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De l'esthétisme "camp" aux engagements éthiques
LE MONDE | 29.12.04 | 13h24

Peut-on combiner l'esthétisme et le formalisme avec l'engagement politique et éthique ? Susan Sontag est attirée par les deux. Les années 1970 voient la fin de la guerre au Vietnam, et aussi la fin de la "contre-culture". Sans abandonner son allégeance à l'esthétique moderne, aventureuse, Sontag se heurte à l'histoire, à la maladie. Un de ses essais les plus mémorables, Fascinating Fascism (1975), prend à partie ceux qui, sous la bannière de l'esthétisme, refusent de voir l'idéologie fasciste qui sous-tend toute l'œuvre de la cinéaste Leni Riefenstahl, favorite de Hitler.

Sontag fait presque une autocritique, puisqu'elle rejette maintenant l'évaluation fondée sur l'esthétique "camp", qu'elle avait définie, et qui pourrait faire de Riefenstahl, et du nazisme, des objets de consommation prisés. Mais, dit-elle, c'est moins elle que les temps qui ont changé : "Un art qui paraissait éminemment digne d'être promu il y a dix ans, au nom du goût minoritaire ou contestataire, ne paraît plus défendable aujourd'hui, parce que les questions éthiques et culturelles qu'il soulève sont devenues sérieuses, dangereuses même... Le goût est une affaire de contexte, et le contexte a changé."

Presque tout au long des années 1970, elle travaille sur son livre consacré à la photographie, publié en 1977. Une de ses conclusions : la photographie, dont elle a découvert le pouvoir immense, choquant, à l'âge de 12 ans, en regardant un livre de photos des camps de concentration, est à la fois le plus grand convoyeur du "réel" et un agent de déréalisation : "Un événement connu à travers les photos devient certainement plus réel... mais, après des vues répétées des images, il devient aussi moins réel." Réflexion puissante sur le rapport entre l'histoire et la société du spectacle, On Photography est aussi un recueil d'épigrammes, drôles, époustouflantes : "Quand nous avons peur, nous tirons. Mais quand nous sommes nostalgiques, nous prenons des photos." Ces analyses plutôt négatives seront modifiées en 2003, dans son livre Regarding the Pain of Others, où elle revient à la photographie pour reconnaître son efficacité comme moyen de communiquer "la souffrance des autres". De même, elle écrit dans son dernier article à propos des photos des tortures dans la prison irakienne d'Abou Ghraib, que depuis un demi-siècle ce sont les photos qui ont déterminé "comment les conflits importants sont jugés et rappelés. Le musée de la mémoire occidental est de nos jours surtout visuel".

"CONTRE L'INTERPRÉTATION"

L'autre versant du réel, la maladie : vers 1975, on lui découvre un cancer du sein virulent - mais au lieu de se résigner, elle se bat.

Elle subit une chimiothérapie intense et elle écrit Illness As Metaphor (1978), livre passionné (mais sans confessions : elle ne mentionne nulle part sa propre situation) qui dénonce la "manie romantique" de traiter certaines maladies comme des indices de "caractère" plutôt que comme des maux qu'il faut chercher à guérir. L'écriture de Sontag n'a jamais été plus tranchante, plus vive, que dans ce petit livre (publié d'abord dans la New York Review of Books, dont le rédacteur en chef Robert Silvers a soutenu Sontag pendant cette période). Dix ans plus tard, elle y ajoute un essai sur Le Sida et ses métaphores.

Elle explique que son projet, à travers ces deux livres, est le prolongement de ses premiers engagements esthétiques, car elle cherche à étendre sa polémique "contre l'interprétation" en littérature au domaine du "monde réel", celui du corps. Il ne faut considérer les maladies dites mortelles - le cancer, le sida - "ni comme une malédiction, ni comme une punition, ni comme une gêne". Sans "signification profonde", ce sont simplement des maladies - et pas forcément mortelles.

Pas forcément. Elle a vécu presque trois décennies après son premier cancer, mais à la longue c'est la maladie qui l'a emportée.

Susan Rubin Suleiman

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.12.04


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