a
belle opération ! Pendant que France 2 se consacrait aux Jeux
olympiques, TF1 sautait sur la libération de Paris. Elle kidnappait
Jérôme Savary, le général Leclerc, le capitaine Dronne et sa colonne,
de Gaulle et von Choltitz, les soldats aux joues maculées de rouge à
lèvres, les filles en socquettes blanches, les Espagnols et les
Africains. Elle s'accaparait l'immense émotion des images de la
libération de Paris, l'émotion sacrée de De Gaulle, l'émotion intacte
soixante ans après. Et les enrôlait. Où donc ? Dans l'immense armée des
préparateurs de cerveau humain. Car il va être désormais difficile de
regarder TF1 sans garder en mémoire, en filigrane, l'aveu de son
président, Patrick Le Lay, au début de l'été : «A la base, le
métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son
produit. Or, pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le
cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour
vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le
détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à
Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.»
Certes,
cela allait sans dire. Mais cela va tellement mieux en le disant !
Donc, si TF1 a choisi de diffuser les cérémonies de la libération de
Paris, il faut croire qu'elle parie que l'émission rendra les cerveaux
humains disponibles. D'ailleurs pourquoi seulement évoquer le Coca ? Il
n'y a tout de même pas que le Coca-Cola, dans la vie. Ce soir-là, par
exemple, il y avait aussi la nouvelle brosse révolutionnaire à récurer
les toilettes à prix exceptionnel. Le pistolet surpuissant au savon de
Marseille diaboliquement efficace. Le shampoing pour cheveux cassés. Le
somptueux coffret de Frères des ours en édition de prestige.
Les répliques exactes en métal injecté des motos les plus célèbres au
monde. L'antitranspirant qui ne laisse aucune trace blanche. Le crédit
Cetelem. A la place de Monsieur Nouvelle brosse à toilettes ou de
Monsieur Métal injecté, on serait furieux contre le patron de TF1.
Quels
sont les programmes qui garantissent la meilleure préparation ? D'abord
les plus insignifiants, bien sûr. C'est la recette de base : Marjolaine et les millionnaires,
les grimaces de Dechavanne. Mais cela ne saurait suffire. Cette soupe
d'insignifiance doit être pimentée de quelques pointes d'émotion. Car
le cerveau humain, machinerie hélas complexe, a tout de même besoin de
quelques émotions. Nostalgie, frisson, attendrissement : on va donc les
lui fournir. Et par ici Savary ! Et par ici la minute quotidienne de
fournaise irakienne, le mausolée d'Ali : sera pris, sera pas pris ? Et
par ici le foot et ses déclinaisons, par exemple en plein été le
retrait de Zidane. Mais, attention. De l'émotion oui, mais pas
n'importe laquelle. TF1 ne veut connaître que de la Grande Emotion
Nationale, nettoyée de tout ce qui pourrait la perturber. Ainsi, en
montrant la foule qui accueillait de Gaulle, on préférera ne pas
rappeler qu'une foule identique acclamait Pétain, en visite à Paris,
quelques mois plus tôt. En célébrant saint Zidane, on évitera toute
allusion trop lourde aux contrats commerciaux dudit footballeur.
Mais
on ne peut pas toujours tout gommer. La pluie, par exemple. La pluie
est l'ennemie des préparateurs. Dans un JT normal, on peut la contrer.
Ainsi, considérons les journaux estivaux de TF1 (comme des autres
chaînes). C'est un art, le JT estival, celui qui donne l'impression que
la planète entière est enduite de crème solaire. Un chef-d'oeuvre de
préparation. Rien ne prépare un cerveau humain comme le spectacle
d'autres cerveaux humains bien préparés. A croire qu'ils se flairent
entre eux. Et, donc, il y fait toujours beau. Quand il s'agit
d'illustrer le tourisme à la ferme, la vogue du parapente... il fait
toujours beau dans les JT même quand, dans la réalité, il pleut à
verse. Il faut croire que le reportage ensoleillé rend le cerveau
humain disponible. A l'inverse, les scientifiques de TF1 ont sans doute
établi que le reportage estival pluvieux rendait le cerveau humain
râleur. Ou simplement songeur, ce qui revient au même. Un cerveau
songeur n'est pas totalement disponible.
Mais la pluie est
parfois imparable. En direct, par exemple. Funeste anniversaire de la
Libération ! La pluie, qui menaçait depuis le matin, interrompit
soudain la chanson de Mireille Mathieu. Sur les imperméables des
ministres et des corps constitués, ruisselaient des trombes de fin du
monde. A croire qu'elle se vengeait, la pluie, d'être habituellement
tenue à l'écart de TF1. Du coup, le cerveau du téléspectateur de TF1
était troublé. Il vagabondait sur la mèche rebelle de Villepin
(s'effondrera ? s'effondrera pas ?), sur l'océan des parapluies. Il
s'affligeait et se réjouissait à la fois. Il était attaqué par des
émotions parasites, non prévues par TF1. Les préparateurs tentaient
bien d'arranger le coup. Diable, la nouvelle brosse attendait ! Et le
pistolet surpuissant ! Et le somptueux coffret ! Ils expliquaient que
Mireille Mathieu, immense artiste, devait être très triste de cette
interruption. Ils tentaient de rétablir la belle préparation, saccagée
par la pluie, avec des mots de TF1, des techniques de TF1.
Héroïquement, ils tentaient de rattraper le troupeau de cerveaux
humains en déroute. Mais rien à faire. Les cerveaux vagabondaient par
millions comme escargots dans la prairie. Ce jour-là, la Résistance à
TF1, c'était la pluie.