Dernier samedi avant Noël. Je regarde la finale de "Star
Academy". Une jolie brune chante et puis pleure, ou l'inverse. Un
jeune homme la regarde, au bord du sanglot, et la serre dans ses
bras de toutes ses forces. Musique... Une autre jeune fille, blonde
cette fois, dans le public, pleure.
Ses larmes coulent, abondantes. Je
m'abandonne. Soudain, en une fraction de seconde, grâce à une erreur
de montage, je m'aperçois qu'un des personnages attend que la caméra
soit sur lui pour étreindre, pleurer et sourire. Et là, j'ai honte
de m'être un instant laissé aller.
Ce personnage veut nous faire croire qu'il ne joue pas. Il fait
là le contraire de ce que je considère comme la plus noble figure de
la représentation, le contraire de l'aparté dans la commedia
dell'arte lorsqu'un acteur interrompt son action, se tourne vers la
salle pour réclamer son approbation, puis reprend l'action laissée
en suspens comme si de rien n'était. La noblesse de cette manière
réside dans le fait qu'elle est destinée à rendre le public
intelligent, maître de lui-même. C'est en pleine possession de ses
moyens qu'il choisira de siffler ou d'applaudir. C'est lui qui
décidera du rapport entre la réalité et la représentation de la
réalité qu'on lui propose.
Dans "Star Academy", comme dans toutes les émissions de ce genre,
il s'agit, à l'inverse, de berner, d'abuser, de manipuler le
public... De l'assujettir en lui faisant croire que la réalité
représentée est la réalité elle-même.
Toutes ces émissions diffusent, distillent, vaporisent sur tous
les sujets qu'on les laisse traiter - et les limites ne cessent de
reculer - un seul message : la réalité est faite de vainqueurs et de
vaincus, de forts et de faibles... La compétition est la vie
elle-même. Elle est affective, psychologique, sexuelle et, bien sûr,
sociale, économique et encore physique, esthétique... Et les
perdants doivent aller embrasser les gagnants car la Réalité leur a
assigné leur place. C'est comme si c'était de l'ordre de la Nature.
Il n'y a donc aucune raison de se fâcher.
Il ne faut pas être devin pour comprendre à qui profite le crime.
Si l'on me démontre que cela n'est pas de l'Idéologie Libérale, de
la Propagande Capitaliste, je veux bien me taire définitivement. Il
faut peut-être à nouveau dire capitalisme, dont le radical
"capital" me paraît mieux indiquer la nature de ce système
que le radical "libre"du mot libéralisme.
J'ai lu, par ci, par là, des analyses sur la télé-réalité dont la
finesse ne sert qu'à masquer l'ambition autoproclamée dans le
mariage contre nature de ces deux mots et de ces deux choses. La
complexité des analyses finit par rejoindre le sens commun... Vous
savez, les idées reçues comme "Tout est dans tout", "Il y a du bon
et du mauvais partout", "Il faut en prendre et en laisser"... Bref,
toutes les idées qui conduisent tout droit à la résignation et au
désengagement.
Ceux qui ont le pouvoir et l'argent, dans l'ordre que vous
préférez, savent cela. Ils ont trouvé un nouveau moyen de garder le
pouvoir et l'argent, toujours dans l'ordre que vous voulez.
Les enfants des actionnaires de nos chaînes de télévision vont à
l'Ecole alsacienne, à l'Ecole de la Légion d'honneur ou je ne sais
quel couvent des Oiseaux. Des lieux où ils ne regardent pas la
télévision que leurs pères fabriquent. Les enfants de nos banlieues
qui regardent ces émissions plus qu'ils ne vont dans les écoles de
notre République auront leur cerveau disponible pour penser que le
Coca-Cola est la meilleure boisson du monde, et surtout pour penser
que leurs conditions de vie sont mauvaises à cause de la Nature.
Donc il est impossible de les améliorer.
Ils resteront sagement là où ils sont, en bas comme dit l'autre.
L'autre, dont le conseiller est le talentueux producteur de
"Popstars" et surtout de "Koh- Lanta", où les protagonistes
doivent se battre pour survivre... Jusqu'où iraient-ils pour gagner,
si tous les coups étaient permis ? Jusqu'à s'entre-tuer ? Qui le
sait ! Mais l'exploitation commerciale de l'aliénation, de la
frustration et de la misère en France est autorisée par le CSA, qui
continue à jouer avec ses petites figures géométriques de toutes les
couleurs et à se demander si "Popstars" est un documentaire de
création.
Enfin, nous venons d'apprendre que ce monsieur a signé avec le
service public pour l'année prochaine. Décidément, on est coincé de
tous les côtés.
Voyez-vous, au début de ce texte, je parlais de Noël... Je
voulais intervenir à ce moment-là contre la télé-réalité... Et puis
le temps a passé jusqu'à ces jours-ci où a été publiée cette
déclaration incroyable de : "Ce que nous vendons à Coca-Cola,
c'est du temps de cerveau humain disponible." M. Le Lay exécute
les ordres, et il le fait très bien. C'est un très bon technicien.
Il n'est pas au service d'un Etat, d'une morale, d'une religion,
d'une idéologie... Il est au service de l'argent. C'est un
travailleur consciencieux. Il s'applique de toutes ses forces pour
que ses riches patrons soient encore plus riches, de plus en plus
riches. Il faut, dit-il, vendre du temps de cerveau disponible. Il
ajoute : "Et rien n'est plus difficile." Oui, l'humanité
résiste encore aux génocides, à la décérébration, à la
lobotomie...
Est-ce qu'il n'est pas temps de cesser de pérorer sur nos
admirables démocraties occidentales alors que les "maîtres du
monde" nous disent ouvertement, sans ciller, que leur but est de
vendre du temps de cerveau humain disponible ?
Pourquoi cette déclaration ne fait pas la "une" des journaux ?
Pourquoi les intellectuels, les hommes politiques (Fabius avoue ne
pas détester "Star Ac'", Copé était prêt à participer au projet de
télé-réalité sur les hommes politiques...), les artistes
n'abordent-ils pas frontalement ce sujet ?
Est-ce que leur indépendance à l'égard de ces nouvelles
organisations du pouvoir du capital a déjà disparu ? Est-ce que le
fossé qui sépare les élites de l'immense majorité de notre
population est de- venu infranchissable ?
Robert Guédiguian est cinéaste.