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Rebonds

Médiatiques
Fais-nous rêver, la Science

Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 05 novembre 2004



et si on parlait d'autre chose ? D'autre chose que de la réélection du président états-unien, dont les médias français vont à présent s'employer à brosser la fresque en héros du siècle naissant, après l'avoir, quatre ans durant, transformé en crétin texan. Et si on parlait d'un sujet inaperçu des médias, tout occupés ailleurs : de la mort d'Alain Glavieux.

Le nom d'Alain Glavieux, vous ne le connaissez pas. Rien d'étonnant. Libération, recherche faite, ne l'a jamais imprimé. Le Monde, recherche faite, ne l'a imprimé qu'une seule fois lors de sa mort. Plus précisément, un mois après sa mort. Celle-ci est survenue le 25 septembre dernier, et sa nécrologie a été publiée le 25 octobre. Cet intervalle, beaucoup plus long que pour l'ourse Cannelle, par exemple, doit être un record. En lui-même, il intrigue. Qui pouvait bien être Alain Glavieux, suffisamment discret pour que sa mort reste inaperçue, un mois durant, du quotidien de référence, et assez important pour que le journal souligne lui-même implicitement ce «ratage» en réparant l'oubli ? Peut-être Alain Glavieux vivait-il dans une contrée lointaine, mal desservie par le télégraphe ? Mais non. Alain Glavieux était directeur adjoint de l'Ecole nationale des sciences des télécommunications de Brest, et son inhumation a eu lieu à Langonnet (Morbihan).

Cette instructive nécrologie nous apprend donc qu'Alain Glavieux est l'un des inventeurs français des turbocodes. Les turbocodes ? Citons le Monde : «Un correcteur d'erreurs quasiment parfait applicable à l'information numérisée et, en particulier, à la troisième génération de téléphonie mobile, mais aussi à l'ADSL, aux bouquets de télévision, aux disques d'ordinateurs, CD-Rom et DVD. La Nasa a adopté d'ores et déjà un turbocode pour remplacer son ancien système, jugé obsolète.» De ce que l'on comprend, il s'agit donc d'un système révolutionnaire, pulvérisant les limites antérieures, visant à réduire le nombre d'erreurs dans les communications numériques (ou digitales).

Ne demandez pas au chroniqueur médias si les turbocodes constituent une découverte importante. Tragiquement dépourvu de culture scientifique comme la plupart de ses collègues, le chroniqueur est bien obligé de croire sur parole

la nécrologie du Monde, et différents autres indices, comme l'attribution à Glavieux, en 2003, de la médaille Hamming, «plus haute distinction internationale dans le domaine des sciences et des technologies de la communication». Il est bien obligé de croire que la découverte des turbocodes est importante, puisque la Nasa les a adoptés pour son système de communications. De toute manière, la seule nécrologie tardive d'Alain Glavieux est une manière de consécration. Il a bien fallu un puissant procès interne en béatification pour convaincre la rédaction en chef de publier cet article, alors que les prétendants à la nécro du Monde, hélas, se bousculent chaque jour. D'ailleurs, l'honnêteté oblige à reconnaître que cette nécrologie avait échappé au chroniqueur. Il a aussi fallu qu'un internaute la relaie sur le forum d'Arrêt sur images pour que le signataire de ces lignes découvre l'existence, et l'oeuvre, d'Alain Glavieux.

Donc, Glavieux est l'auteur d'une découverte importante. Pas essentielle (Glavieux n'est sans doute pas Gutenberg, ni Graham Bell), mais importante. Et un important inventeur français est mort voici presque six semaines, en Bretagne, dans une totale indifférence médiatique (et politique, d'ailleurs : aucun ministre ni sous-ministre ne s'en est non plus aperçu). Alors ? Un complot des médias ? Une conspiration du silence, par exemple orchestrée par une école concurrente ? La vérité est certainement plus banale. Peut-être Alain Glavieux ­ on ose à peine l'écrire ­ n'avait-il tout simplement jamais recherché la médiatisation. Peut-être n'avait-il jamais pris position dans ces débats (pour ou contre le port des insignes religieux ostensibles, pour ou contre l'homoparentalité), qui vous assurent un billet d'entrée annuel dans les talk-shows. Il est certain que l'explication de ses travaux ne rendait pas vraiment les cerveaux disponibles.

Mais à quelque chose silence est bon : l'exploration de ce trou noir nous instruit, en creux, sur les critères des sujets médiatisables.

Si aucun média national généraliste, avant sa mort, n'a jamais imprimé ou prononcé le nom d'Alain Glavieux, on peut en postuler la raison : Glavieux est aux antipodes de ces critères. Sa biographie semble sans aspérités. Il ne semble pas avoir refusé sa médaille Hamming. Son domaine de recherche est complexe et ne se prête à aucune polémique.

Sa découverte, en outre, peut ne pas paraître enthousiasmante : perfectionner la transmission des SMS et des chaînes du câble n'améliorera pas directement le bonheur de l'humanité. Surtout, les turbocodes ne font pas rêver, comme l'exploration de l'infiniment petit, de l'infiniment grand, ou du big bang. Il n'y entre pas un gramme de séduction. Les turbocodes sont victimes de l'une des plus implacables censures d'aujourd'hui : celle qui frappe l'ennuyeux, l'austère, l'inaccessible. Allez la Science, fais-nous rêver, déhanche-toi un peu ! Ce silence ne nous parle pas seulement des turbocodes ou du journalisme scientifique. Il nous donne de mauvaises nouvelles sur le journalisme en général. Un système dans lequel des kilomètres de colonnes, des heures d'antenne sont consacrés à des sujets sans intérêt mais excitants, et qui ignore les turbocodes, est un système malade.

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