logo libe

Rebonds

Faute d'un point de vue sur Hitler, le film allemand incite à la compréhension du nazisme.
«La chute» et le mal national

Par Wim WENDERS
mercredi 01 décembre 2004

Wim Wenders cinéaste.



de nos jours, aller au cinéma n'est pas sans danger. Les bruits sinistres qui résonnent à mes oreilles alors que je cherche une place dans l'obscurité s'avèrent être la bande-annonce du nouvel Exorciste. Bientôt, la situation se gâte, et celle d'Alien contre Predator me donne une franche impression d'agression. Pourquoi payer un prix si élevé avant de pouvoir regarder un film ? Mais ce n'est pas fini ; j'ai aussi droit à la bande-annonce de Mémoire effacée, où il est visiblement question de vies humaines que l'on peut supprimer. Des gens meurent, et c'est comme s'ils n'avaient jamais vécu. Ils se dissolvent dans le néant, en même temps que leur propre histoire. Ce n'est qu'en écrivant ces lignes que je constate à quel point cela me préparait à voir Hitler, sans que je m'en doute et sans que personne l'ait vraiment voulu ainsi ; non, c'est le «paysage cinématographique» actuel qui est responsable de cela. Ce paysage, un producteur allemand, Bernd Eichinger, duquel je fais grand cas, l'a enrichi de deux films. Il est producteur exécutif de Resident Evil (1) qui, selon le magazine spécialisé américain Variety fait un carton au box-office, tandis que la Chute (2) remplit toutes les salles allemandes. A priori, le succès de cet homme est fait pour me réjouir.

Alors que Resident Evil se passe dans le futur, l'action de la Chute se situe, comme on le sait, il y a quelque soixante ans. Mais ces films passent aujourd'hui, dans ce Sony Center de Berlin où j'ai pris une place, dans cette ville que l'on voit sombrer dans le second, et qui ressemble tant à la cité fictive Raccoon du premier. Resident Evil aurait pu en tout cas faire un bon film sur le fascisme, ce qu'il est peut-être d'ailleurs en partie. On y parle d'un empire dominant le monde appelé Umbrella, d'armes biologiques et de lavages de cerveau, mais aussi de morts qui ressuscitent pour manger les vivants. Une femme, Alice (Milla Jovovich), à moitié clonée, mais qui a bon coeur, multiplie les actes héroïques pour aider les pauvres humains à lutter aussi bien contre les zombies que contre la clique des méchants qui les gouverne avec le mépris qu'on imagine. Ces derniers mènent des expériences biogénétiques dans le but d'élaborer une race humaine parfaite, mais voilà qu'une erreur de programmation fait ressusciter les morts. Difficile de concevoir un scénario plus débile. On parlera de film commercial, pour passer rapidement à l'autre, la véritable oeuvre qu'est, à n'en point douter, la Chute, dont on a même pu lire qu'il s'agissait d'un «chef-d'oeuvre».

Un professeur d'histoire intelligent, Joachim C. Fest, a écrit un livre sur les douze derniers jours du IIIe Reich, livre qui a inspiré le film. Autre source d'inspiration de la Chute, comme on ne le sait que trop : les notes de Traudl Junge, la dernière secrétaire d'Hitler. La compétence du professeur, conjuguée à l'authenticité d'un témoin direct des événements, voilà qui ne permet pas de douter de la véracité du propos ! C'est d'ailleurs dans cet esprit que le film a été lancé : «Nous savons de quoi nous parlons.»

Mais, quand on raconte quelque chose, il ne suffit pas de savoir de quoi on parle, il faut aussi savoir de quel point de vue on se place et comment on se positionne par rapport à ce qu'on dit. Et ces deux derniers points, dans la réalisation de ce film, ont été scandaleusement négligés, voire, ce qui est pire, volontairement écartés.

Il suffit de regarder le début. Un homme cherche une secrétaire ; pas n'importe qui, le Führer en personne ! Les candidates arrivent dans la nuit et le brouillard, normal, c'est la guerre, puis elles s'assoient en rang d'oignons dans la salle d'attente, tout excitées. Elles finissent par tourner la tête (et nous aussi) vers une porte qui s'ouvre et là, avec effet de caméra garanti, Hitler apparaît. Le voilà ! L'homme est extrêmement sympathique et agréable, ne demande qu'une seule chose à ces dames : d'où elles viennent, et finit par choisir la plus mignonne, bien évidemment originaire de Munich. Il lui fait passer un test, «bon, allez, on y va», et lui pardonne avec indulgence de ne pas être si bonne dactylo que ça. Fräulein Junge ne tarde pas à sortir du bureau (l'air accablé, ne vient-elle pas de tout rater ?), toutes les autres la regardent en retenant leur souffle, et elle leur annonce, rayonnante, qu'elle a le job. Toutes les autres candidates se réjouissent, lui sautent au cou, et le spectateur se mêle à cette allégresse. Il vient juste, malgré lui, de s'identifier à la jolie et gentille Traudl. Il ne va cesser de le faire dans les deux heures qui suivent.

Dans la Chute beaucoup de choses sont montrées de son point de vue. Le point de vue d'une jeune personne innocente, d'ailleurs acquittée à Nuremberg pour cette raison même. Et il n'y a rien à redire à cela. Mais dans la dernière phrase, prononcée par la véritable Mme Junge devenue adulte, le film prend quelque distance par rapport à cette vision naïve car «être jeune n'excuse pas de ne pas avoir compris certaines choses.» Mme Junge va même jusqu'à dire : «J'ai beaucoup de mal à me le pardonner.»

Le film partage-t-il cette prise de conscience, et communique-t-il ce changement d'état d'esprit ? Une chose est sûre, le récit n'est que celui de la jeune et naïve Traudl, les réflexions de la vieille Mme Junge sont reléguées à la fin, dans toute leur brièveté. Et, même là, il n'y aurait rien à redire, si la Chute était le film de «son histoire». Mais justement, il ne l'est pas. C'est aussi le film de notre professeur d'histoire ; c'est de son point de vue que d'autres scènes nous sont montrées, auxquelles Traudl n'a pas le droit de participer. Dans ces scènes, on voit défiler tous les hauts dignitaires du régime nazi, en nombre si important que la tête vous en tourne (heureusement, le «Who's Who du bunker du Führer» figure sur la page Web du film), on dévoile des plans de bataille, on fait des rapports. Ces scènes veulent se faire l'écho de l'«Histoire», elles ont un goût amer de «c'était-comme-ça-et-pas-autrement», celui, justement, de la vision de M. Fest. S'il y en a un qui sait, c'est bien lui, n'a-t-il pas écrit le livre ? Il n'y a rien à redire non plus contre ce livre. Il fait partie des milliers de livres écrits sur le IIIe Reich. Il porte la griffe de l'historien. Mais celle-ci ne se transpose pas si aisément des pages d'un livre aux images d'un film. Les images ont besoin d'un point of view clair, d'une position que la Chute ne fait que simuler.

Parallèlement à ce saucissonnage des scènes avec Traudl, et du double point de vue hybride qui en résulte, d'autres perspectives de narration apparaissent encore. Par exemple, les aventures de ce petit membre des Jeunesses hitlériennes, décoré de la croix de fer par le Führer en personne, parce qu'il a arrêté deux chars russes. «Donc, tu t'appelles Peter. J'aimerais que mes généraux aient autant de courage que toi.» On suit le garçon à travers l'horreur de la ville assiégée, sur laquelle s'abat une pluie de bombes, lesquelles déchiquettent les gens sous nos yeux. On voit des commandos punitifs de SS arpenter les rues, pendre le père de Peter et massacrer sa mère. Et c'est justement cette jeune tête blonde allemande qui sauve Traudl à la fin. Oui, on a du mal à y croire, mais il surgit du néant, prend la main de la secrétaire et la conduit vers la liberté, à travers les lignes russes, puisqu'on sait bien que les soldats russes ne font rien à une mère accompagnée de son enfant. Mais qui conduit le récit, à cet endroit ? Ma mère l'Oye ? En tout cas, ni Mme Junge ni M. Fest. Le «cinéma», peut-être ?

Comment mieux prouver le manque de point de vue de ce film qu'en relevant la pire bévue qu'il commet. Alors qu'on passe son temps à voir des bras et des jambes arrachées, des soldats se faire massacrer, l'état-major allemand se tirer une balle dans la tête, les corps tomber avec un gros plan sur le point d'impact, un milicien de la Volkssturm abattre sa copine avant de se suicider, alors que tout cela est montré in extenso, le film fait preuve, à deux endroits, d'une sollicitude touchante. Hitler demande à son adjudant de lui procurer de l'essence, «pour que les Russes ne puissent pas exposer mon cadavre». «Un ordre terrible, mais je vais l'exécuter», répond le subordonné. Et que fait le film ? Eh bien, il exauce le souhait du Führer ! On voit tout dans la Chute, tout, sauf la mort de Hitler ! C'est derrière une porte close que l'homme se donne la mort (à lui, et à son Eva), avec une balle et du poison. Et comme Hitler détourne le regard quand meurt son berger allemand Blondie, la caméra détourne le sien quand il meurt à son tour. Traudl est en train de préparer des tartines aux enfants Goebbels quand retentit le coup de feu. «Touché !», s'écrie l'aîné, réjoui. Puis tous ouvrent la porte pour jeter un coup d'oeil. A nous, gens d'aujourd'hui, il ne nous est pas permis de voir ce qu'ils voient. Ils détournent la tête, l'air effrayé et endeuillé. «M. le Reichsleiter, il l'a fait !», dit l'homme, comme s'il s'agissait de quelque chose d'inconcevable. «Je déclare que le Führer est mort.» Dans ce film, cela n'aurait pas dû être une déclaration. Pourquoi, tout à coup tant de décence, tant de discrétion, pourquoi cette pudeur soudaine ? Pourquoi, bordel de merde ? ! Pourquoi ne pas montrer que ce salopard est enfin mort ? Pourquoi lui faire cet honneur, que le film ne fait à aucun de tous ceux qui doivent y mourir à la chaîne?

Aucun ? Mais si ! L'exception vaut aussi pour un autre. Quand Goebbels est face à sa femme et qu'il lève son pistolet, comme dans un duel de western, la caméra, une nouvelle fois, se détourne avec élégance. Mais, à part cela, elle filme toujours tout ! Trente secondes plus tard, elle n'hésite pas à nous monter comment un certain Schädle se fait si bien sauter la cervelle qu'elle gicle contre le mur. On voit des milliers de cadavres, il n'y a que celui du Führer qui reste invisible. Il est traîné dans une couverture et jeté dans une fosse. Et quand on a fini de verser de l'essence sur son cadavre, il y a ce cut qui me fait mal encore aujourd'hui. Oui, après qu'on a vu l'essence se déverser, avec un gros plan sur le jerrycan et des glouglous bien sonores, il y a un cut suivi d'un plan serré sur la bouteille de liqueur qu'est en train de vider Traudl ­ «glouglou», continue de faire la bande son ­, elle boit pour se donner le courage de foutre enfin le camp. «Non, c'est pas possible», me suis-je dit. Et pourtant, il était tout ce qu'il y a de plus vrai, ce cut d'une bêtise incroyable.

Quel narrateur se cache derrière cela ? Quelle vision ce film livre-t-il ? Pourquoi ne devons-nous pas voir mourir Hitler et Goebbels ? N'est-ce pas ce procédé d'escamotage qui en fait, justement, des figures immortelles, mythiques ? Pourquoi ces monstres ont-ils gagné le droit de se retirer dignement, alors que tous les autres Allemands, bons et mauvais, sont purement et simplement canardés ? A quel processus de refoulement sommes-nous en train d'assister ? Mais peut-être ces scènes nous seront-elles livrées comme bonus dans le DVD ? Dans Resident Evil, les choses se terminent dans les règles : à la fin, le Grand Manipulateur est jeté en pâture aux morts (aux monstres, aux sous-hommes) qui n'en font qu'une bouchée. Voilà au moins qui sert l'histoire. Pas celle avec un grand H, mais celle du cinéma.

La Chute, quant à lui, ne mérite ni petit ni grand H. Avant tout, ce film ne prend pas position, ni sur le fascisme ni sur Hitler. Il laisse au spectateur le soin de se forger sa propre opinion, puisqu'il n'en a pas ou feint de ne pas en avoir. A la fin de Resident Evil, film commercial, le fascisme continue d'être un danger latent ; il y a ce malaise d'un «mal national» certainement devenu entre-temps une corporation fasciste avec des ramifications dans le monde entier. La Chute, en revanche, nous laisse sur une image de soleil, de liberté. Alors que les deux héros allemands survivants pédalent vers la liberté, une lumière de soleil artificielle éclaire en effet Traudl et le petit Peter des Jeunesses hitlériennes. Et ce qui suit dans le générique tient de la caricature. Cela commence par la date de la capitulation, pour évoquer ensuite les 6 millions de Juifs dont le film n'a pas parlé, pas voulu ou pas pu parler, et passer enfin, sur une musique qui met tout au même niveau, au destin individuel de ceux, humains ou monstres, qu'on a pu croiser dans ce laps de temps de douze jours. Himmler et Göring partagent le même panneau que tous les autres criminels de guerre ou tous les autres bons Allemands, Traudl et Peter, ainsi que des millions d'anonymes ; bourreaux et victimes sont donc réunis une dernière fois dans la neutralité plate de ce film qui me met dans une telle rage.

Le manque de positionnement de la Chute laisse les spectateurs dans l'incertitude. Ils sont conduits vers un trou noir, en cela qu'ils sont invités, de façon (presque) anodine, à voir cette époque du point de vue des coupables, en quelque sorte, ou du moins en manifestant à leur égard une bienveillante compréhension.

Traduit de l'allemand par Laurent Muhleisen

Une version longue de ce texte a été publiée le 21 octobre dans Die Zeit.

(1) Libération a rendu compte de Resident Evil dans son édition du 13 octobre.

(2) Der Untergang (la Chute), sorti en septembre en Allemagne (Libération du 15 septembre), sera sur les écrans français le 5 janvier. Bernd Eichinger en est le producteur délégué et le scénariste. Il a été réalisé par Olivier Hirschbiegel, Bruno Ganz y interprète le rôle d'Adolf Hitler.

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=258186

 

© Libération