Pour la première fois dans l'Hexagone, 36 000
personnes de plus de 18 ans ont été interrogées de 1999 à 2003 : 11
% d'entre elles ont connu récemment un épisode dépressif ; 12,8 %
ont déclaré souffrir d'anxiété généralisée. Les risques de suicide
sont plus élevés que le laissaient croire les estimations.
Ses concepteurs la définissent comme un "baromètre" de la
santé mentale, une "photographie spontanée" de l'importance
des troubles psychiques dans la société. Pour la première fois en
France, une enquête épidémiologique de grande ampleur a été conduite
afin de connaître la prévalence des troubles mentaux dans la
population âgée de plus de 18 ans.
Réalisée par le centre collaborateur de l'Organisation mondiale
de la santé (Ccoms) avec l'aide de la direction de la recherche, des
études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de
la santé, l'enquête "Santé mentale en population générale" (SMPG),
rendue publique vendredi 22 octobre, a été menée entre 1999 et 2003
auprès de 36 000 personnes sollicitées dans la rue par des équipes
de terrain. Inédite par son ampleur et sa représentativité, cette
étude aboutit à des résultats relativement élevés : 11 % des
personnes interrogées ont ainsi été repérées comme ayant connu un
épisode dépressif dans les deux semaines précédant l'enquête et 12,8
% ont déclaré souffrir d'anxiété généralisée depuis les six derniers
mois.
Reprenant la classification internationale des maladies (CIM) de
l'OMS, l'enquête SMPG définit l'épisode dépressif comme "la
persistance chez l'individu d'au moins quatre symptômes"
dépressifs pendant les quinze derniers jours. Une personne sur
dix correspond donc à cette catégorie dans l'enquête, sachant que,
pour 6 % d'entre elles, ce trouble dépressif est considéré comme
"récurrent" au cours de leur vie. Récurrents ou non, ces
épisodes dépressifs sont plus fréquemment repérés chez les femmes
ainsi que chez les personnes veuves, divorcées ou célibataires : une
personne divorcée a 2,2 fois plus et un célibataire 1,5 fois plus de
risques d'en avoir connu un qu'une personne mariée.
Le chômage constitue le deuxième facteur le plus corrélé aux
épisodes dépressifs : une personne au chômage présente deux fois
plus de risques d'avoir connu un épisode dépressif qu'une personne
en emploi au moment de l'enquête, et ce, quelle que soit la
catégorie socioprofessionnelle (CSP). "Qu'on soit cadre au
chômage ou ouvrier au chômage ne présente pas de différence,
commente Aude Caria, psychologue et responsable méthodologique de
l'enquête. C'est le fait d'être au chômage qui
prévaut."
"MAL-ÊTRE AMBIANT"
D'après l'enquête, l'appartenance à telle ou telle CSP ne
constitue pas une variable significative en matière de troubles
psychiques. En revanche, le niveau d'études apparaît comme un
facteur discriminant : les personnes ayant fait des études
supérieures sont deux fois moins dépistées que les personnes ayant
un niveau d'études primaires.
Qualifiés d'"importants dans l'absolu" par le docteur Yves
Lecrubier, psychiatre et chercheur à l'Inserm, les résultats de
l'enquête ne signifient pas qu'une personne sur dix souffre, en
France, de dépression. "Le chiffre de 11 % de personnes ayant
fait un épisode dépressif est élevé car il englobe des individus qui
présentent des pathologies relativement minimes", explique le
docteur Lecrubier.
Lors d'une première phase exploratoire de l'enquête, les
chercheurs ont décelé que parmi les personnes présentant un trouble
identifié par l'enquête, seules 30 % ont le sentiment d'être
malades. A l'autre extrémité du spectre, 30 % des personnes qui
présentent un épisode dépressif ont été recensées dans la catégorie
"trouble anxieux généralisé". "On peut penser qu'il s'agit là des
dépressions les plus sévères, celles dont l'évolution est la plus
grave et qui impliquent un risque suicidaire élevé", indique le
docteur Lecrubier.
Le deuxième résultat important isolé par l'enquête SMPG a trait
aux symptômes d'anxiété généralisée survenus dans les six derniers
mois. Ceux-ci concerneraient 12,8 % de la population âgée de plus de
18 ans, un chiffre plus élevé que dans les études épidémiologiques
internationales. Pour Dominique Servant, chef de service d'une
consultation "Stress et anxiété" au CHU de Lille, ces résultats sont
sans doute surévalués "au regard de la forme psychiatrique
médicale du trouble anxieux généralisé, qui caractérise des
personnes véritablement parasitées par leurs angoisses".
Les résultats n'en sont pas moins significatifs : "Il faut les
mettre en regard avec le nombre d'arrêts de travail et la
surconsommation de psychotropes dans le pays, analyse le docteur
Servant. Ils traduisent le mal-être ambiant, la réalité d'une
anxiété diffuse, chronique, qui est un problème qui touche
énormément de personnes."
SPÉCIALISTES PRUDENTS
Les résultats de l'enquête SMPG sont moins surprenants en ce qui
concerne les troubles psychotiques, évalués à 2,8 % de la population
et qui touchent majoritairement les hommes. En revanche, ils
apportent un éclairage nouveau sur la question du suicide en France.
Alors que 11 000 suicides et 160 000 tentatives sont recensés chaque
année en France, l'enquête a isolé un risque suicidaire élevé chez
1,9 % des personnes interrogées. 0,7 % d'entre elles déclare ainsi
avoir fait une tentative de suicide au cours du mois écoulé - un
chiffre très important.
"Nous avons là une bonne indication de la sous-estimation, qui
doit être de 30 %, du nombre de tentatives de suicide recensées
chaque année", explique le docteur Guillaume Vaiva, spécialiste
du suicide et responsable d'une unité Inserm. 7,8 % des personnes
interrogées déclarent avoir déjà fait une tentative de suicide dans
leur vie, soit 6,4 % des hommes et 9,1 % des femmes. "Cela
confirme que nous avons, en France, un problème spécifique avec le
suicide", estime le docteur Vaiva, qui rappelle qu'il s'agit de
la troisième cause de mortalité dans le pays.
Face à l'ampleur des chiffres de l'enquête, les spécialistes
restent prudents. "C'est un peu tôt pour tirer les premières
conclusions définitives, explique le docteur Jean-Roelandt,
responsable scientifique de l'étude et directeur du Ccoms. C'est
un outil de détection qu'il nous faut maintenant préciser."
Après une première phase d'étude, les chercheurs vont exploiter,
courant 2005, les données collectées auprès de chaque personne
dépistée. Les données concernent le sentiment d'être malade,
l'impact des troubles sur le fonctionnement social (travail,
famille, relations), les recours thérapeutiques utilisés et la
satisfaction perçue par rapport à ces recours. Avec pour ambition
d'affiner toujours plus le diagnostic sur l'état de santé mentale de
la société française.
Cécile Prieur
Les symptômes des différentes pathologies
Les définitions retenues par l'enquête sont issues de la
classification internationale des maladies (CIM10) de
l'OMS.
Episode dépressif : trouble de l'humeur caractérisé par
la persistance de plusieurs symptômes (au moins quatre) durant au
moins deux semaines. Les symptômes principaux sont la présence d'une
humeur dépressive anormale, d'une diminution marquée de l'intérêt ou
du plaisir ainsi que d'une réduction de l'énergie ou d'une
augmentation de la fatigabilité.
Trouble dépressif récurrent : trouble caractérisé par
la survenue répétée d'épisodes dépressifs, en l'absence de tout
antécédent d'épisodes indépendants d'exaltation de l'humeur et
d'augmentation de l'énergie (qualifiés de manie).
Anxiété généralisée : anxiété généralisée et
persistante qui ne survient pas exclusivement, ni de façon
préférentielle, dans une situation déterminée (l'anxiété est dite
alors "flottante"). Le patient se plaint de nervosité permanente, de
tremblements, de tension musculaire, de transpiration, d'un
sentiment de "tête vide", de palpitations, d'étourdissements et de
gêne épigastrique. Le sujet a peur que lui-même ou l'un de ses
proches tombe malade ou ait un accident.
Syndromes psychotiques : le syndrome psychotique est
caractérisé par la perte du contact avec la réalité, la
désorganisation de la personnalité et la transformation délirante du
vécu. Les psychoses chroniques regroupent les délires chroniques, la
schizophrénie, le délire paranoïaque et la psychose hallucinatoire
chronique.
Risque suicidaire : l'enquête gradue le risque
suicidaire selon son intensité. Il est considéré comme élevé chez
les personnes qui ont fait une tentative de suicide au cours du mois
écoulé, ou ayant déjà fait une tentative de suicide dans leur vie,
ont pensé à se suicider au cours du mois écoulé. Le risque est moyen
chez les personnes qui ont déclaré avoir pensé à se suicider au
cours du mois écoulé ou ont voulu se faire du mal au cours du mois
écoulé. Le risque est léger dès lors qu'une personne a fait une
tentative de suicide dans sa vie ou a voulu se faire du mal ou a eu
des pensées suicidaires au cours du mois écoulé.