logo libe

Rebonds

Médiatiques
Double meurtre, double oubli

Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 10 septembre 2004



on croit d'abord qu'on a mal entendu. On tend l'oreille. Ce doit être autre chose. Mais non. C'est bien ce que l'on avait compris. Deux inspecteurs du travail ont été tués à coups de carabine, en France, en Dordogne, par un exploitant agricole qu'ils venaient contrôler, et qui a ensuite tenté de se suicider. Et pourquoi croit-on qu'on a mal compris ? Parce que la nouvelle est donnée par le préparateur de cerveaux humains Pernaut dans les profondeurs de son JT de 13 heures, sur TF1. Après l'assaut des forces russes en Ossétie, vendredi dernier à la mi-journée, ce qui se comprend. Mais aussi après l'attente angoissante dans le village des parents de l'otage journaliste Georges Malbrunot, avec interviews de l'oncle de l'otage («Les choses avancent quand même, hein ?»), et de villageois («Je n'en ai pas douté, mais ça va dans la bonne voie»). Après les manifestations de soutien à Chesnot et Malbrunot, avec interviews de passants sur la place de l'Hôtel-de-Ville («C'est honteux de prendre des gens en otage») et du président de Reporters sans frontières. Après la communauté musulmane de Lille qui cultive l'optimisme. Après la désignation («sans surprise», dit le préparateur Pernaut) de Georges Bush comme candidat à la présidentielle américaine. Après l'angoissante attente de l'ouragan en Floride. Donc, trois entrées qui n'apportent aucune information nouvelle sur les otages journalistes français, un reportage de mise en bouche sur les dégâts du cyclone et, enfin, voilà, le préparateur se lance : deux inspecteurs du travail ont été tués en France.

On croit encore qu'on a mal entendu. Cela tient à des riens. Au fait, par exemple, que le reportage ne nous donne pas les noms des deux inspecteurs. Sur l'agriculteur meurtrier, on connaît tout. Son nom, bien entendu. Ses difficultés financières. Son espoir déçu quand il avait cru trouver un repreneur pour l'exploitation et pouvoir ainsi partir en retraite, avant de se heurter au refus du tribunal. On entend un voisin de l'agriculteur, le maire du village. Mais les visages des deux victimes, on ne nous les montrera pas. A jamais, ils resteront anonymes. Les proches des deux victimes, leur douleur, nous ne les verrons pas. On n'interrogera pas de passants dans leurs villages à eux, qui puissent nous rappeler quels bons voisins ils étaient, qui puissent dire devant une boulangerie ou une fontaine que c'est honteux de tuer des inspecteurs du travail. Un modèle de sobriété informative. A étudier dans les écoles. Pas de mise en scène. Pas de trémolos. Pas d'envoyé spécial pour faire le point de l'avancée de l'enquête. Pas de sanctification des victimes. Sauf à considérer que la victime, c'est l'agriculteur. Avec ses problèmes de financement, sa retraite, son jugement.

A la grande distribution d'émotion du JT, chacun a pourtant droit à sa petite part. Chacun. Même les fabricants de médicaments homéopathiques. Même les cafetiers nîmois menacés par la possible suppression du lundi de Pentecôte. Chacun. Sauf les deux inspecteurs du travail abattus dans une ferme de Dordogne. Bon. S'agissant des préparateurs de cerveaux de TF1, la chose n'étonne pas. Ils ont dû juger que l'émotion des collègues ou des proches des inspecteurs du travail tués n'était pas très préparatrice à la consommation de Coca-Cola. Moins préparatrice que d'autres. Que celle d'un collègue de gendarme ou de policier pareillement tué dans l'exercice de ses fonctions, par exemple. Mais en face ? Sur les chaînes du service public ? La vérité oblige à dire que le double meurtre n'a pas mobilisé davantage. Pareillement relégué aux profondeurs du JT. A l'exception d'un reportage de France 2 qui donne la parole à la standardiste bouleversée d'une des deux victimes, toute trace d'émotion est absente. De même, aucun sujet ne nous rappelle pourquoi les inspecteurs du travail vont contrôler les cueilleurs de prunes. Sur l'ampleur du phénomène du travail clandestin chez les saisonniers de l'agriculture, sur le manque à gagner que provoque le travail clandestin pour les finances de l'Etat, nous ne saurons rien.

Quelques jours plus tard, se déroulent les obsèques. Mais les obsèques non plus ne sont pas jugées médiatiquement exploitables. Pas moins de quatre ministres y participent, nous révèle pourtant Christophe Hondelatte au nouveau 13 heures de France 2, en dévoilant quelques secondes une fugitive image de voitures. Quelques secondes, pas davantage. Dommage. Un face-à-face percutant sur l'avenir de l'inspection du travail, par exemple, ou bien le «coup de gueule» d'un collègue des victimes eussent été une première occasion éclatante de marquer la différence du service public avec les préparateurs de cerveaux d'en face. Mais la cérémonie n'a même pas droit à un reportage à part entière. Pas comme les policiers ou les gendarmes tués, eux aussi, dans l'exercice de leur mission. Là, le téléspectateur a droit aux femmes, aux enfants, aux obsèques officielles. Là, le préparateur Pernaut compatit, et dépêche sa grosse machinerie à recueillir les sanglots des familles, des concitoyens, des buralistes. Il y a les émotions médiatiquement légitimes, et les autres. Pompiers, gendarmes, policiers, journalistes, voyagent sur le pont supérieur. Pas les inspecteurs du travail, relégués dans les soutes.

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=237510

 

© Libération