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A l'instar d'«Amélie Poulain», le succès cinématographique de l'année véhicule plus un idéal utopique moderne que les relents nostalgiques auxquels on cherche souvent à le réduire.
«Les Choristes», film d'avenir
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Par Mariette DARRIGRAND

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jeudi 25 novembre 2004
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eh bien, c'est dit. La nostalgie a gagné, nous avons été gagnés par la nostalgie. Tout l'atteste : notre goût pour les bons produits d'autrefois, la mode du vintage, des concepts télé tels que le Pensionnat de Chavagnes ou, mieux encore, le succès extraordinaire des Choristes... Difficile désormais d'ouvrir un news, de regarder un reportage sur l'état de notre société sans tomber sur ce mot. Or, faire de ce mouvement rétrograde le diagnostic le plus clairement posé sur la société actuelle, c'est nous voir, nous les Français (pas eux, les Américains, car c'est une autre histoire), comme des êtres résolument tournés vers l'autrefois, prostrés dans le mythe de l'âge d'or, pris par le mystère de l'origine.

Cette explication en forme de cliché doit être soupçonnée dans son honnêteté intellectuelle car elle construit l'attente politique majoritaire comme une attente de retour : retour de l'autorité d'abord, retour de la République toujours. Et entre les deux, toutes sortes de retours en arrière portant sur des acquis que l'on croyait irrévocables. Aux sociologues et politologues de dire si l'opinion a réellement envie de revivre dans la société d'hier (celle d'avant 68, voire d'avant 1905). Mais dans un premier temps, il est nécessaire de regarder de plus près ce qui est considéré un peu vite comme un exemple de goût pour le passé. Que montrent les Choristes ? L'école de 1949 n'y est en rien mythifiée. Elle est décrite dans sa crasse, son manque total de pédagogie, sa violence psychologique et physique à l'encontre des enfants. D'ailleurs ceux-ci y sont profondément malheureux, et l'intelligence du film est de ne pas aboutir au bonheur, de se démarquer de cette catégorie pour ouvrir sur d'autres (notamment la sublimation, peu traitée par le cinéma actuel)... L'histoire n'a pas forcément une fin heureuse, ni même une fin, et ce qui nous est raconté est avant tout un processus limité dans le temps, une sorte d'expérience circonscrite. Voilà donc une année scolaire durant laquelle un éducateur de deuxième plan, un pion, parvient à partager quelque chose avec un groupe d'enfants, ce quelque chose étant, non pas du savoir, ni même de l'art, mais un petit fragment esthétique, un bout de Beau : un chant. Un chant d'enfants dirigés, dans tous les sens du terme, par un adulte. La parabole est parlante et permet de proposer l'hypothèse suivante : le succès des Choristes vient du fait que ce film montre qu'il est possible d'aimer les enfants. De les aimer «bien» et de les civiliser. C'est par l'émotion esthétique que se fait le lien éducatif : un lien juste, qui évite l'autorité violente, incarnée par le directeur, aussi bien que l'abus sexuel ­ suggéré par le prof de gym. Ce film n'est pas nostalgique (ah, comme l'école d'après-guerre était formidable), mais profondément utopiste. Il refuse de souscrire au découragement général devant les difficultés actuelles de l'éducation, et prouve que les sauvageons sont éducables. C'est cet optimisme contre vents et marées qui est plébiscité. Par les enfants et adolescents ­ soulagés de ne plus être regardés comme des mutants incompréhensibles et immaîtrisables. Par les adultes également, à qui est montré que le lien avec la génération nouvelle n'est pas forcément d'ordre pathologique, que leurs enfants sont moins à soigner qu'à éveiller. La même erreur de perspective avait été faite avec Amélie Poulain, vue comme passéiste, voire vichyste, alors que le film disait déjà le besoin de merveilleux prospectif : le plaisir que le réel soit déjoué par un désir humain. Amélie, c'était une condensation kitsch de tous les re-créateurs de monde : de Jésus à Che Guevara... Le film de Jean-Pierre Jeunet comme celui de Christophe Barratier ­ et le succès impressionnant qu'ils ont rencontré ­ prouvent cela : le goût actuel, en particulier chez les jeunes, de voir que le monde peut être recréé.

Mais attention, cette re-création n'est pas grandiose. Les portes qu'elle ouvre, s'ouvrent en petit, pourrait-on dire, et ici et maintenant. Elles le sont par des antifigures de l'autorité et du pouvoir : une jeune fille et un anonyme qui ne sera jamais reconnu. Ces deux personnages sont à rebours de la puissance d'aujourd'hui, mais ils n'en sont pas pour autant des incarnations de la puissance d'hier. Le personnage joué par Gérard Jugnot, le pion qui ne se laisse pas décourager, est de ce point de vue plus projectif que l'héroïne montmartroise. Il est on ne peut plus contemporain. Tout sauf autoritaire, il n'est pas un vecteur traditionnel de culture. Demande-t-il à ses élèves de chanter Verdi ou Mozart ? Non. Il leur fait chanter ses propres créations, sa musique de musicien du dimanche, sa production d'individu moderne narcissique ! Cela fait de lui un adulte gratifié par sa tâche d'éducateur : ne boudant pas son plaisir personnel, il est à même d'ouvrir les enfants sur le leur. Cette logique vertueuse présente l'avantage de créer un espace intermédiaire entre le désert culturel ­ l'état de jachère dans lequel les enfants sont au début du film ­ et la culture de «haut niveau», discrètement évoquée à la fin puisque le jeune héros chanteur devient un chef d'orchestre célèbre. Ce Beau intermédiaire est essentiel pour comprendre le succès du film... et du CD. Il en crée la dimension utopique au sens plein. Il permet d'envisager un modèle d'acculturation adapté au monde actuel et à ses difficultés. Ce modèle passe moins par une acquisition ou une contemplation que par une expérience sensorielle partagée. L'éducation et la culture à travers le corps et l'émotion. De ce point de vue, les Choristes mettent emblématiquement en scène un certain nombre d'attentes qui n'ont rien de passéiste. Soit elles correspondent à des pratiques nouvelles (le chant choral), soit elles incarnent des nouveaux possibles : possible d'éprouver une émotion esthétique simple et non technologique, possible de réunir des individualités dans un groupe, possible de nouer des liens structurants entre enfants et adultes... Dans la mise en spectacle de ces possibles réalisée par les Choristes, le passé n'est qu'un ingrédient secondaire, un décor. La chair psychologique du film est hypercontemporaine, en particulier la mise en scène des enfants et de leur langage ­ jusqu'au «parler banlieue», volontairement anachronique.

Le succès du film prend dès lors un sens très large. On peut aller jusqu'à le voir comme un bon exemple de notre rapport à l'utopie. L'utopie n'est plus cette asymptote paradisiaque que les révolutionnaires avaient imaginée sur le modèle religieux. Elle est un espace proche, atteint de manière pragmatique ­ et temporaire ­ par des êtres qui ne croient pas en leur rédemption définitive. Une utopie modeste en quelque sorte, ou partielle diraient peut-être les psychanalystes. Une utopie en tout cas, qui même si elle passe par l'histoire ne s'y arrête pas. Les Choristes racontent plus notre avenir que notre passé. Nos aspirations que nos regrets. La vitalité de ce qu'ils provoquent dans l'espace public ces temps-ci prouve que décidément, la nostalgie n'y est plus ce qu'elle était. Son mouvement rétrograde n'est déjà plus au centre de nos représentations.

Mariette DARRIGRAND sémiologue, directrice
du cabinet «Des faits et des signes».

 
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