«Je reconnais que cette formule était un peu caricaturale et étroite.» Dans Télérama d'aujourd'hui, Patrick Le Lay, PDG de TF1, commence par un semblant de repentance. Au lieu de son désormais célèbre : «Le
métier de TF1 c'est d'aider Coca-Cola à vendre son produit (...). Ce
que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain
disponible», il fallait plutôt lire, explique-t-il : «Le métier de TF1, c'est l'information et le programme.» Mais quelques lignes plus loin, il remet ça, dans des termes à peine plus diplomatiques que l'original : «Pour les annonceurs, le temps d'antenne ne représente rien d'autre que des "contacts clients". De l'attention humaine.»
La première formule disait exactement la même chose mais elle avait le
mérite d'être claire. Parcours d'une petite phrase qui n'a pas fini de
faire des bulles.
Beau linge. La Route des Cisterciens, le Mont-Saint-Michel, Merveille de l'Occident...
D'ordinaire, les livres que publie Evelyne Demey, directrice et
fondatrice il y a quatre ans des éditions du Huitième Jour, ne font pas
un tel foin. Le bouquin où Le Lay vend la mèche, les Dirigeants face au changement, est «une manière de diversifier [son] activité». L'auteur
? EIM, pour Executive Interim Management, un cabinet international de
conseil en entreprise représenté par quatre personnes en France dont
Michel Chevalier, une «connaissance» d'Evelyne Demey. Le livre
sort le 5 juin préfacé par Ernest-Antoine Seillière. Outre le patron de
TF1, on y croise du beau linge qui évalue l'impact pour les entreprises
de «la crise boursière, la récession économique, les scandales financiers» :
Henri de Castries (Axa), Michel Pebereau (BNP-Paribas), Henri Lachmann
(Schneider) ou encore Philippe Germond (Alcatel)... Une riante
littérature, du moins si l'on kiffe le CAC 40.
Le livre, destiné
à un public restreint, passe inaperçu jusqu'au 9 juillet. Ce jour-là,
en fin d'après-midi, alors que les négociations pour une entrée de TF1
dans la Socpresse de Serge Dassault (le Figaro, etc.) battent son plein, tombe sur l'AFP une dépêche destinée à éclairer cette actualité. Elle est titrée : «Le Lay : le métier de TF1, "c'est d'aider Coca-Cola à vendre son produit".»
L'auteure de la dépêche, Christine Pouget, journaliste spécialiste des
médias, n'est pas tombée sur la citation de Le Lay par hasard. «Quelqu'un» a attiré son attention sur la phrase en ces termes : «Tout TF1 est là.» «Quelqu'un», mais qui ? Interrogée par Libération,
la journaliste ne livre pas sa source. Certains soupçonnent un
informateur venu de la Socpresse et menacé par la prise de contrôle du
groupe par Dassault.
Questions zappées. Libération rend compte de la dépêche dans son édition du samedi 10 juillet («Patrick Le Lay décerveleur»), suivi du Monde puis de Charlie Hebdo,
et la phrase fait son chemin. Des protestations se font entendre : des
réalisateurs de télé, la Scam (Société civile des auteurs
multimédia)... En deux mois, au creux de l'été, plus de 3 000
exemplaires sont vendus et une réimpression est en cours. A la
conférence de rentrée de M6, le patron de la chaîne, Nicolas de
Tavernost, interrogé sur la saillie de Le Lay, botte en touche. A celle
de France Télévisions, le président Marc Tessier affirme faire «appel à l'intelligence plus qu'à la capacité de consommation des téléspectateurs».
Lors de la présentation des programmes de TF1, Le Lay est là mais,
alors que c'est la coutume, la séance des questions des journalistes
est zappée.
Il faut attendre son interview dans Télérama pour qu'il s'explique enfin sur cette phrase dont, affirme-t-il, «tous les journaux parlent depuis deux mois sans même avoir eu la curiosité de [l']appeler». On aura donc oublié de lui transmettre la demande d'entretien formulée par Libération dès la mi-juillet...
Faux-derche,
Le Lay remet en cause les conditions de l'entretien avec les auteurs du
livre (qui n'ont pas souhaité répondre à nos questions) : «Ce
n'était pas une interview officielle. (...) Je ne me retrouve pas dans
les propos qu'on me prête : on me transforme en marchand de cerveaux.»
A TF1, on affirme que l'agenda de «PLL» ne garde pas trace du
rendez-vous et qu'il n'a pas relu ses citations. Bizarre, alors que les
autres patrons interrogés dans le livre ont pu relire et valider leurs
propos. Mais la petite phrase de Le Lay n'étonne pas son entourage : «Patrick est parfois pessimiste, et dans ces moments-là il lui arrive de verser dans le cynisme.»
«Quête de sens». Dix-sept ans après la privatisation de TF1, après des lustres d'émissions trash maquillées derrière la «quête de sens»,
son PDG a enfin lâché le morceau avec sa sortie sur Coca-Cola. Il n'a
pas été saisi d'un besoin urgent de confession : il s'exprime tout
simplement dans un ouvrage de patrons destiné à des patrons. Et sa
maigre tentative de rattrapage dans Télérama n'y change rien.
Pour mémoire, en 1986, à l'Assemblée nationale, le ministre de la
Culture François Léotard établissait le critère de sélection des
candidats à la privatisation de TF1 : «C'est le mieux-disant culturel qui les départagera.»