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Un formidable appétit de vivre
LE MONDE | 29.12.04 | 13h24

Au matin du 12 mai 2004, Susan Sontag s'apprêtait à commencer une "nouvelle vie". Le regard brillant, elle l'avait annoncé d'emblée, juste après avoir ouvert la porte de son appartement new-yorkais, dans la 24e Rue. Dehors, un orage épouvantable venait de s'abattre sur Manhattan. En moins de cinq minutes, une lumière funèbre s'était propagée sur la gigantesque façade en brique, puis à l'intérieur, sur les murs blancs, les parquets de chêne et les étagères de livres. Elle, cependant, semblait ne pas s'en soucier, comme totalement absorbée par un intense remue-ménage intime. Très belle, droite dans sa tunique violette, les cheveux défaits, Susan Sontag luttait contre une vieille et monstrueuse connaissance, le cancer, pour la troisième fois en moins de trente ans.

Une leucémie foudroyante, surgie peu de temps auparavant et qui lui laissait peu d'espoir, elle le savait. Mais la force vitale de cette femme était à sa mesure, c'est-à-dire hors du commun. Un formidable appétit de vivre et, surtout, de penser, de témoigner, de lutter, de créer, qui la dressait, une fois encore, en travers du chemin de la mort. Parlant de la greffe qu'elle devait subir quelques semaines plus tard, elle disait, d'un air pensif et enfantin : "C'est une opération qui réussit dans seulement 20 % des cas, mais il faut bien qu'il y ait quelqu'un, dans ces 20 %-là, non ?"

"LA MALADIE ENSORCELLE"

Cette "nouvelle vie", pourtant, ressemblait fort à celle d'avant : écrire un article pour le New York Times sur les photos des torturés d'Abou Ghraib, recevoir une journaliste française, prévoir de continuer son livre en cours (un roman, le genre qui lui était le plus cher). Mais, après les six semaines de dépression profonde qu'elle venait de connaître, plus un seul geste ne pouvait lui paraître anodin, ou seulement habituel. Six semaines de marasme et de désespoir, à ne même plus vouloir ouvrir les journaux - chose extravagante pour cette femme qui s'était toujours passionnée pour les affaires du monde, et dont l'écriture, expliquait-elle, relevait avant tout d'un "processus d'attention au monde". Même plus la presse, donc : "Je n'en avais pas le courage, avait-elle expliqué ce jour-là. Je me disais : pourquoi faire ? Ça ne me concerne pas, je vais mourir." Pressée d'en finir avec la peur et le découragement, ces sentiments qui lui ressemblaient si peu, Susan Sontag avait décidé de se lancer une nouvelle fois dans la bagarre. "Ce qu'il y a de terrible, avec la maladie, c'est qu'elle vous ensorcelle", remarquait-elle, d'un air las.

Et quoi de pire qu'un maléfice paralysant, quand votre nature vous porte à bouillir d'énergie, d'idées, d'indignations ? Quand vous aimez "la vérité" par-dessus tout, que vous ne portez "pas une seule molécule de cynisme" en vous et que vous avez toujours été dévorée du désir de vous dépasser ? "Vous allez trouver cela bizarre, avait-elle affirmé, avec une intensité bouleversante, au seuil de cette existence "nouvelle" et si précaire, mais j'ai l'impression d'être au milieu de ma vie : j'ai encore tant à dire !"

Raphaëlle Rérolle

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.12.04


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