h bien, c'est dit. La nostalgie a
gagné, nous avons été gagnés par la nostalgie.
Tout l'atteste : notre goût pour les bons produits
d'autrefois, la mode du vintage, des
concepts télé tels que le Pensionnat de
Chavagnes ou, mieux encore, le succès
extraordinaire des Choristes... Difficile
désormais d'ouvrir un news, de regarder un
reportage sur l'état de notre société sans tomber
sur ce mot. Or, faire de ce mouvement rétrograde
le diagnostic le plus clairement posé sur la
société actuelle, c'est nous voir, nous les
Français (pas eux, les Américains, car c'est une
autre histoire), comme des êtres résolument
tournés vers l'autrefois, prostrés dans le mythe
de l'âge d'or, pris par le mystère de
l'origine.
Cette explication en forme de cliché doit être
soupçonnée dans son honnêteté intellectuelle car
elle construit l'attente politique majoritaire
comme une attente de retour : retour de l'autorité
d'abord, retour de la République toujours. Et
entre les deux, toutes sortes de retours en
arrière portant sur des acquis que l'on croyait
irrévocables. Aux sociologues et politologues de
dire si l'opinion a réellement envie de revivre
dans la société d'hier (celle d'avant 68, voire
d'avant 1905). Mais dans un premier temps, il est
nécessaire de regarder de plus près ce qui est
considéré un peu vite comme un exemple de goût
pour le passé. Que montrent les Choristes ?
L'école de 1949 n'y est en rien mythifiée. Elle
est décrite dans sa crasse, son manque total de
pédagogie, sa violence psychologique et physique à
l'encontre des enfants. D'ailleurs ceux-ci y sont
profondément malheureux, et l'intelligence du film
est de ne pas aboutir au bonheur, de se démarquer
de cette catégorie pour ouvrir sur d'autres
(notamment la sublimation, peu traitée par le
cinéma actuel)... L'histoire n'a pas forcément une
fin heureuse, ni même une fin, et ce qui nous est
raconté est avant tout un processus limité dans le
temps, une sorte d'expérience circonscrite. Voilà
donc une année scolaire durant laquelle un
éducateur de deuxième plan, un pion, parvient à
partager quelque chose avec un groupe d'enfants,
ce quelque chose étant, non pas du savoir, ni même
de l'art, mais un petit fragment esthétique, un
bout de Beau : un chant. Un chant d'enfants
dirigés, dans tous les sens du terme, par un
adulte. La parabole est parlante et permet de
proposer l'hypothèse suivante : le succès des
Choristes vient du fait que ce film montre
qu'il est possible d'aimer les enfants. De les
aimer «bien» et de les civiliser. C'est par
l'émotion esthétique que se fait le lien éducatif
: un lien juste, qui évite l'autorité violente,
incarnée par le directeur, aussi bien que l'abus
sexuel suggéré par le prof de gym. Ce film
n'est pas nostalgique (ah, comme l'école
d'après-guerre était formidable), mais
profondément utopiste. Il refuse de souscrire au
découragement général devant les difficultés
actuelles de l'éducation, et prouve que les
sauvageons sont éducables. C'est cet optimisme
contre vents et marées qui est plébiscité. Par les
enfants et adolescents soulagés de ne plus
être regardés comme des mutants incompréhensibles
et immaîtrisables. Par les adultes également, à
qui est montré que le lien avec la génération
nouvelle n'est pas forcément d'ordre pathologique,
que leurs enfants sont moins à soigner qu'à
éveiller. La même erreur de perspective avait été
faite avec Amélie Poulain, vue comme
passéiste, voire vichyste, alors que le film
disait déjà le besoin de merveilleux prospectif :
le plaisir que le réel soit déjoué par un désir
humain. Amélie, c'était une condensation kitsch de
tous les re-créateurs de monde : de Jésus à Che
Guevara... Le film de Jean-Pierre Jeunet comme
celui de Christophe Barratier et le succès
impressionnant qu'ils ont rencontré prouvent
cela : le goût actuel, en particulier chez les
jeunes, de voir que le monde peut être recréé.
Mais attention, cette re-création n'est pas
grandiose. Les portes qu'elle ouvre, s'ouvrent en
petit, pourrait-on dire, et ici et maintenant.
Elles le sont par des antifigures de l'autorité et
du pouvoir : une jeune fille et un anonyme qui ne
sera jamais reconnu. Ces deux personnages sont à
rebours de la puissance d'aujourd'hui, mais ils
n'en sont pas pour autant des incarnations de la
puissance d'hier. Le personnage joué par Gérard
Jugnot, le pion qui ne se laisse pas décourager,
est de ce point de vue plus projectif que
l'héroïne montmartroise. Il est on ne peut plus
contemporain. Tout sauf autoritaire, il n'est pas
un vecteur traditionnel de culture. Demande-t-il à
ses élèves de chanter Verdi ou Mozart ? Non. Il
leur fait chanter ses propres créations, sa
musique de musicien du dimanche, sa production
d'individu moderne narcissique ! Cela fait de lui
un adulte gratifié par sa tâche d'éducateur : ne
boudant pas son plaisir personnel, il est à même
d'ouvrir les enfants sur le leur. Cette logique
vertueuse présente l'avantage de créer un espace
intermédiaire entre le désert culturel
l'état de jachère dans lequel les enfants sont au
début du film et la culture de «haut
niveau», discrètement évoquée à la fin puisque le
jeune héros chanteur devient un chef d'orchestre
célèbre. Ce Beau intermédiaire est essentiel pour
comprendre le succès du film... et du CD. Il en
crée la dimension utopique au sens plein. Il
permet d'envisager un modèle d'acculturation
adapté au monde actuel et à ses difficultés. Ce
modèle passe moins par une acquisition ou une
contemplation que par une expérience sensorielle
partagée. L'éducation et la culture à travers le
corps et l'émotion. De ce point de vue, les
Choristes mettent emblématiquement en scène un
certain nombre d'attentes qui n'ont rien de
passéiste. Soit elles correspondent à des
pratiques nouvelles (le chant choral), soit elles
incarnent des nouveaux possibles : possible
d'éprouver une émotion esthétique simple et non
technologique, possible de réunir des
individualités dans un groupe, possible de nouer
des liens structurants entre enfants et adultes...
Dans la mise en spectacle de ces possibles
réalisée par les Choristes, le passé n'est
qu'un ingrédient secondaire, un décor. La chair
psychologique du film est hypercontemporaine, en
particulier la mise en scène des enfants et de
leur langage jusqu'au «parler banlieue»,
volontairement anachronique.
Le succès du film prend dès lors un sens très
large. On peut aller jusqu'à le voir comme un bon
exemple de notre rapport à l'utopie. L'utopie
n'est plus cette asymptote paradisiaque que les
révolutionnaires avaient imaginée sur le modèle
religieux. Elle est un espace proche, atteint de
manière pragmatique et temporaire par
des êtres qui ne croient pas en leur rédemption
définitive. Une utopie modeste en quelque sorte,
ou partielle diraient peut-être les
psychanalystes. Une utopie en tout cas, qui même
si elle passe par l'histoire ne s'y arrête pas.
Les Choristes racontent plus notre avenir
que notre passé. Nos aspirations que nos regrets.
La vitalité de ce qu'ils provoquent dans l'espace
public ces temps-ci prouve que décidément, la
nostalgie n'y est plus ce qu'elle était. Son
mouvement rétrograde n'est déjà plus au centre de
nos représentations.