Peut-on combiner l'esthétisme et le formalisme avec l'engagement 
            politique et éthique ? Susan Sontag est attirée par les deux. Les 
            années 1970 voient la fin de la guerre au Vietnam, et aussi la fin 
            de la "contre-culture". Sans abandonner son allégeance à 
            l'esthétique moderne, aventureuse, Sontag se heurte à l'histoire, à 
            la maladie. Un de ses essais les plus mémorables, Fascinating 
            Fascism (1975), prend à partie ceux qui, sous la bannière de 
            l'esthétisme, refusent de voir l'idéologie fasciste qui sous-tend 
            toute l'œuvre de la cinéaste Leni Riefenstahl, favorite de 
            Hitler.
            Sontag fait presque une autocritique, puisqu'elle rejette 
            maintenant l'évaluation fondée sur l'esthétique "camp", 
            qu'elle avait définie, et qui pourrait faire de Riefenstahl, et 
            du nazisme, des objets de consommation prisés. Mais, dit-elle, c'est 
            moins elle que les temps qui ont changé : "Un art qui paraissait 
            éminemment digne d'être promu il y a dix ans, au nom du goût 
            minoritaire ou contestataire, ne paraît plus défendable aujourd'hui, 
            parce que les questions éthiques et culturelles qu'il soulève sont 
            devenues sérieuses, dangereuses même... Le goût est une affaire de 
            contexte, et le contexte a changé."
            Presque tout au long des années 1970, elle travaille sur son 
            livre consacré à la photographie, publié en 1977. Une de ses 
            conclusions : la photographie, dont elle a découvert le pouvoir 
            immense, choquant, à l'âge de 12 ans, en regardant un livre de 
            photos des camps de concentration, est à la fois le plus grand 
            convoyeur du "réel" et un agent de déréalisation : "Un événement 
            connu à travers les photos devient certainement plus réel... mais, 
            après des vues répétées des images, il devient aussi moins réel." 
            Réflexion puissante sur le rapport entre l'histoire et la 
            société du spectacle, On Photography est aussi un recueil 
            d'épigrammes, drôles, époustouflantes : "Quand nous avons peur, 
            nous tirons. Mais quand nous sommes nostalgiques, nous prenons des 
            photos." Ces analyses plutôt négatives seront modifiées en 2003, 
            dans son livre Regarding the Pain of Others, où elle revient 
            à la photographie pour reconnaître son efficacité comme moyen de 
            communiquer "la souffrance des autres". De même, elle écrit 
            dans son dernier article à propos des photos des tortures dans la 
            prison irakienne d'Abou Ghraib, que depuis un demi-siècle ce sont 
            les photos qui ont déterminé "comment les conflits importants 
            sont jugés et rappelés. Le musée de la mémoire occidental est de nos 
            jours surtout visuel".
            "CONTRE L'INTERPRÉTATION"
            L'autre versant du réel, la maladie : vers 1975, on lui découvre 
            un cancer du sein virulent - mais au lieu de se résigner, elle se 
            bat.
            Elle subit une chimiothérapie intense et elle écrit Illness As 
            Metaphor (1978), livre passionné (mais sans confessions : elle 
            ne mentionne nulle part sa propre situation) qui dénonce la 
            "manie romantique" de traiter certaines maladies comme des 
            indices de "caractère" plutôt que comme des maux qu'il faut chercher 
            à guérir. L'écriture de Sontag n'a jamais été plus tranchante, plus 
            vive, que dans ce petit livre (publié d'abord dans la New York 
            Review of Books, dont le rédacteur en chef Robert Silvers a 
            soutenu Sontag pendant cette période). Dix ans plus tard, elle y 
            ajoute un essai sur Le Sida et ses métaphores.
            Elle explique que son projet, à travers ces deux livres, est le 
            prolongement de ses premiers engagements esthétiques, car elle 
            cherche à étendre sa polémique "contre l'interprétation" en 
            littérature au domaine du "monde réel", celui du corps. Il ne faut 
            considérer les maladies dites mortelles - le cancer, le sida - 
            "ni comme une malédiction, ni comme une punition, ni comme une 
            gêne". Sans "signification profonde", ce sont simplement 
            des maladies - et pas forcément mortelles.
            Pas forcément. Elle a vécu presque trois décennies après son 
            premier cancer, mais à la longue c'est la maladie qui l'a 
            emportée.
            Susan Rubin Suleiman