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Vive la télévision  !, par Robert Guédiguian
LE MONDE | 09.08.04 | 13h40

Dernier samedi avant Noël. Je regarde la finale de "Star Academy". Une jolie brune chante et puis pleure, ou l'inverse. Un jeune homme la regarde, au bord du sanglot, et la serre dans ses bras de toutes ses forces. Musique... Une autre jeune fille, blonde cette fois, dans le public, pleure. Ses larmes coulent, abondantes. Je m'abandonne. Soudain, en une fraction de seconde, grâce à une erreur de montage, je m'aperçois qu'un des personnages attend que la caméra soit sur lui pour étreindre, pleurer et sourire. Et là, j'ai honte de m'être un instant laissé aller.

Ce personnage veut nous faire croire qu'il ne joue pas. Il fait là le contraire de ce que je considère comme la plus noble figure de la représentation, le contraire de l'aparté dans la commedia dell'arte lorsqu'un acteur interrompt son action, se tourne vers la salle pour réclamer son approbation, puis reprend l'action laissée en suspens comme si de rien n'était. La noblesse de cette manière réside dans le fait qu'elle est destinée à rendre le public intelligent, maître de lui-même. C'est en pleine possession de ses moyens qu'il choisira de siffler ou d'applaudir. C'est lui qui décidera du rapport entre la réalité et la représentation de la réalité qu'on lui propose.

Dans "Star Academy", comme dans toutes les émissions de ce genre, il s'agit, à l'inverse, de berner, d'abuser, de manipuler le public... De l'assujettir en lui faisant croire que la réalité représentée est la réalité elle-même.

Toutes ces émissions diffusent, distillent, vaporisent sur tous les sujets qu'on les laisse traiter - et les limites ne cessent de reculer - un seul message : la réalité est faite de vainqueurs et de vaincus, de forts et de faibles... La compétition est la vie elle-même. Elle est affective, psychologique, sexuelle et, bien sûr, sociale, économique et encore physique, esthétique... Et les perdants doivent aller embrasser les gagnants car la Réalité leur a assigné leur place. C'est comme si c'était de l'ordre de la Nature. Il n'y a donc aucune raison de se fâcher.

Il ne faut pas être devin pour comprendre à qui profite le crime. Si l'on me démontre que cela n'est pas de l'Idéologie Libérale, de la Propagande Capitaliste, je veux bien me taire définitivement. Il faut peut-être à nouveau dire capitalisme, dont le radical "capital" me paraît mieux indiquer la nature de ce système que le radical "libre"du mot libéralisme.

J'ai lu, par ci, par là, des analyses sur la télé-réalité dont la finesse ne sert qu'à masquer l'ambition autoproclamée dans le mariage contre nature de ces deux mots et de ces deux choses. La complexité des analyses finit par rejoindre le sens commun... Vous savez, les idées reçues comme "Tout est dans tout", "Il y a du bon et du mauvais partout", "Il faut en prendre et en laisser"... Bref, toutes les idées qui conduisent tout droit à la résignation et au désengagement.

Ceux qui ont le pouvoir et l'argent, dans l'ordre que vous préférez, savent cela. Ils ont trouvé un nouveau moyen de garder le pouvoir et l'argent, toujours dans l'ordre que vous voulez.

Les enfants des actionnaires de nos chaînes de télévision vont à l'Ecole alsacienne, à l'Ecole de la Légion d'honneur ou je ne sais quel couvent des Oiseaux. Des lieux où ils ne regardent pas la télévision que leurs pères fabriquent. Les enfants de nos banlieues qui regardent ces émissions plus qu'ils ne vont dans les écoles de notre République auront leur cerveau disponible pour penser que le Coca-Cola est la meilleure boisson du monde, et surtout pour penser que leurs conditions de vie sont mauvaises à cause de la Nature. Donc il est impossible de les améliorer.

Ils resteront sagement là où ils sont, en bas comme dit l'autre. L'autre, dont le conseiller est le talentueux producteur de "Popstars" et surtout de "Koh- Lanta", où les protagonistes doivent se battre pour survivre... Jusqu'où iraient-ils pour gagner, si tous les coups étaient permis ? Jusqu'à s'entre-tuer ? Qui le sait ! Mais l'exploitation commerciale de l'aliénation, de la frustration et de la misère en France est autorisée par le CSA, qui continue à jouer avec ses petites figures géométriques de toutes les couleurs et à se demander si "Popstars" est un documentaire de création.

Enfin, nous venons d'apprendre que ce monsieur a signé avec le service public pour l'année prochaine. Décidément, on est coincé de tous les côtés.

Voyez-vous, au début de ce texte, je parlais de Noël... Je voulais intervenir à ce moment-là contre la télé-réalité... Et puis le temps a passé jusqu'à ces jours-ci où a été publiée cette déclaration incroyable de : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible." M. Le Lay exécute les ordres, et il le fait très bien. C'est un très bon technicien. Il n'est pas au service d'un Etat, d'une morale, d'une religion, d'une idéologie... Il est au service de l'argent. C'est un travailleur consciencieux. Il s'applique de toutes ses forces pour que ses riches patrons soient encore plus riches, de plus en plus riches. Il faut, dit-il, vendre du temps de cerveau disponible. Il ajoute : "Et rien n'est plus difficile." Oui, l'humanité résiste encore aux génocides, à la décérébration, à la lobotomie...

Est-ce qu'il n'est pas temps de cesser de pérorer sur nos admirables démocraties occidentales alors que les "maîtres du monde" nous disent ouvertement, sans ciller, que leur but est de vendre du temps de cerveau humain disponible ?

Pourquoi cette déclaration ne fait pas la "une" des journaux ? Pourquoi les intellectuels, les hommes politiques (Fabius avoue ne pas détester "Star Ac'", Copé était prêt à participer au projet de télé-réalité sur les hommes politiques...), les artistes n'abordent-ils pas frontalement ce sujet ?

Est-ce que leur indépendance à l'égard de ces nouvelles organisations du pouvoir du capital a déjà disparu ? Est-ce que le fossé qui sépare les élites de l'immense majorité de notre population est de- venu infranchissable ?

Robert Guédiguian est cinéaste.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 10.08.04


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