dimension structurale. Elle ne dérive ni du vivre
ni du mourir. Pas plus que ce que j'appelle le "deuil originaire".
Celui-ci n'attend pas la mort dite "effective".
Vous avez utilisé le mot "génération". Notion d'usage délicat,
qui revient souvent sous votre plume : comment désigner ce qui, en
votre nom, se transmet d'une génération ?
Ce mot, je m'en sers ici de façon un peu lâche. On peut être le
contemporain "anachronique" d'une "génération" passée ou à venir.
Etre fidèle à ceux qu'on associe à ma "génération", se faire le
gardien d'un héritage différencié mais commun, cela veut dire deux
choses : d'abord, tenir, éventuellement contre tout et contre tous,
à des exigences partagées, de Lacan à Althusser, en passant par
Levinas, Foucault, Barthes, Deleuze, Blanchot, Lyotard, Sarah
Kofman, etc. ; sans nommer tant de penseurs écrivains, poètes,
philosophes ou psychanalystes heureusement vivants, dont j'hérite
aussi, d'autres sans doute à l'étranger, plus nombreux et parfois
plus proches encore.
Je désigne ainsi, par métonymie, un ethos d'écriture et de
pensée intransigeant, voire incorruptible (Hélène Cixous nous
surnomme les "incorruptibles"), sans concession même à l'égard de la
philosophie, et qui ne se laisse pas effrayer par ce que l'opinion
publique, les médias, ou le fantasme d'un lectorat intimidant,
pourraient nous obliger à simplifier ou à refouler. D'où le goût
sévère pour le raffinement, le paradoxe, l'aporie.
Cette prédilection reste aussi une exigence. Elle allie non
seulement ceux et celles que j'ai évoqués un peu arbitrairement,
c'est-à-dire injustement, mais tout le milieu qui les soutenait. Il
s'agissait d'une sorte d'époque provisoirement révolue, et
non simplement de telle ou telle personne. Il faut sauver ou faire
renaître cela, donc, à tout prix. Et la responsabilité aujourd'hui
est urgente : elle appelle une guerre inflexible à la doxa, à
ceux qu'on appelle désormais les "intellectuels médiatiques", à ce
discours général formaté par les pouvoirs médiatiques, eux-mêmes
entre les mains de lobbies politico-économiques, souvent éditoriaux
et académiques aussi. Toujours européens et mondiaux, bien sûr.
Résistance ne signifie pas qu'on doive éviter les médias. Il faut,
quand c'est possible, les développer et les aider à se diversifier,
les rappeler à cette même responsabilité.
En même temps, ne pas oublier que, à cette époque "heureuse" de
naguère, rien n'était irénique, certes. Les différences et les
différends faisaient rage dans ce milieu qui était tout sauf
homogène comme ce qu'on pourrait regrouper, par exemple, dans une
appellation débile du genre "pensée 68" dont le mot d'ordre ou le
chef d'accusation domine souvent aujourd'hui et la presse et
l'université. Or même si cette fidélité prend quelquefois encore la
forme de l'infidélité et de l'écart, il faut être fidèle à ces
différences, c'est-à-dire continuer la discussion. Moi, je continue
à discuter - Bourdieu, Lacan, Deleuze, Foucault, par exemple, qui
continuent de m'intéresser largement plus que ceux autour desquels
se presse la presse aujourd'hui (sauf exception, bien sûr). Je garde
ce débat vivant, pour qu'il ne s'aplatisse pas, ni ne se dégrade en
dénigrements.
Ce que j'ai dit de ma génération vaut bien sûr pour le passé, de
la Bible à Platon, Kant, Marx, Freud, Heidegger, etc. Je ne veux pas
renoncer à quoi que ce soit, je ne le peux pas. Vous savez,
apprendre à vivre, c'est toujours narcissique : on veut vivre
autant que possible, se sauver, persévérer, et cultiver toutes ces
choses qui, infiniment plus grandes et puissantes que soi, font
néanmoins partie de ce petit "moi" qu'elles débordent de tous les
côtés. Me demander de renoncer à ce qui m'a formé, à ce que j'ai
tant aimé, c'est me demander de mourir. Dans cette fidélité-là, il y
a une sorte d'instinct de conservation. Renoncer, par exemple, à une
difficulté de formulation, à un pli, à un paradoxe, à une
contradiction supplémentaire, parce que ça ne va pas être compris,
ou plutôt parce que tel journaliste qui ne sait pas la lire, pas
lire le titre même d'un livre, croit comprendre que le lecteur ou
l'auditeur ne comprendra pas davantage et que l'Audimat ou son
gagne-pain en souffriront, c'est pour moi une obscénité
inacceptable. C'est comme si on me demandait de m'incliner, de
m'asservir - ou de mourir de bêtise.
Vous avez inventé une forme, une écriture de la survivance,
qui convient à cette impatience de la fidélité. Ecriture de la
promesse héritée, de la trace sauvegardée et de la responsabilité
confiée.
Si j'avais inventé mon écriture, je l'aurais fait comme une
révolution interminable. Dans chaque situation, il faut créer un
mode d'exposition approprié, inventer la loi de l'événement
singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré ; et en
même temps prétendre que cette écriture déterminera le lecteur,
lequel apprendra à lire (à "vivre") cela, qu'il n'était pas habitué
à recevoir d'ailleurs. On espère qu'il en renaîtra, autrement
déterminé : par exemple, ces greffes sans confusion du poétique sur
le philosophique, ou certaines manières d'user des homonymies, de
l'indécidable, des ruses de la langue - que beaucoup lisent dans la
confusion pour en ignorer la nécessité proprement
logique.
Chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur. Les
productions de masse qui inondent la presse et l'édition ne forment
pas les lecteurs, elles supposent de façon fantasmatique un lecteur
déjà programmé. Si bien qu'elles finissent par formater ce
destinataire médiocre qu'elles ont d'avance postulé. Or, par souci
de fidélité, comme vous dites, au moment de laisser une trace, je ne
peux que la rendre disponible pour quiconque : je ne peux même pas
l'adresser singulièrement à quelqu'un.
Chaque fois, si fidèle qu'on veuille être, on est en train de
trahir la singularité de l'autre à qui l'on s'adresse. A
fortiori quand on écrit des livres d'une grande généralité : on
ne sait pas à qui on parle, on invente et crée des silhouettes, mais
au fond cela ne nous appartient plus. Oraux ou écrits, tous ces
gestes nous quittent, ils se mettent à agir indépendamment de nous.
Comme des machines, au mieux comme des marionnettes - je m'en
explique mieux dans Papier Machine (Galilée, 2001). Au moment
où je laisse (publier) "mon" livre (personne ne m'y oblige), je
deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inéducable qui
n'aura jamais appris à vivre. La trace que je laisse me signifie à
la fois ma mort, à venir ou déjà advenue, et l'espérance qu'elle me
survive. Ce n'est pas une ambition d'immortalité, c'est structurel.
Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de
sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie.
Chaque fois que je laisse partir quelque chose, je vis ma mort dans
l'écriture. Epreuve extrême : on s'exproprie sans savoir à qui
proprement la chose qu'on laisse est confiée. Qui va hériter, et
comment ? Y aura-t-il même des héritiers ? C'est une question qu'on
peut se poser aujourd'hui plus que jamais. Elle m'occupe sans
cesse.
Le temps de notre techno-culture a radicalement changé à cet
égard. Les gens de ma "génération", et a fortiori des plus
anciennes, avaient été habitués à un certain rythme historique : on
croyait savoir que telle œuvre pouvait ou non survivre, en fonction
de ses qualités, pendant un, deux, voire, comme Platon, vingt-cinq
siècles. Mais aujourd'hui l'accélération des modalités de
l'archivation mais aussi l'usure et la destruction transforment la
structure et la temporalité de l'héritage. Pour la pensée, la
question de la survie prend désormais des formes absolument
imprévisibles.
A mon âge, je suis prêt aux hypothèses les plus contradictoires à
ce sujet : j'ai simultanément, je vous prie de me croire, le
double sentiment que, d'un côté, pour le dire en souriant et
immodestement, on n'a pas commencé à me lire, que s'il y a, certes,
beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde,
peut-être), au fond, c'est plus tard que tout cela a une chance
d'apparaître ; mais aussi bien que, d'un autre côté, quinze jours ou
un mois après ma mort, il ne restera plus rien. Sauf ce qui
est gardé par le dépôt légal en bibliothèque. Je vous le jure, je
crois sincèrement et simultanément à ces deux hypothèses.
Au cœur de cette espérance, il y a la langue, et d'abord la
langue française. Quand on vous lit, on sent à chaque ligne
l'intensité de votre passion pour elle. Dans Le Monolinguisme de
l'autre (Galilée, 1996), vous allez jusqu'à vous présenter,
ironiquement, comme le "dernier défenseur et illustrateur de la
langue française"...
Qui ne m'appartient pas, bien que ce soit la seule que "j'aie" à
ma disposition (et encore !). L'expérience de la langue, bien sûr,
est vitale. Mortelle, donc, rien d'original à cela. Les contingences
ont fait de moi un juif français d'Algérie de la génération née
avant la "guerre d'indépendance" : autant de singularités, même
parmi les juifs et même parmi les juifs d'Algérie. J'ai participé à
une transformation extraordinaire du judaïsme français d'Algérie :
mes arrière-grands-parents étaient encore très proches des Arabes
par la langue, les coutumes, etc.
Après le décret Crémieux (1870), à la fin du XIXe
siècle, la génération suivante s'est embourgeoisée : bien
qu'elle se soit mariée presque clandestinement dans l'arrière-cour
d'une mairie d'Alger à cause des pogroms (en pleine affaire
Dreyfus), ma grand-mère élevait déjà ses filles comme des
bourgeoises parisiennes (bonnes manières du 16e
arrondissement, leçons de piano...). Puis ce fut la génération de
mes parents : peu d'intellectuels, des commerçants surtout, modestes
ou non, dont certains exploitaient déjà une situation coloniale en
se faisant les représentants exclusifs de grandes marques
métropolitaines : avec un petit bureau de 10 mètres carrés et sans
secrétaire, on pouvait représenter tout le "savon de Marseille" en
Afrique du Nord - je simplifie un peu.
Puis ce fut ma génération (une majorité d'intellectuels :
professions libérales, enseignement, médecine, droit, etc.). Et
presque tout ce monde en France en 1962. Moi, ce fut plus tôt
(1949). C'est avec moi, j'exagère à peine, que les mariages "mixtes"
ont commencé. De façon quasi tragique, révolutionnaire, rare et
risquée. Et de même que j'aime la vie, et ma vie, j'aime ce qui m'a
constitué, et dont l'élément même est la langue, cette langue
française qui est la seule langue qu'on m'a appris à cultiver, la
seule aussi dont je puisse me dire plus ou moins responsable.
Voilà pourquoi il y a dans mon écriture une façon, je ne dirais
pas perverse, mais un peu violente, de traiter cette langue. Par
amour. L'amour en général passe par l'amour de la langue, qui n'est
ni nationaliste ni conservateur, mais qui exige des preuves. Et des
épreuves. On ne fait pas n'importe quoi avec la langue, elle nous
préexiste, elle nous survit. Si l'on affecte la langue de quelque
chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans
l'irrespect sa loi secrète. C'est ça, la fidélité infidèle : quand
je violente la langue française, je le fais avec le respect raffiné
de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie,
son évolution. Je ne lis pas sans sourire, parfois avec mépris, ceux
qui croient violer, sans amour, justement, l'orthographe ou la
syntaxe "classiques" d'une langue française, avec de petits airs de
puceaux à éjaculation précoce, alors que la grande langue française,
plus intouchable que jamais, les regarde faire en attendant le
prochain. Je décris cette scène ridicule de façon un peu cruelle
dans La Carte postale (Flammarion, 1980).
Laisser des traces dans l'histoire de la langue française, voilà
ce qui m'intéresse. Je vis de cette passion, sinon pour la France,
du moins pour quelque chose que la langue française a incorporé
depuis des siècles. Je suppose que si j'aime cette langue comme
j'aime ma vie, et quelquefois plus que ne l'aime tel ou tel Français
d'origine, c'est que je l'aime comme un étranger qui a été
accueilli, et qui s'est approprié cette langue comme la seule
possible pour lui. Passion et surenchère.
Tous les Français d'Algérie partagent cela avec moi, juifs ou
non. Ceux qui venaient de la métropole étaient tout de même des
étrangers : oppresseurs et normatifs, normalisateurs et
moralisateurs. C'était un modèle, un habit ou un habitus, il
fallait s'y plier. Quand un prof arrivait de la métropole avec
l'accent français, on le trouvait ridicule ! La surenchère vient de
là : je n'ai qu'une langue, et en même temps cette langue ne
m'appartient pas. Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette
loi universelle : une langue, ça n'appartient pas. Pas naturellement
et par essence. D'où les fantasmes de propriété, d'appropriation et
d'imposition colonationaliste.
En général, vous avez du mal à dire "nous" - "nous les
philosophes", ou "nous les juifs", par exemple. Mais, à mesure que
se déploie le nouveau désordre mondial, vous semblez de moins en
moins réticent à dire "nous les Européens". Déjà, dans L'Autre
Cap (Galilée, 1991), livre écrit au moment de la première guerre
du Golfe, vous vous présentiez comme un "vieil Européen",
comme "une sorte de métis européen".
Deux rappels : j'ai en effet du mal à dire "nous", mais il
m'arrive de le dire. Malgré tous les problèmes qui me torturent à ce
sujet, à commencer par la politique désastreuse et suicidaire
d'Israël - et d'un certain sionisme (car Israël ne représente pas
plus à mes yeux le judaïsme qu'il ne représente la diaspora ni même
le sionisme mondial ou originaire qui fut multiple et contradictoire
; il y a d'ailleurs aussi des fondamentalistes chrétiens qui se
disent sionistes authentiques aux USA. La puissance de leur lobby
compte plus que la communauté juive américaine, sans parler de la
saoudienne, dans l'orientation conjointe de la politique
américano-israélienne) -, eh bien malgré tout cela et tant d'autres
problèmes que j'ai avec ma "judéité", je ne la dénierai
jamais.
Je dirai toujours, dans certaines situations, "nous les juifs".
Ce "nous" si tourmenté est au cœur de ce qu'il y a de plus inquiet
dans ma pensée, celle de celui que j'ai surnommé en souriant à peine
"le dernier des juifs". Elle serait dans ma pensée ce
qu'Aristote dit profondément de la prière (eukhè) : elle
n'est ni vraie ni fausse. C'est d'ailleurs, littéralement, une
prière. Dans certaines situations, donc, je n'hésiterai pas à dire
"nous les juifs", et aussi "nous les Français".
Ensuite, depuis le début de mon travail, et ce serait la
"déconstruction" même, je suis resté extrêmement critique à l'égard
de l'eurocentrisme, dans la modernité de ses formulations, chez
Valéry, Husserl ou Heidegger par exemple. La déconstruction en
général est une entreprise que beaucoup ont considérée, à juste
titre, comme un geste de méfiance à l'égard de tout eurocentrisme.
Quand il m'arrive, ces temps-ci, de dire "nous les Européens", c'est
conjoncturel et très différent : tout ce qui peut être déconstruit
de la tradition européenne n'empêche pas que, justement à cause de
ce qui s'est passé en Europe, à cause des Lumières, à cause du
rétrécissement de ce petit continent et de l'énorme culpabilité qui
transit désormais sa culture (totalitarisme, nazisme, génocides,
Shoah, colonisation et décolonisation, etc.), aujourd'hui, dans la
situation géopolitique qui est la nôtre, l'Europe, une autre Europe
mais avec la même mémoire, pourrait (c'est en tout cas mon vœu) se
rassembler à la fois contre la politique d'hégémonie américaine
(rapport Wolfowitz, Cheney, Rumsfeld, etc.) et contre un
théocratisme arabo-islamique sans Lumières et sans avenir politique
(mais ne négligeons pas les contradictions et les hétérogénéités de
ces deux ensembles, et allions-nous avec ceux qui résistent de
l'intérieur à ces deux blocs).
L'Europe se trouve sous l'injonction d'assumer une responsabilité
nouvelle. Je ne parle pas de la communauté européenne telle qu'elle
existe ou se dessine dans sa majorité actuelle (néolibérale) et
virtuellement menacée de tant de guerres internes, mais d'une Europe
à venir, et qui se cherche. En Europe ("géographique") et ailleurs.
Ce qu'on nomme algébriquement "l'Europe" a des responsabilités à
prendre, pour l'avenir de l'humanité, pour celui du droit
international - ça c'est ma foi, ma croyance. Et là, je n'hésiterai
pas à dire "nous les Européens". Il ne s'agit pas de souhaiter la
constitution d'une Europe qui serait une autre superpuissance
militaire, protégeant son marché et faisant contrepoids aux autres
blocs, mais d'une Europe qui viendrait semer la graine d'une
nouvelle politique altermondialiste. Laquelle est pour moi la seule
issue possible.
Cette force est en marche. Même si ses motifs sont encore confus,
je pense que plus rien ne l'arrêtera. Quand je dis l'Europe, c'est
ça : une Europe altermondialiste, transformant le concept et les
pratiques de la souveraineté et du droit international. Et disposant
d'une véritable force armée, indépendante de l'OTAN et des USA, une
puissance militaire qui, ni offensive, ni défensive, ni préventive,
interviendrait sans tarder au service des résolutions enfin
respectées d'une nouvelle ONU (par exemple, de toute urgence, en
Israël, mais aussi ailleurs). C'est aussi le lieu depuis lequel on
peut penser au mieux certaines figures de la laïcité, par exemple,
ou de la justice sociale, autant d'héritages européens.
(Je viens de dire "laïcité". Permettez-moi ici une longue
parenthèse. Elle ne concerne pas le voile à l'école mais le voile du
"mariage". J'ai soutenu de ma signature sans hésiter l'initiative
bienvenue et courageuse de Noël Mamère, même si le mariage entre
homosexuels constitue un exemple de cette belle tradition que les
Américains ont inaugurée au siècle dernier sous le nom de "civil
disobedience": non pas défi à la Loi, mais désobéissance à une
disposition législative au nom d'une loi meilleure - à venir ou déjà
inscrite dans l'esprit ou la lettre de la Constitution. Eh bien,
j'ai "signé" dans ce contexte législatif actuel parce qu'il me
paraît injuste - pour les droits des homosexuels -, hypocrite et
équivoque dans son esprit et dans sa lettre.
Si j'étais législateur, je proposerais tout simplement la
disparition du mot et du concept de "mariage" dans un code civil et
laïque. Le "mariage", valeur religieuse, sacrale, hétérosexuelle -
avec vœu de procréation, de fidélité éternelle, etc. -, c'est une
concession de l'Etat laïque à l'Eglise chrétienne - en particulier
dans son monogamisme qui n'est ni juif (il ne fut imposé aux juifs
par les Européens qu'au siècle dernier et ne constituait pas une
obligation il y a quelques générations au Maghreb juif) ni, cela on
le sait bien, musulman. En supprimant le mot et le concept de
"mariage", cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et
sacrale, qui n'a aucune place dans une constitution laïque, on les
remplacerait par une "union civile" contractuelle, une sorte de pacs
généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre des
partenaires de sexe ou de nombre non imposé.
Quant à ceux qui veulent, au sens strict, se lier par le
"mariage" - pour lequel mon respect est d'ailleurs intact -, ils
pourraient le faire devant l'autorité religieuse de leur choix - il
en est d'ailleurs ainsi dans d'autres pays qui acceptent de
consacrer religieusement des mariages entre homosexuels. Certains
pourraient s'unir selon un mode ou l'autre, certains sur les deux
modes, d'autres ne s'unir ni selon la loi laïque ni selon la loi
religieuse. Fin de la parenthèse conjugale. (C'est une utopie mais
je prends date.)
Ce que j'appelle "déconstruction", même quand c'est dirigé contre
quelque chose de l'Europe, c'est européen, c'est un produit, un
rapport à soi de l'Europe comme expérience de l'altérité radicale.
Depuis l'époque des Lumières, l'Europe s'autocritique en permanence,
et dans cet héritage perfectible, il y a une chance d'avenir. Du
moins voudrais-je l'espérer, et c'est ce qui nourrit mon indignation
devant des discours qui condamnent l'Europe définitivement, comme si
elle n'était que le lieu de ses crimes.
Quant à l'Europe, n'êtes-vous pas en guerre avec vous-même ?
D'un côté, vous marquez que les attentats du 11-Septembre ruinent la
vieille grammaire géopolitique des puissances souveraines, signant
ainsi la crise d'un certain concept du politique, que vous
définissez comme proprement européen. De l'autre, vous maintenez un
attachement à cet esprit européen, et d'abord à l'idéal
cosmopolitique d'un droit international dont vous décrivez,
justement, le déclin. Ou la survie...
Il faut "relever" (Aufheben) le cosmopolitique (voir
Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Galilée,
1997). Quand on dit politique, on se sert d'un mot grec, d'un
concept européen qui a toujours supposé l'Etat, la forme
polis liée au territoire national et à l'autochtonie. Quelles
que soient les ruptures à l'intérieur de cette histoire, ce concept
du politique reste dominant, au moment même où beaucoup de forces
sont en train de le disloquer : la souveraineté de l'Etat n'est plus
liée à un territoire, les technologies de communication et la
stratégie militaire non plus, et cette dislocation met effectivement
en crise le vieux concept européen du politique. Et de la guerre, et
de la distinction entre civil et militaire, et du terrorisme
national ou international.
Mais je ne crois pas qu'il faille s'emporter contre le politique.
De même pour la souveraineté, dont je crois qu'elle a du bon dans
certaines situations, pour lutter par exemple contre certaines
forces mondiales du marché. Là encore, il s'agit d'un héritage
européen qu'il faut à la fois garder et transformer. C'est aussi ce
que je dis, dans Voyous (Galilée, 2003), de la démocratie
comme idée européenne, qui en même temps n'a jamais existé de façon
satisfaisante, et reste à venir. Et en effet vous retrouverez
toujours ce geste chez moi, pour lequel je n'ai pas de justification
ultime, sauf que c'est moi, c'est là où je suis.
Je suis en guerre contre moi-même, c'est vrai, vous ne pouvez pas
savoir à quel point, au-delà de ce que vous devinez, et je dis des
choses contradictoires, qui sont, disons, en tension réelle, me
construisent, me font vivre, et me feront mourir. Cette guerre, je
la vois parfois comme une guerre terrifiante et pénible, mais en
même temps je sais que c'est la vie. Je ne trouverai la paix que
dans le repos éternel. Donc je ne peux pas dire que j'assume cette
contradiction, mais je sais aussi que c'est ce qui me laisse en vie,
et me fait poser la question, justement, que vous rappeliez,
"comment apprendre à vivre ?".
Dans deux livres récents (Chaque fois unique, la fin du
monde et Béliers, Galilée, 2003), vous êtes revenu sur
cette grande question du salut, de l'impossible deuil, bref de la
survie. Si la philosophie peut être définie comme "l'anticipation
soucieuse de la mort" (voir Donner la mort, Galilée,
1999), peut-on envisager la "déconstruction" comme une interminable
éthique du survivant ?
Comme je l'ai déjà rappelé, dès le début, et bien avant les
expériences de la survivance qui sont à présent les miennes, j'ai
marqué que la survie est un concept original, qui constitue la
structure même de ce que nous appelons l'existence, le
Da-sein, si vous voulez. Nous sommes structurellement des
survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament.
Mais, ayant dit cela, je ne voudrais pas laisser cours à
l'interprétation selon laquelle la survivance est plutôt du côté de
la mort, du passé, que de la vie et de l'avenir. Non, tout le temps,
la déconstruction est du côté du oui, de l'affirmation de la
vie.
Tout ce que je dis - depuis Pas au moins (dans
Parages, Galilée, 1986) - de la survie comme complication de
l'opposition vie-mort procède chez moi d'une affirmation
inconditionnelle de la vie. La survivance, c'est la vie au-delà de
la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n'est
pas mortifère, au contraire, c'est l'affirmation d'un vivant qui
préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car la survie, ce
n'est pas simplement ce qui reste, c'est la vie la plus intense
possible. Je ne suis jamais autant hanté par la nécessité de mourir
que dans les moments de bonheur et de jouissance. Jouir et pleurer
la mort qui guette, pour moi c'est la même chose. Quand je me
rappelle ma vie, j'ai tendance à penser que j'ai eu cette chance
d'aimer même les moments malheureux de ma vie, et de les bénir.
Presque tous, à une exception près. Quand je me rappelle les moments
heureux, je les bénis aussi, bien sûr, en même temps ils me
précipitent vers la pensée de la mort, vers la mort, parce que c'est
passé, fini...
Propos recueillis par Jean Birnbaum
JACQUES DERRIDA, né en 1930 près d'Alger, a
essentiellement enseigné à la Sorbonne, à l'Ecole normale supérieure
et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).
Il est aujourd'hui le philosophe français vivant le plus lu et le
plus commenté à travers le monde. Il a notamment publié De la
grammatologie (Minuit, 1967), Schibboleth, pour Paul Celan
(Galilée, 1986), ou encore Spectres de Marx (Galilée,
1993). Tout son itinéraire de pensée peut être décrit comme un
dialogue sans fin et sans concession avec la métaphysique
occidentale, comme une inlassable "explication" avec cette tradition
philosophique dont il n'a cessé de réinterroger les concepts.
Mobilisant la puissance subversive de la littérature, des arts
plastiques ou de la psychanalyse, la révolution intellectuelle qui
restera attachée à son nom s'appelle "déconstruction". Ses
ouvrages les plus récents sont publiés aux éditions Galilée : deux
essais qui méditent l'après-11-Septembre, Voyous et Le
"Concept" du 11 septembre (avec J. Habermas), et le beau
recueil d'adieux aux amis disparus (Levinas, Blanchot...), intitulé
Chaque fois unique, la fin du monde, ainsi que le volume
qui en constitue l'introduction, Béliers, un "dialogue
ininterrompu" consacré à la mort des êtres aimés et à ce que
Derrida nomme un "cogito de l'adieu, ce salut sans
retour".