Au matin du 12 mai 2004, Susan Sontag s'apprêtait à commencer une
"nouvelle vie". Le regard brillant, elle l'avait annoncé d'emblée,
juste après avoir ouvert la porte de son appartement new-yorkais,
dans la 24e Rue. Dehors, un orage épouvantable venait de
s'abattre sur Manhattan. En moins de cinq minutes, une lumière
funèbre s'était propagée sur la gigantesque façade en brique, puis à
l'intérieur, sur les murs blancs, les parquets de chêne et les
étagères de livres. Elle, cependant, semblait ne pas s'en soucier,
comme totalement absorbée par un intense remue-ménage intime. Très
belle, droite dans sa tunique violette, les cheveux défaits, Susan
Sontag luttait contre une vieille et monstrueuse connaissance, le
cancer, pour la troisième fois en moins de trente ans.
Une leucémie foudroyante, surgie peu de temps auparavant et qui
lui laissait peu d'espoir, elle le savait. Mais la force vitale de
cette femme était à sa mesure, c'est-à-dire hors du commun. Un
formidable appétit de vivre et, surtout, de penser, de témoigner, de
lutter, de créer, qui la dressait, une fois encore, en travers du
chemin de la mort. Parlant de la greffe qu'elle devait subir
quelques semaines plus tard, elle disait, d'un air pensif et
enfantin : "C'est une opération qui réussit dans seulement 20 %
des cas, mais il faut bien qu'il y ait quelqu'un, dans ces 20 %-là,
non ?"
"LA MALADIE ENSORCELLE"
Cette "nouvelle vie", pourtant, ressemblait fort à celle d'avant
: écrire un article pour le New York Times sur les photos des
torturés d'Abou Ghraib, recevoir une journaliste française, prévoir
de continuer son livre en cours (un roman, le genre qui lui était le
plus cher). Mais, après les six semaines de dépression profonde
qu'elle venait de connaître, plus un seul geste ne pouvait lui
paraître anodin, ou seulement habituel. Six semaines de marasme et
de désespoir, à ne même plus vouloir ouvrir les journaux - chose
extravagante pour cette femme qui s'était toujours passionnée pour
les affaires du monde, et dont l'écriture, expliquait-elle, relevait
avant tout d'un "processus d'attention au monde". Même plus
la presse, donc : "Je n'en avais pas le courage, avait-elle
expliqué ce jour-là. Je me disais : pourquoi faire ? Ça ne me
concerne pas, je vais mourir." Pressée d'en finir avec la peur
et le découragement, ces sentiments qui lui ressemblaient si peu,
Susan Sontag avait décidé de se lancer une nouvelle fois dans la
bagarre. "Ce qu'il y a de terrible, avec la maladie, c'est
qu'elle vous ensorcelle", remarquait-elle, d'un air las.
Et quoi de pire qu'un maléfice paralysant, quand votre nature
vous porte à bouillir d'énergie, d'idées, d'indignations ? Quand
vous aimez "la vérité" par-dessus tout, que vous ne portez "pas
une seule molécule de cynisme" en vous et que vous avez toujours
été dévorée du désir de vous dépasser ? "Vous allez trouver cela
bizarre, avait-elle affirmé, avec une intensité
bouleversante, au seuil de cette existence "nouvelle" et si
précaire, mais j'ai l'impression d'être au milieu de ma vie : j'ai
encore tant à dire !"
Raphaëlle Rérolle