Lemonde.fr


Susan Sontag, les passions de l'esprit
LE MONDE | 29.12.04 | 13h24    MIS A JOUR LE 29.12.04 | 13h35
L'essayiste et romancière américaine est morte mardi 28 décembre à l'hôpital Sloane Kettering à New York, des suites d'une leucémie, à l'âge de 71 ans.

Sartre dit quelque part qu'un intellectuel est "un homme qui pense et qui, à toute occasion, dit ce qu'il pense". Encore faut-il qu'un public s'intéresse à ce que l'intellectuel pense - et rares sont les femmes, les intellectuelles, qui commandent un tel public. Notre image du "penseur" (y a-t-il des "penseuses" ?) est forcément mâle : "La femme, depuis toujours le principe de l'anti-esprit dans cette mythologie de l'intellectuel", écrivait Susan Sontag qui est morte, le mardi 28 décembre, à New York des suites d'une leucémie, à l'âge de 71 ans. Elle écrivait ceci dans un essai consacré à un grand intellectuel qu'elle admirait, Elias Canetti.

Or Susan Sontag était cette créature rare, une intellectuelle dont les écrits, les opinions, les pensées à toute occasion intéressaient un grand public, aux Etats-Unis comme en Europe et dans le monde.

Romancière et dramaturge aussi bien qu'essayiste, Sontag est connue surtout pour les grands essais qu'elle a publiés pendant plus de trente ans dans les revues intellectuelles américaines, notamment dans la très célèbre New York Review of Books, à laquelle elle collabore dès sa fondation. Les recueils qui réunissent ces écrits ont fait date : Against Interpretation (1966) ; Styles of Radical Will (1969) ; On Photography (1977) ; Illness as Metaphor (1978) ; Under the Sign of Saturn (1980) ; AIDS and Its Metaphors (1988).

Bien que Sontag disait avoir renoncé à l'essai pour se consacrer entièrement à l'écriture romanesque (ses deux derniers romans, The Volcano Lover, publié en 1992, et In America, en 1999, étaient des best-sellers aux Etats-Unis), il lui arrivait de faire des interventions ponctuelles.

Ainsi, en mai 2004, elle publia un article cinglant dans le New York Times Magazine contre la torture des prisonniers irakiens par l'armée américaine, révélée par les photos célèbres de la prison d'Abou Ghraib qui ont fait le tour du monde. Durant l'été 1993, dans Sarajevo assiégé, elle mettait en scène En attendant Godot de Beckett, comme l'atteste un film que tourna Nicole Stéphane.

Et en 2001, quelques jours après le 11-Septembre, elle osa proclamer, dans un court article du New Yorker qui lui a valu des accusations d'anti-américanisme, que la démocratie américaine n'était pas servie par des slogans incantatoires qui masquaient la réalité et les insuffisances de la politique américaine.

Sa carrière d'intellectuelle commence au milieu des années 1960, au moment où la "contre-culture" bat son plein aux Etats-Unis. Après l'assassinat du président Kennedy et le début des hostilités au Vietnam, le ton est au radicalisme dans les grandes villes et sur les campus américains - non seulement en politique politicienne, mais en politique culturelle et sexuelle.

UNE CERTAINE DISTANCE

Sontag, ayant choisi New York comme "sa" ville (née en 1933 dans l'Arizona, elle passe son adolescence à Los Angeles), se trouve entre la génération de la "vieille gauche" assagie représentée par la Partisan Review (revue à laquelle elle contribue par ailleurs) et les mouvements plus jeunes, plus radicaux, qui auront leur apogée en 1968. Tout en proclamant ses sympathies pour les jeunes et son attirance pour toutes les avant-gardes, elle maintient une certaine distance envers les uns et les autres - distance qui lui permet d'analyser et de prendre le pouls, en quelque sorte, de la culture environnante.

La New York Review of Books lui servira parfaitement de véhicule dans cette entreprise : revue libérale, de gauche sans être gauchiste, ayant des sympathies modernistes mais pas trop (Kafka, Joyce, Benjamin, oui ; Derrida, Sollers, les situationnistes, non), la NYRB offre à Sontag la possibilité de s'épanouir sans courir le risque des engagements trop compromettants.

Son essai le plus "radical" politiquement, racontant son voyage à Hanoï en 1968, ne paraît pas dans la NYRB mais dans... Esquire, magazine masculin où les photos de belles filles voisinent avec des articles de grands intellectuels européens et américains.

Comment résumer une œuvre aussi mouvante, aussi liée à l'actualité (au meilleur sens du terme) que celle de Sontag ? D'une part, il y a l'analyse ; d'autre part, l'enthousiasme, la passion. Diplômée d'universités prestigieuses sans être universitaire (elle a fait ses études à Chicago et à Harvard, mais a renoncé à écrire sa thèse de doctorat), Sontag se fait l'interprète et la messagère des nouvelles formes de pensée et de culture européennes, tout d'abord françaises, auprès du grand public intellectuel américain. Elle présente Lévi-Strauss, "l'ethnologue comme héros", explique L'Ere du soupçon de Nathalie Sarraute, réfléchit sur l'attrait paradoxal des pensées "extrêmes", transgressives : Simone Weil, Bataille, Artaud... parmi d'autres.

Défenseur passionné de la modernité, elle se moque des partisans de "l'interprétation profonde" (même s'ils s'appellent Freud et Marx, penseurs qu'elle respecte par ailleurs) et se proclame amoureuse des surfaces : la tâche du critique, affirme-t-elle dans son célèbre essai Against Interpretation (Contre l'interprétation), n'est pas d'interpréter ce qu'une œuvre "veut dire", mais plutôt de montrer "comment elle est ce qu'elle est".

En 1964, elle publie l'essai qui la propulsera dans le vedettariat intellectuel national et international, Notes on camp, où elle se donne comme tâche de définir (en 58 fragments numérotés) une nouvelle sensibilité esthétique : urbaine, ironique, théâtrale, apolitique, la sensibilité "camp" serait une vision du monde qui se définit exclusivement en termes de style - mais d'un style particulier, vantant l'exagération et le mauvais goût.

Le "camp", version contemporaine du goût surréaliste (décrit par Breton dans Nadja) pour tout ce qui est "pervers", excessif, sans utilité visible ? Sontag y voit plutôt l'incarnation contemporaine du dandy : "camp" est la réponse à la question : "Comment être dandy à l'âge de la culture de masse ?" Et elle affirme, d'une manière tranchante caractéristique : "Je suis très fortement attirée par le "camp" et presque aussi fortement offensée."

En 1980, une semaine après la mort de Roland Barthes, Sontag publie un bel hommage à cet intellectuel qu'elle admirait et qu'elle considérait comme un ami. Lu aujourd'hui, son essai paraît à bien des égards comme un autoportrait : Barthes, le grand maître de l'essai court, du fragment, avait, dit-elle, une écriture "vive, rapide, dense, pointue". Ce qu'il écrivait était polémique, mais moins comme combat que comme célébration - il voulait "faire partager ses passions". L'œuvre de Barthes célébrait surtout "l'intelligence des sens", mais tout en défendant les sens il n'a jamais trahi l'esprit. C'est une formule excellente pour parler de Roland Barthes - et aussi, me semble-t-il, de Susan Sontag.

Susan Rubin Suleiman, professeur de littérature française à l'université Harvard


Traductions françaises

1965 : Le Bienfaiteur (Seuil).

1967 : Contre l'interprétation (Seuil).

1968 : L'œuvre parle (Seuil).

1969 : Voyage à Hanoï (Seuil).

1970 : Dernier recours (Seuil).

1976 : A la rencontre d'Artaud (Christian Bourgois).

1979 : La Photographie (Seuil et Christian Bourgois, sous le titre Sur la photographie, 1993).

1979 : La Maladie comme métaphore (Seuil et Christian Bourgois, 1993).

1982 : L'Ecriture même : à propos de Barthes (Christian Bourgois).

1983 : Moi et cetera (Seuil).

1989 : Le Sida et ses métaphores (Christian Bourgois).

1995 : L'Amant du volcan (Christian Bourgois).

2000 : En Amérique (Christian Bourgois), National Book Award en 1999.

2003 : Devant la douleur des autres (Christian Bourgois).
Reçoit le prix de la Paix à la Foire de Francfort.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.12.04


Droits de reproduction et de diffusion réservés © Le Monde 2004
Usage strictement personnel. L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions.
Politique de confidentialité du site.
Besoin d'aide ? faq.lemonde.fr