L'objectif de la réforme Douste-Blazy: réduire la
prise en charge des soins et ficher les patients.
Le malade mis sur le marché
Par Christian LEHMANN
mercredi 04 août
2004
Christian Lehmann médecin généraliste Ainsi de cette nouvelle carte Vitale avec photographie, dont les concepteurs
nous annoncent que le surcoût considérable viendra lourdement grever les
éventuelles économies. Le but n'est pas tant de lutter contre une marginale
fraude, mais de créer un climat, un état d'esprit. De persuader l'opinion
publique que le «trou de la Sécu», qu'on lui annonce phénoménal, est lié
à des comportements déviants, à des «profiteurs» qui utiliseraient la
carte Vitale pour faire soigner toute leur «tribu», suivez mon regard...
Il n'est pas utile ici de générer des économies, il suffit de briser les
solidarités, de désigner l'autre, le pauvre, l'immigré, le «CMUiste...»
comme un parasite du système. Le gouvernement a d'abord choisi, l'an dernier, de
s'attaquer aux plus marginalisés en restreignant l'accès aux soins des
sans-papiers au titre de l'aide médicale d'Etat. Aujourd'hui, il élargit le
champ de la suspicion. Ainsi de cette contribution de 1 euro, laissée à la charge du patient sur
chaque acte médical. Cet euro, lit-on dans la communication du ministère de la
Santé et de la Protection sociale, «marquera la solidarité partagée et
responsabilisera chacun d'entre nous en participant aux frais de soins».
Preuve qu'Orwell est toujours vivant, et sa novlangue particulièrement
appréciée de ceux qui nous gouvernent. Ainsi, faire payer le malade renforcerait
la solidarité ? Faire payer l'accidenté du travail viserait à le responsabiliser
? Bien évidemment, non. Mais cela permet, un temps au moins, de masquer la
réalité, à savoir que ce gouvernement diminue de 5 % la prise en charge des
actes de soins. Et de se plier aux exigences des libéraux pour lesquels chaque
chose a un prix, la santé comme le reste, un prix qu'il serait insupportable de
ne pas répercuter d'une manière ou d'une autre sur le «client», dont on
semble oublier, au passage, qu'il manifeste sa solidarité partagée en
participant aux frais de soins, depuis des dizaines d'années, en versant sur ses
gains une cotisation d'assurance maladie. Ainsi de ce dossier médical personnel, hébergé sur des serveurs centralisés,
dont on nous annonce qu'il «garantira au patient un meilleur traitement et
assurera un suivi plus efficace», sans jamais expliquer que derrière ces
arguments de façade se cache un gigantesque marché. Marché des données de
prescription que se disputeront demain d'énormes compagnies qui ont déjà
racheté, l'un après l'autre, la plupart des logiciels médicaux existants, ce qui
leur permet de «tenir» les bases de données médicamenteuses que le
médecin utilise au moment de rédiger une ordonnance électronique. Marché des
données personnelles médicales auxquelles, prétextant des contraintes de
gestion, les assureurs santé demanderont à accéder. Comment garantir la sécurité
de celles-ci ? Comment garantir que l'assureur santé, qui assure aussi les
achats de véhicules, de logements, ne cherchera pas à profiter de ces données
cruciales pour sa rentabilité ? Ainsi, enfin, du médecin traitant version Douste-Blazy. C'est peut-être là
que l'illusion d'une mesure de réorganisation cohérente a été le mieux
entretenue. Car nombre de pays nordiques ont rationalisé leur système de santé
en l'organisant en fonction des trois niveaux d'accès aux soins : médecin
généraliste de premier recours, spécialiste «consultant» de deuxième
ligne et, enfin, l'hôpital, qui concentre des équipes expérimentées et un
plateau technique sophistiqué. La première tentative de valoriser le libre choix par le patient d'un médecin
généraliste traitant a été tentée par la Caisse nationale d'assurance maladie,
sous le regard intéressé de l'Etat, en 1997, une voie dans laquelle la notion de
«responsabilisation» du patient n'était pas un simple euphémisme pour
faire avaler le déremboursement d'une partie des soins ou la hausse des
cotisations. Patient et médecin généraliste signent conjointement un contrat de
principe, par lequel le patient s'engage à privilégier le recours au médecin
généraliste en première ligne, sans obligation, toutefois. De son côté, le
médecin s'engage à tenir le dossier global du patient et à suivre une formation
médicale continue réellement indépendante de l'industrie pharmaceutique, à
prescrire à bon escient en privilégiant les médicaments les moins onéreux et les
mieux évalués, ainsi qu'à faire bénéficier ses patients du tiers payant, ce qui
dispense ces derniers d'avancer les frais lors des soins. L'assurance maladie
verse alors annuellement au médecin généraliste, en complément du paiement à
l'acte, une prime par patient qui correspond à une forme de reconnaissance du
travail administratif, du travail de formation, du travail accompli hors
consultation. Cette voie, bien qu'optionnelle pour le corps médical, comme son
nom l'indique clairement (option médecin référent, alias OMR), rencontra dès sa
mise en oeuvre l'opposition musclée de la majorité des spécialistes et de
nombreux généralistes qui refusaient de «collaborer» avec les organismes
financeurs, clamant le principe de leur totale indépendance... Les accusations fusèrent contre les référents : «collabos, médecins de
caisse, médecins déférents...». Certains porte-parole de syndicats de
spécialistes n'hésitèrent pas à les menacer de procès, agitant le spectre des
retards de diagnostics liés à la rétention de patients par des généralistes
forcément ignares et incompétents. Car le grand tabou que levait l'option
médecin référent était un tabou si profondément ancré dans les mentalités que
très peu de médecins et de patients l'avaient même jusqu'alors envisagé : la
remise en cause du paiement à l'acte exclusif. D'où probablement, hormis la
méconnaissance habituelle des médecins hospitaliers pour l'exercice de la
médecine générale, l'aveu librement exprimé par le ministre de la Santé lors de
son passage à 100 Minutes pour convaincre, au printemps. Le médecin
référent, «une invention socialiste», avait-il expliqué, n'était pas sa
tasse de thé. Qu'importe que le système du médecin référent ait été mis en place
par Jacques Barrot ! On comprend l'aversion du ministre... Rien de plus
inquiétant, pour des ultralibéraux recouverts d'un mince vernis social, qu'un
système de santé réellement solidaire et renforcé dans sa cohérence. Rien de
plus gênant que ces 7 000 généralistes, ce 1,4 million de patients, impliqués
dans une démarche de soins personnalisée cohérente, favorisée par le tiers
payant. Rien de plus angoissant qu'une relation médecin-patient dans laquelle
l'usage de l'argent est virtualisé, dans laquelle le patient ne paie pas son
obole à chaque consultation, dans laquelle le médecin accepte qu'une partie de
son activité de soins, de tenue du dossier, de prévention, de formation soit
rémunérée de manière forfaitaire par l'organisme d'assurance maladie. Bien au contraire, la réforme Douste-Blazy fragilise le système en rendant la
gestion du tiers payant plus difficile pour les généralistes, en faisant du
dossier médical personnel un instrument de flicage et de punition, et cherche à
étendre la notion de médecin traitant au-delà du généraliste, selon l'exemple
souvent cité du diabétique qui choisirait un endocrinologue comme médecin
traitant, comme si les hommes, les femmes malades se résumaient à une pathologie
(le diabète du 227, l'ulcère perforé du 228, etc.). Mais surtout, là où l'option
référent permet au patient de se soigner sans débourser d'argent, la réforme en
cours instaure de facto un double système d'accès aux soins spécialisés et la
possibilité, pour les médecins spécialistes, de pratiquer des honoraires libres
si le patient n'est pas adressé par son médecin traitant. Là où le système du
médecin généraliste référent cherche à valoriser l'utilisation cohérente du
système de soins par le patient (ce qu'aurait pu mettre en place le ministre en
choisissant d'exonérer de la contribution les patients en option référent), le
système du médecin traitant instaure la pénalisation des assurés comme mode
quotidien d'exercice, manière inélégante et peu solidaire de contourner
l'absence de convention renouvelée entre l'assurance maladie et les
spécialistes. En 1999, la Coalition des industries de services américaine (USCSI) affichait
ses espoirs quant aux négociations du Gatt : «Nous pensons pouvoir progresser
largement dans les négociations afin de dégager les opportunités pour les
compagnies américaines de s'implanter sur les marchés des systèmes de soins
étrangers... Historiquement, les services de santé dans de nombreux pays ont
largement été sous la responsabilité du secteur public. Cette appartenance au
secteur public a rendu difficile l'implantation marchande des industries de
services du secteur privé américaines dans ces pays...» En replaçant
l'argent au coeur de la démarche de soins, en fragilisant les solidarités, en
livrant au privé la gestion des données médicales personnelles, en instaurant
l'insécurité sociale comme mode de gestion, la réforme Douste-Blazy leur ouvre
la voie.
et
romancier.
Dernier ouvrage paru: Patients si vous saviez... Confessions d'un
médecin généraliste (Robert Laffont).
l semble assurément
difficile de réformer le système de santé français. D'autant que, sous couvert
de le sauvegarder, le gouvernement met en place les éléments de sa
marchandisation programmée. Présentées comme de simples mesures de bon sens, les
méthodes utilisées dénaturent en fait la relation médecin-patient en masquant
sous les oripeaux de la solidarité les recettes libérales les plus éculées.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=228268