L'essayiste et romancière américaine est morte
mardi 28 décembre à l'hôpital Sloane Kettering à New York, des
suites d'une leucémie, à l'âge de 71 ans.
Sartre dit quelque part qu'un intellectuel est "un homme qui
pense et qui, à toute occasion, dit ce qu'il pense". Encore
faut-il qu'un public s'intéresse à ce que l'intellectuel pense - et
rares sont les femmes, les intellectuelles, qui commandent un tel
public. Notre image du "penseur" (y a-t-il des "penseuses" ?) est
forcément mâle : "La femme, depuis toujours le principe de
l'anti-esprit dans cette mythologie de l'intellectuel", écrivait
Susan Sontag qui est morte, le mardi 28 décembre, à New York des
suites d'une leucémie, à l'âge de 71 ans. Elle écrivait ceci dans un
essai consacré à un grand intellectuel qu'elle admirait, Elias
Canetti.
Or Susan Sontag était cette créature rare, une intellectuelle
dont les écrits, les opinions, les pensées à toute occasion
intéressaient un grand public, aux Etats-Unis comme en Europe et
dans le monde.
Romancière et dramaturge aussi bien qu'essayiste, Sontag est
connue surtout pour les grands essais qu'elle a publiés pendant plus
de trente ans dans les revues intellectuelles américaines, notamment
dans la très célèbre New York Review of Books, à laquelle
elle collabore dès sa fondation. Les recueils qui réunissent ces
écrits ont fait date : Against Interpretation (1966) ;
Styles of Radical Will (1969) ; On Photography (1977)
; Illness as Metaphor (1978) ; Under the Sign of Saturn
(1980) ; AIDS and Its Metaphors (1988).
Bien que Sontag disait avoir renoncé à l'essai pour se consacrer
entièrement à l'écriture romanesque (ses deux derniers romans,
The Volcano Lover, publié en 1992, et In America, en
1999, étaient des best-sellers aux Etats-Unis), il lui arrivait de
faire des interventions ponctuelles.
Ainsi, en mai 2004, elle publia un article cinglant dans le
New York Times Magazine contre la torture des prisonniers
irakiens par l'armée américaine, révélée par les photos célèbres de
la prison d'Abou Ghraib qui ont fait le tour du monde. Durant l'été
1993, dans Sarajevo assiégé, elle mettait en scène En attendant
Godot de Beckett, comme l'atteste un film que tourna Nicole
Stéphane.
Et en 2001, quelques jours après le 11-Septembre, elle osa
proclamer, dans un court article du New Yorker qui lui a valu
des accusations d'anti-américanisme, que la démocratie américaine
n'était pas servie par des slogans incantatoires qui masquaient la
réalité et les insuffisances de la politique américaine.
Sa carrière d'intellectuelle commence au milieu des années 1960,
au moment où la "contre-culture" bat son plein aux Etats-Unis. Après
l'assassinat du président Kennedy et le début des hostilités au
Vietnam, le ton est au radicalisme dans les grandes villes et sur
les campus américains - non seulement en politique politicienne,
mais en politique culturelle et sexuelle.
UNE CERTAINE DISTANCE
Sontag, ayant choisi New York comme "sa" ville (née en 1933 dans
l'Arizona, elle passe son adolescence à Los Angeles), se trouve
entre la génération de la "vieille gauche" assagie représentée par
la Partisan Review (revue à laquelle elle contribue par
ailleurs) et les mouvements plus jeunes, plus radicaux, qui auront
leur apogée en 1968. Tout en proclamant ses sympathies pour les
jeunes et son attirance pour toutes les avant-gardes, elle maintient
une certaine distance envers les uns et les autres - distance qui
lui permet d'analyser et de prendre le pouls, en quelque sorte, de
la culture environnante.
La New York Review of Books lui servira parfaitement de
véhicule dans cette entreprise : revue libérale, de gauche sans être
gauchiste, ayant des sympathies modernistes mais pas trop (Kafka,
Joyce, Benjamin, oui ; Derrida, Sollers, les situationnistes, non),
la NYRB offre à Sontag la possibilité de s'épanouir sans
courir le risque des engagements trop compromettants.
Son essai le plus "radical" politiquement, racontant son voyage à
Hanoï en 1968, ne paraît pas dans la NYRB mais dans...
Esquire, magazine masculin où les photos de belles filles
voisinent avec des articles de grands intellectuels européens et
américains.
Comment résumer une œuvre aussi mouvante, aussi liée à
l'actualité (au meilleur sens du terme) que celle de Sontag ? D'une
part, il y a l'analyse ; d'autre part, l'enthousiasme, la passion.
Diplômée d'universités prestigieuses sans être universitaire (elle a
fait ses études à Chicago et à Harvard, mais a renoncé à écrire sa
thèse de doctorat), Sontag se fait l'interprète et la messagère des
nouvelles formes de pensée et de culture européennes, tout d'abord
françaises, auprès du grand public intellectuel américain. Elle
présente Lévi-Strauss, "l'ethnologue comme héros", explique
L'Ere du soupçon de Nathalie Sarraute, réfléchit sur
l'attrait paradoxal des pensées "extrêmes", transgressives : Simone
Weil, Bataille, Artaud... parmi d'autres.
Défenseur passionné de la modernité, elle se moque des partisans
de "l'interprétation profonde" (même s'ils s'appellent Freud
et Marx, penseurs qu'elle respecte par ailleurs) et se proclame
amoureuse des surfaces : la tâche du critique, affirme-t-elle dans
son célèbre essai Against Interpretation (Contre
l'interprétation), n'est pas d'interpréter ce qu'une œuvre
"veut dire", mais plutôt de montrer "comment elle est ce
qu'elle est".
En 1964, elle publie l'essai qui la propulsera dans le
vedettariat intellectuel national et international, Notes on
camp, où elle se donne comme tâche de définir (en 58 fragments
numérotés) une nouvelle sensibilité esthétique : urbaine, ironique,
théâtrale, apolitique, la sensibilité "camp" serait une
vision du monde qui se définit exclusivement en termes de style -
mais d'un style particulier, vantant l'exagération et le mauvais
goût.
Le "camp", version contemporaine du goût surréaliste
(décrit par Breton dans Nadja) pour tout ce qui est
"pervers", excessif, sans utilité visible ? Sontag y voit plutôt
l'incarnation contemporaine du dandy : "camp" est la réponse
à la question : "Comment être dandy à l'âge de la culture de
masse ?" Et elle affirme, d'une manière tranchante
caractéristique : "Je suis très fortement attirée par le "camp"
et presque aussi fortement offensée."
En 1980, une semaine après la mort de Roland Barthes, Sontag
publie un bel hommage à cet intellectuel qu'elle admirait et qu'elle
considérait comme un ami. Lu aujourd'hui, son essai paraît à bien
des égards comme un autoportrait : Barthes, le grand maître de
l'essai court, du fragment, avait, dit-elle, une écriture "vive,
rapide, dense, pointue". Ce qu'il écrivait était polémique, mais
moins comme combat que comme célébration - il voulait "faire
partager ses passions". L'œuvre de Barthes célébrait surtout
"l'intelligence des sens", mais tout en défendant les sens il
n'a jamais trahi l'esprit. C'est une formule excellente pour parler
de Roland Barthes - et aussi, me semble-t-il, de Susan Sontag.
Susan Rubin Suleiman, professeur de littérature
française à l'université Harvard
Traductions françaises
1965 : Le Bienfaiteur (Seuil).
1967 : Contre l'interprétation
(Seuil).
1968 : L'œuvre parle (Seuil).
1969 : Voyage à Hanoï (Seuil).
1970 : Dernier recours (Seuil).
1976 : A la rencontre d'Artaud (Christian
Bourgois).
1979 : La Photographie (Seuil et
Christian Bourgois, sous le titre Sur la photographie,
1993).
1979 : La Maladie comme métaphore (Seuil
et Christian Bourgois, 1993).
1982 : L'Ecriture même : à propos de
Barthes (Christian Bourgois).
1983 : Moi et cetera (Seuil).
1989 : Le Sida et ses métaphores
(Christian Bourgois).
1995 : L'Amant du volcan (Christian
Bourgois).
2000 : En Amérique (Christian Bourgois),
National Book Award en 1999.
2003 : Devant la douleur des autres
(Christian Bourgois).
Reçoit le prix de la Paix à la Foire de
Francfort.