A 91 ans, la première femme élue au Collège de
France puis à l'Académie des inscriptions et belles-lettres avoue
suivre à la télévision les Jeux Olympiques, car tout est bon pour
susciter le goût de la Grèce ancienne.
Elle est d'une nature heureuse et, dit-elle, ça ne s'arrange pas
avec l'âge ! A 91 ans, à demi aveugle - et donc privée, ou presque,
de la lecture de ses "chers Grecs" -, Jacqueline de Romilly
trouve pourtant le moyen de faire rire. De sa belle voix grave, elle
a donné au téléphone ces indications insolites : "Vous vous
précipiterez vers l'ascenseur A.
Vous y entrerez bravement. Vous
appuierez avec force sur le bouton 7, 4 et 3, et là, vous
constaterez qu'il ne se passe rien !"
Elle reçoit, enjouée, disponible, dans son salon de Passy, à
Paris. Au centre, des lys et des hortensias. Au mur, des livres,
bien sûr : l'intérieur d'une intellectuelle passionnée et
passionnante, toujours à la pointe du combat pour l'enseignement du
grec ancien et des humanités, abonnée depuis l'enfance aux places de
première de la classe.
Elle se souvient des "messieurs" qui venaient au lycée
Molière, à Paris, enseigner le latin et le grec : toute une affaire
dans une école de filles ! Elle est alors, dans les années 1920,
l'une des premières collégiennes à avoir accès aux langues mortes.
Bientôt, elle sera la première fille, à 17 ans, à rafler deux prix
de concours général (latin et grec) ; l'une des premières à entrer à
l'Ecole normale de la rue d'Ulm, à Paris, la première femme élue au
Collège de France puis à l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, et la deuxième, à la suite de Marguerite Yourcenar,
à franchir le seuil du Quai Conti... "Attendez,
rectifie-t-elle malicieusement. A l'Académie, je ne suis pas
entrée du premier coup. J'ai été collée la première fois. C'est
Jacques Laurent qui a été élu. Quand j'ai téléphoné pour avoir les
résultats, le secrétariat m'a dit : "Vous avez eu 16 voix.
Vous savez, c'est beaucoup pour une femme !""
Première de la classe ? Son premier souvenir scolaire reste
pourtant cuisant. "C'était en "Enfantine 2". On nous a demandé
d'écrire nos noms. Je savais un peu écrire, mais je n'ai pas eu le
temps d'aller jusqu'au bout. Le professeur a dit : "Il y a quelqu'un
qui n'a mis que son prénom". Je n'ai pas osé dire que c'était moi.
Encore maintenant, je sens ça comme la faute de ma vie."
A l'époque, Jacqueline de Romilly s'appelle Jacqueline David. Son
père, normalien philosophe, a été tué au front, en 1914 - elle avait
1 an. C'est sa mère, la romancière Jeanne David, qui l'élève.
Elle-même est fille de professeur. Sans métier, elle s'est mise à
écrire - des romans, des pièces de théâtre, des adaptations
radiophoniques - pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille.
Dans cette famille d'intellectuels, la petite Jacqueline a-t-elle
grandi dans le culte des études ? Elle s'insurge en tout cas contre
le mot "famille" : "Il n'y a pas eu de famille. Mon père a
été tué, son frère a été tué, le frère de ma mère a été tué. Je
n'avais ni frère ni sœur. Ça n'était donc pas une famille
d'intellectuels : c'était ma mère et moi, comme une unité."
Cette solitude, pour autant, ne lui a pas pesé pour un sou. "Je
sais que je n'aurais pas dû être heureuse. Eh bien, c'est raté.
L'absence de famille n'a pas été gênante du tout. Un désespoir pour
les psychologues !"
"TÊTE-À-TÊTE AVEC ANDROMAQUE"
Sa première grande joie, c'est le concours général, en 1930.
"Ça a été l'événement de ma vie", dit-elle en apportant un
cahier dans lequel sont collées les coupures de presse de l'époque.
La première est signée Pierre Lazareff. "Toute la presse s'en est
mêlée. Ça a fait du bruit parce que c'était la première année."
A Ulm, elle se retrouve dans la promotion d'André Chastel et de
Roger Caillois, dont elle restera proche.
A peine est-elle nommée professeur à Bordeaux qu'est promulgué le
statut des juifs. Juive, elle l'est à moitié par son père, même si,
dit-elle, "à la maison comme à l'école, on n'en parlait pas, ça
n'existait pas". Elle est interdite d'enseignement. D'autant
qu'elle a rencontré aux éditions Guillaume Budé celui qui deviendra
son mari. Lui est "aux trois quarts juif". Sa famille
s'appelle Worms et possède Le Petit Echo de la mode. "Au
moment de la Révolution française, les Worms avaient acheté le
château de Romilly, ajouté froidement "de Romilly" et s'étaient
appelés Worms de Romilly." Pour les besoins de la cause,
Jacqueline David, devenue Worms de Romilly, laissera tomber Worms
et conservera son nom de femme mariée après son divorce.
Il est des professeurs qui vous marquent pour la vie. De toute
évidence, elle est de ceux-là. On l'écouterait sans fin parler de
Sophocle ou des mésaventures de Déjanire lorsque le centaure Nessus
tente de la violer et qu'elle appelle Héraclès à son secours. Elle
parle de l'enseignement, qui lui manque, du "jeu rigoureux et
propre" que constitue le grec. Elle parle de l'actualité grecque
de cet été et des JO qu'elle suit avec passion parce que tout est
bon pour susciter le goût de la Grèce ancienne. Elle parle des
heures passées en classe, le maître et les élèves entièrement
absorbés dans "un monde à part". Et du "miracle
collectif" qui se produit lorsqu'un texte est devenu clair et
qu'il "entre en soi pour toujours". Les textes,
insiste-t-elle, "font partie de nous-mêmes". Aujourd'hui,
"on veut à tout prix que les enfants sachent ce qui se passe
autour d'eux. Mais quelle merveille de découvrir un monde autre
pendant une heure. Pourquoi tirerait-on davantage d'une rencontre
avec n'importe qui que d'un tête-à-tête avec Andromaque ou Hector
?"
Son coup de foudre à elle, ce fut Thucydide, le plus grand
historien de l'Antiquité. Un amour d'une vie qui ne se dément pas.
C'est pourtant "saugrenu". "C'est un auteur éminemment
masculin, soucieux de guerre et de politique, sans aucune séduction
facile." Mais chaque fois qu'elle reprend La guerre du
Péloponnèse (elle parvient encore à lire avec une machine
grossissante qui lui donne mal à la tête), c'est, dit-elle,
"tellement dense, fort et complet, qu'-elle est-, à
chaque phrase, émerveillée".
Jadis, lors de sa soutenance de thèse à la Sorbonne, un ami qui
assistait à l'épreuve lui avait offert un dessin avec cette mention
ironique : "A Thucy pour la vie". Il ne croyait pas si bien
dire. Entre ses cours, ses nombreux ouvrages - encore aujourd'hui,
elle travaille à un livre sur l'élan démocratique dans l'ancienne
Athènes - et sa défense inlassable du grec, Jacqueline de Romilly
n'a pas vu le temps filer. "J'ai divorcé, je n'ai ni enfant ni
famille. Parfois, je me dis que c'est un peu bête. Mais c'est comme
ça. La vie est passée sans que je fasse attention." Des
regrets ? Point. Il en faudrait plus pour entamer la ferveur et
l'alacrité de cette incroyable grande dame. Le grec rendrait-il
heureux ? A la voir, on en jurerait.
Florence Noiville
Biographie
1913
Naissance à Chartres.
1930
Première fille à obtenir un prix de latin et de grec au concours
général.
1936
Agrégée de grec.
1947
Thèse sur Thucydide.
1973
Collège de France.
1988
Académie française.
La Sainte-Victoire et ses arabesques de
roche
Elle y part dans quelques jours et ne cache pas son impatience.
Le jardin secret de Jacqueline de Romilly, c'est, tout près d'Aix,
sa cachette en Provence. Une "toute petite maison, très secrète,
à flanc de pente, et presque invisible sous les platanes" avec
laquelle elle entretient "un lien étroit". Tout comme avec
la fameuse montagne Sainte-Victoire, chère à Cézanne, Renoir ou
Masson.
Ceux qui, comme elle, peuvent la voir de chez eux - une petite
porte toujours ouverte a été aménagée pour lui servir de cadre - se
sentent, dit-elle, "aussi privilégiés que les Athéniens qui
peuvent, par une fenêtre, apercevoir la silhouette de
l'Acropole".
Dans Sur les chemins de Sainte-Victoire, elle évoque cette
"arabesque de pur rocher" comme "un être vivant" dont
on guette les humeurs. "Je vois encore, dit-elle. Je vois
les couleurs de moins en moins exactement, mais, quelquefois, c'est
presque plus émouvant. C'est comme si j'étais dans une peinture
impressionniste."
La Sainte-Victoire, c'est la permanence : "Je l'aime d'être
là, tutélaire. Je l'aime de combiner la grâce et la durée."
On en dirait tout autant de la Grèce et de la littérature.
Sur les chemins de Sainte-Victoire, éd. de Fallois, 208
p., 19,50 € .