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les plus jeunes, rappelons les faits. En 1986, la première chaîne de
télévision alors encore de service public est mise aux enchères aux
fins de privatisation, avec, comme critère déterminant d'attribution le
«mieux disant culturel». A l'étonnement des spécialistes, c'est le
groupe Bouygues qui l'emporta. Il n'avait aucune expérience des médias.
Le
feuilleton vient de s'enrichir d'un nouvel épisode. Il y a peu, les
éditions du Huitième Jour ont publié un passionnant opuscule : les Dirigeants face au changement, qui constitue un baromètre entrepreneurial de l'année 2004.
Une
chorale libérale plurielle : la partition est naturellement préfacée
par le président du Medef, Ernest-Antoine Seillière, devenu récemment
deuxième éditeur national. Aux côtés de Michel Pébereau (BNP), de
Patrick Ricard (Pernod-Ricard), Philippe Germond (Alcatel), Henri de
Castries (Axa), etc., Patrick Le Lay définit sa stratégie industrielle,
financière, boursière. «Il y a beaucoup de façons de parler de la
télévision. Mais dans une perspective "business", soyons réalistes : à
la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à
vendre son produit. Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il
faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions
ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le
divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que
nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.
Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité.»
Ces
déclarations ont suscité parmi «les professionnels de la profession»,
une réelle émotion, se traduisant, hélas, souvent par des mises en
cause personnelles. Ici on s'est exclamé : «Vous le connaissez, Patrick Le Lay est un provocateur, il exagère toujours, ça n'a donc pas beaucoup d'importance.»
Là, au contraire, on a fustigé avec force le président de TF1 dénonçant
son cynisme, son mépris, son arrogance ! Ces attaques, faciles et
convenues, rassurent à bon compte leurs auteurs. A terme,
paradoxalement, en confortant le personnage dans sa caricature, elles
constituent presque un rideau de fumée.
Les déclarations de
l'animateur de la première télévision européenne, propriétaire
notamment d'Eurosport, de LCI, d'Odyssée, de TV Breizh, de la majorité
du bouquet de chaînes TPS, actionnaire de Métro - un rêve, un quotidien
sans journaliste -, ne s'exprime pas pour amuser la galerie. C'est sa
vérité. La conséquence d'une impitoyable concurrence. Revenons un
instant en arrière.
En 2001, sincèrement outré par la diffusion de Loft Story sur M6, le président de TF1 prend sa plume et dans le Monde pourfend «une
émission du type "Big Brother", c'est-à-dire un programme fondé sur
l'enfermement pendant une longue période d'hommes et de femmes vivant
24 heures sur 24, sous l'oeil de caméras faisant fi de toute intimité.
(...) Aux responsables d'associations familiales de décider si Loft Story
et ses sous-produits pornographiques mettent en cause la protection de
l'enfance. (...) Au CSA de dire si une chaîne généraliste en clair peut
diffuser à une heure où une majorité d'enfants regardent la télévision,
un programme incitant des jeunes gens à former un couple temporaire par
appât du gain. (...) Cette évolution est-elle compatible avec la
sauvegarde de l'exception culturelle française ?»
Tout était
dit et bien dit. Les problèmes soulevés par la télé-poubelle étaient
abordés avec pertinence, gravité, mesure, démontrant que Patrick Le Lay
n'est pas nécessairement un cynique provocateur. Trois ans après, le
même homme déclare : «Nous avons signé avec Endemol pour un concept
plus soft d'émission de real-tv, avec des valeurs plus positives de
travail et de réussite artistique : la Star Academy (...). Nous
n'en sommes pas peu fiers. Nous enregistrons les meilleures audiences
de l'année chez les jeunes, et c'est un programme qui n'est absolument
pas déshonorant par rapport à notre image, au contraire. Pour moi,
c'est l'exemple même d'une réactivité maîtrisée.»
Patrick Le Lay ment. Nous savons, le président de TF1 sait, que les émissions diffusées sur sa chaîne sont de même nature que Loft Story. Probablement pires, avec la Ferme et Koh-Lanta. La règle, c'est l'élimination. Pour survivre, il faut tuer. Lorsque, il y a vingt ans, Yves Boisset réalisait le Prix du danger,
il s'agissait d'un film de science-fiction. Aujourd'hui, la
trash-télévision véhicule violence, pornographie, règne du plus fort,
destruction. C'est la réalité. Il faut remercier Patrick Le Lay de
s'exprimer sans langue de bois. Dans un article remarquable, Robert
Guédiguian s'interroge : pourquoi médias et hommes politiques sont-ils
si... prudents après ces déclarations ?
Je propose deux pistes de
réflexion. Dans le même temps où Patrick Le Lay s'expliquait sur son
«métier», on apprenait que TF1, Bouygues et le groupe Figaro récemment
racheté par Serge Dassault, étaient en négociation pour s'associer...
La puissance de l'ensemble a semé l'effroi dans toutes les rédactions.
L'alliance du béton armé et de l'avionneur militaire, groupes dont la
force économique est due aux marchés d'Etat n'a pas - encore - abouti.
Elle est cependant dans l'air du temps. Chaque concentration réduit la
liberté des journaux et nie celle des journalistes. La prudence des
hommes politiques s'explique tant ils craignent la force de frappe
médiatique du groupe Bouygues et lui mangent donc dans la main. Nous
n'exagérons pas. La renationalisation de TF1 figurait dans le programme
du Parti socialiste pour les élections présidentielles de 1988. Navarro
en rit encore...
En 1995, la chaîne mène campagne pour Edouard
Balladur. Elu, Jacques Chirac promet aux dirigeants de TF1 «les mines
de sel». Ce furent des mines d'or. Il suffit que le patron de TF1
tonne, menace, exige, pour que les gouvernements de droite, de gauche,
cèdent.
Cornelius Castoriadis pointait avec lucidité la «montée de l'insignifiance»
qu'il expliquait par l'accord fondamental entre droite et gauche sur le
modèle libéral. Jusqu'alors, l'exception culturelle, cahin-caha, a tenu
bon face aux coups de boutoir des intégristes de l'économie de marché.
Cette fois, les digues de résistance commencent à céder. Les patrons
délocalisent leurs usines, les dirigeants de TF1 décervellent. C'est le
même credo. Les artistes, les créateurs sont maintenant sur le même
plan que les salariés. C'est l'égalité par la violence.
Certes,
il subsiste, il subsistera des exceptions, des cache-sexe : quelques
films dits «haut de gamme» en échange du brouet des films formatés ;
certes, il y a le service public. Certes. Mais l'incroyable pression,
par régie publicitaire interposée du modèle économique, a des
conséquences catastrophiques sur les programmes. Il faudra y revenir.
C'est dire si les propos de Patrick Le Lay doivent être pris au
sérieux. Tous les systèmes totalitaires ont voulu dominer le cerveau de
l'homme, à commencer par celui des enfants. Le cerveau, c'est le coeur
du citoyen, le moteur de la démocratie. La barbarie libérale menace les
bases mêmes de la civilisation. Il s'agit de nos libertés. Toute la
société est concernée.