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Une enquête décrit l'ampleur des troubles psychiques en France
LE MONDE | 23.10.04 | 20h54
Pour la première fois dans l'Hexagone, 36 000 personnes de plus de 18 ans ont été interrogées de 1999 à 2003 : 11 % d'entre elles ont connu récemment un épisode dépressif ; 12,8 % ont déclaré souffrir d'anxiété généralisée. Les risques de suicide sont plus élevés que le laissaient croire les estimations.

Ses concepteurs la définissent comme un "baromètre" de la santé mentale, une "photographie spontanée" de l'importance des troubles psychiques dans la société. Pour la première fois en France, une enquête épidémiologique de grande ampleur a été conduite afin de connaître la prévalence des troubles mentaux dans la population âgée de plus de 18 ans.

Réalisée par le centre collaborateur de l'Organisation mondiale de la santé (Ccoms) avec l'aide de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la santé, l'enquête "Santé mentale en population générale" (SMPG), rendue publique vendredi 22 octobre, a été menée entre 1999 et 2003 auprès de 36 000 personnes sollicitées dans la rue par des équipes de terrain. Inédite par son ampleur et sa représentativité, cette étude aboutit à des résultats relativement élevés : 11 % des personnes interrogées ont ainsi été repérées comme ayant connu un épisode dépressif dans les deux semaines précédant l'enquête et 12,8 % ont déclaré souffrir d'anxiété généralisée depuis les six derniers mois.

Reprenant la classification internationale des maladies (CIM) de l'OMS, l'enquête SMPG définit l'épisode dépressif comme "la persistance chez l'individu d'au moins quatre symptômes" dépressifs pendant les quinze derniers jours. Une personne sur dix correspond donc à cette catégorie dans l'enquête, sachant que, pour 6 % d'entre elles, ce trouble dépressif est considéré comme "récurrent" au cours de leur vie. Récurrents ou non, ces épisodes dépressifs sont plus fréquemment repérés chez les femmes ainsi que chez les personnes veuves, divorcées ou célibataires : une personne divorcée a 2,2 fois plus et un célibataire 1,5 fois plus de risques d'en avoir connu un qu'une personne mariée.

Le chômage constitue le deuxième facteur le plus corrélé aux épisodes dépressifs : une personne au chômage présente deux fois plus de risques d'avoir connu un épisode dépressif qu'une personne en emploi au moment de l'enquête, et ce, quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle (CSP). "Qu'on soit cadre au chômage ou ouvrier au chômage ne présente pas de différence, commente Aude Caria, psychologue et responsable méthodologique de l'enquête. C'est le fait d'être au chômage qui prévaut."

"MAL-ÊTRE AMBIANT"

D'après l'enquête, l'appartenance à telle ou telle CSP ne constitue pas une variable significative en matière de troubles psychiques. En revanche, le niveau d'études apparaît comme un facteur discriminant : les personnes ayant fait des études supérieures sont deux fois moins dépistées que les personnes ayant un niveau d'études primaires.

Qualifiés d'"importants dans l'absolu" par le docteur Yves Lecrubier, psychiatre et chercheur à l'Inserm, les résultats de l'enquête ne signifient pas qu'une personne sur dix souffre, en France, de dépression. "Le chiffre de 11 % de personnes ayant fait un épisode dépressif est élevé car il englobe des individus qui présentent des pathologies relativement minimes", explique le docteur Lecrubier.

Lors d'une première phase exploratoire de l'enquête, les chercheurs ont décelé que parmi les personnes présentant un trouble identifié par l'enquête, seules 30 % ont le sentiment d'être malades. A l'autre extrémité du spectre, 30 % des personnes qui présentent un épisode dépressif ont été recensées dans la catégorie "trouble anxieux généralisé". "On peut penser qu'il s'agit là des dépressions les plus sévères, celles dont l'évolution est la plus grave et qui impliquent un risque suicidaire élevé", indique le docteur Lecrubier.

Le deuxième résultat important isolé par l'enquête SMPG a trait aux symptômes d'anxiété généralisée survenus dans les six derniers mois. Ceux-ci concerneraient 12,8 % de la population âgée de plus de 18 ans, un chiffre plus élevé que dans les études épidémiologiques internationales. Pour Dominique Servant, chef de service d'une consultation "Stress et anxiété" au CHU de Lille, ces résultats sont sans doute surévalués "au regard de la forme psychiatrique médicale du trouble anxieux généralisé, qui caractérise des personnes véritablement parasitées par leurs angoisses".

Les résultats n'en sont pas moins significatifs : "Il faut les mettre en regard avec le nombre d'arrêts de travail et la surconsommation de psychotropes dans le pays, analyse le docteur Servant. Ils traduisent le mal-être ambiant, la réalité d'une anxiété diffuse, chronique, qui est un problème qui touche énormément de personnes."

SPÉCIALISTES PRUDENTS

Les résultats de l'enquête SMPG sont moins surprenants en ce qui concerne les troubles psychotiques, évalués à 2,8 % de la population et qui touchent majoritairement les hommes. En revanche, ils apportent un éclairage nouveau sur la question du suicide en France. Alors que 11 000 suicides et 160 000 tentatives sont recensés chaque année en France, l'enquête a isolé un risque suicidaire élevé chez 1,9 % des personnes interrogées. 0,7 % d'entre elles déclare ainsi avoir fait une tentative de suicide au cours du mois écoulé - un chiffre très important.

"Nous avons là une bonne indication de la sous-estimation, qui doit être de 30 %, du nombre de tentatives de suicide recensées chaque année", explique le docteur Guillaume Vaiva, spécialiste du suicide et responsable d'une unité Inserm. 7,8 % des personnes interrogées déclarent avoir déjà fait une tentative de suicide dans leur vie, soit 6,4 % des hommes et 9,1 % des femmes. "Cela confirme que nous avons, en France, un problème spécifique avec le suicide", estime le docteur Vaiva, qui rappelle qu'il s'agit de la troisième cause de mortalité dans le pays.

Face à l'ampleur des chiffres de l'enquête, les spécialistes restent prudents. "C'est un peu tôt pour tirer les premières conclusions définitives, explique le docteur Jean-Roelandt, responsable scientifique de l'étude et directeur du Ccoms. C'est un outil de détection qu'il nous faut maintenant préciser."

Après une première phase d'étude, les chercheurs vont exploiter, courant 2005, les données collectées auprès de chaque personne dépistée. Les données concernent le sentiment d'être malade, l'impact des troubles sur le fonctionnement social (travail, famille, relations), les recours thérapeutiques utilisés et la satisfaction perçue par rapport à ces recours. Avec pour ambition d'affiner toujours plus le diagnostic sur l'état de santé mentale de la société française.

Cécile Prieur


Les symptômes des différentes pathologies

Les définitions retenues par l'enquête sont issues de la classification internationale des maladies (CIM10) de l'OMS.

  • Episode dépressif : trouble de l'humeur caractérisé par la persistance de plusieurs symptômes (au moins quatre) durant au moins deux semaines. Les symptômes principaux sont la présence d'une humeur dépressive anormale, d'une diminution marquée de l'intérêt ou du plaisir ainsi que d'une réduction de l'énergie ou d'une augmentation de la fatigabilité.
  • Trouble dépressif récurrent : trouble caractérisé par la survenue répétée d'épisodes dépressifs, en l'absence de tout antécédent d'épisodes indépendants d'exaltation de l'humeur et d'augmentation de l'énergie (qualifiés de manie).
  • Anxiété généralisée : anxiété généralisée et persistante qui ne survient pas exclusivement, ni de façon préférentielle, dans une situation déterminée (l'anxiété est dite alors "flottante"). Le patient se plaint de nervosité permanente, de tremblements, de tension musculaire, de transpiration, d'un sentiment de "tête vide", de palpitations, d'étourdissements et de gêne épigastrique. Le sujet a peur que lui-même ou l'un de ses proches tombe malade ou ait un accident.
  • Syndromes psychotiques : le syndrome psychotique est caractérisé par la perte du contact avec la réalité, la désorganisation de la personnalité et la transformation délirante du vécu. Les psychoses chroniques regroupent les délires chroniques, la schizophrénie, le délire paranoïaque et la psychose hallucinatoire chronique.
  • Risque suicidaire : l'enquête gradue le risque suicidaire selon son intensité. Il est considéré comme élevé chez les personnes qui ont fait une tentative de suicide au cours du mois écoulé, ou ayant déjà fait une tentative de suicide dans leur vie, ont pensé à se suicider au cours du mois écoulé. Le risque est moyen chez les personnes qui ont déclaré avoir pensé à se suicider au cours du mois écoulé ou ont voulu se faire du mal au cours du mois écoulé. Le risque est léger dès lors qu'une personne a fait une tentative de suicide dans sa vie ou a voulu se faire du mal ou a eu des pensées suicidaires au cours du mois écoulé.
  •  ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.10.04


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