Médiatiques
Double meurtre, double oubli
Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 10 septembre 2004
On
croit encore qu'on a mal entendu. Cela tient à des riens. Au fait, par
exemple, que le reportage ne nous donne pas les noms des deux
inspecteurs. Sur l'agriculteur meurtrier, on connaît tout. Son nom,
bien entendu. Ses difficultés financières. Son espoir déçu quand il
avait cru trouver un repreneur pour l'exploitation et pouvoir ainsi
partir en retraite, avant de se heurter au refus du tribunal. On entend
un voisin de l'agriculteur, le maire du village. Mais les visages des
deux victimes, on ne nous les montrera pas. A jamais, ils resteront
anonymes. Les proches des deux victimes, leur douleur, nous ne les
verrons pas. On n'interrogera pas de passants dans leurs villages à
eux, qui puissent nous rappeler quels bons voisins ils étaient, qui
puissent dire devant une boulangerie ou une fontaine que c'est honteux
de tuer des inspecteurs du travail. Un modèle de sobriété informative.
A étudier dans les écoles. Pas de mise en scène. Pas de trémolos. Pas
d'envoyé spécial pour faire le point de l'avancée de l'enquête. Pas de
sanctification des victimes. Sauf à considérer que la victime, c'est
l'agriculteur. Avec ses problèmes de financement, sa retraite, son
jugement. A la grande distribution d'émotion du JT, chacun a
pourtant droit à sa petite part. Chacun. Même les fabricants de
médicaments homéopathiques. Même les cafetiers nîmois menacés par la
possible suppression du lundi de Pentecôte. Chacun. Sauf les deux
inspecteurs du travail abattus dans une ferme de Dordogne. Bon.
S'agissant des préparateurs de cerveaux de TF1, la chose n'étonne pas.
Ils ont dû juger que l'émotion des collègues ou des proches des
inspecteurs du travail tués n'était pas très préparatrice à la
consommation de Coca-Cola. Moins préparatrice que d'autres. Que celle
d'un collègue de gendarme ou de policier pareillement tué dans
l'exercice de ses fonctions, par exemple. Mais en face ? Sur les
chaînes du service public ? La vérité oblige à dire que le double
meurtre n'a pas mobilisé davantage. Pareillement relégué aux
profondeurs du JT. A l'exception d'un reportage de France 2 qui donne
la parole à la standardiste bouleversée d'une des deux victimes, toute
trace d'émotion est absente. De même, aucun sujet ne nous rappelle
pourquoi les inspecteurs du travail vont contrôler les cueilleurs de
prunes. Sur l'ampleur du phénomène du travail clandestin chez les
saisonniers de l'agriculture, sur le manque à gagner que provoque le
travail clandestin pour les finances de l'Etat, nous ne saurons rien. Quelques
jours plus tard, se déroulent les obsèques. Mais les obsèques non plus
ne sont pas jugées médiatiquement exploitables. Pas moins de quatre
ministres y participent, nous révèle pourtant Christophe Hondelatte au
nouveau 13 heures de France 2, en dévoilant quelques secondes une
fugitive image de voitures. Quelques secondes, pas davantage. Dommage.
Un face-à-face percutant sur l'avenir de l'inspection du travail, par
exemple, ou bien le «coup de gueule» d'un collègue des victimes eussent
été une première occasion éclatante de marquer la différence du service
public avec les préparateurs de cerveaux d'en face. Mais la cérémonie
n'a même pas droit à un reportage à part entière. Pas comme les
policiers ou les gendarmes tués, eux aussi, dans l'exercice de leur
mission. Là, le téléspectateur a droit aux femmes, aux enfants, aux
obsèques officielles. Là, le préparateur Pernaut compatit, et dépêche
sa grosse machinerie à recueillir les sanglots des familles, des
concitoyens, des buralistes. Il y a les émotions médiatiquement
légitimes, et les autres. Pompiers, gendarmes, policiers, journalistes,
voyagent sur le pont supérieur. Pas les inspecteurs du travail,
relégués dans les soutes.n
croit d'abord qu'on a mal entendu. On tend l'oreille. Ce doit être
autre chose. Mais non. C'est bien ce que l'on avait compris. Deux
inspecteurs du travail ont été tués à coups de carabine, en France, en
Dordogne, par un exploitant agricole qu'ils venaient contrôler, et qui
a ensuite tenté de se suicider. Et pourquoi croit-on qu'on a mal
compris ? Parce que la nouvelle est donnée par le préparateur de
cerveaux humains Pernaut dans les profondeurs de son JT de 13 heures,
sur TF1. Après l'assaut des forces russes en Ossétie, vendredi dernier
à la mi-journée, ce qui se comprend. Mais aussi après l'attente
angoissante dans le village des parents de l'otage journaliste Georges
Malbrunot, avec interviews de l'oncle de l'otage («Les choses avancent quand même, hein ?»), et de villageois («Je n'en ai pas douté, mais ça va dans la bonne voie»). Après les manifestations de soutien à Chesnot et Malbrunot, avec interviews de passants sur la place de l'Hôtel-de-Ville («C'est honteux de prendre des gens en otage») et
du président de Reporters sans frontières. Après la communauté
musulmane de Lille qui cultive l'optimisme. Après la désignation («sans surprise»,
dit le préparateur Pernaut) de Georges Bush comme candidat à la
présidentielle américaine. Après l'angoissante attente de l'ouragan en
Floride. Donc, trois entrées qui n'apportent aucune information
nouvelle sur les otages journalistes français, un reportage de mise en
bouche sur les dégâts du cyclone et, enfin, voilà, le préparateur se
lance : deux inspecteurs du travail ont été tués en France.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=237510