Olivier
Iteanu "Contrôler les contenus en réseau peut nuire
aux libertés individuelles" Téléchargement
illégal, secret des mails, Loi sur l'économie
numérique... Olivier Iteanu, avocat et auteur
deu livre "Tous cybercriminels" * a répondu
à vos questions. . (Juin
2004)
La LEN a-t-elle changé la nature juridique des
correspondances dites privées ? Y voyez-vous, en tant que juriste,
un recul des libertés individuelles ou simplement un point de droit
pour tous les juristes de France ? Olivier Iteanu.
Je ne vois pas de rapport direct entre le statut des correspondances
privées et un recul des libertés individuelles. En revanche, vous avez
raison de pointer une tendance générale à vouloir contrôler les
contenus en réseau, tendance qui conduit à une situation où les
libertés individuelles peuvent reculer.
Quel risque judiciaire
potentiel encourt un internaute, qui par le biais d'un logiciel type
Emule, télécharge une version piratée d'un film ?
Dans la loi Perben II, les sanctions de ce type de téléchargements sont
passées à trois ans de prison et 300.000 euros d'amende. Le délit de
contrefaçon, surtout, a pris une ampleur inattendue car il est
désormais possible à un juge d'instruction de mettre en détention
provisoire un prévenu coupable de ce type de délit. Avec la peine
précédente (deux ans de prison), cela n'était pas possible.
Pouvez-vous m'expliquer le choix du titre de votre livre ?
C'est une provocation. L'idée est la suivante :le législateur sent
bien que la loi seule ne peut résoudre tous les problèmes. Au lieu de
le dire, on assiste à une fuite en avant où il multiplie les peines,
crée de nouveaux délits etc. donc tous cybercriminels semble être la
direction donnée.
Alors, dans la cybercriminalité : qui donc est responsable ?
Logiquement, dans le monde réel, et dans un monde idéal, ce devrait être l'auteur de l'infraction.
Le phishing est en très nette progression en France. Concrètement, quel recours est-ce que l'on a contre cette pratique ?
C'est de l'escroquerie, donc un recours judiciaire classique : le
problème ici n'est pas juridique. C'est souvent un problème de gendarme
et de voleur : comment identifier l'auteur de l'infraction ?
Quelles dispositions doivent prendre les
éditeurs de contenu après l'amendement Tregouët sur la non-prescription
des délits de presse en ligne ?
A ma connaissance, le recours devant le Conseil constitutionnel est
toujours en cours. On doit espérer qu'il aboutira car sinon, c'est la
liberté de s'exprimer sur le réseau qui va en pâtir.
L'anonymat est-il juridiquement un droit sur Internet ?
Sur Internet, on est plus sur un système dit de pseudonymat que
d'anonymat : on laisse toujours des traces interprétables. Le
pseudonymat est implicitement reconnu par la loi - voir le décret sur
la signature électronique du 30 Mars 2001 (article 5 f). En soi,
l'anonymat n'est évidemment pas illégal.
Est-ce que les anonymiseurs et autres logiciels sont légaux ?
En soi, ce que vous appelez les anonymiseurs ne sont pas illégaux.
Que pensez-vous de la dernière campagne du SNEP ?
Je n'en pense pas du bien. D'autres que moi l'ont dit, y compris des
sociétés d'auteurs et d'artistes. Mais c'est le marketing de la peur.
Quels sont les spécificités du cybercrime par rapport au crime traditionnel ?
Il nécessite une connaissance primordiale des systèmes d'information. Il y a aussi beaucoup moins de sang.
Peut-on vraiment contrôler Internet, n'est il pas utopique d'interdire ce qu'il n'est pas possible de faire ?
Tout à fait, c'est totalement illusoire. La loi seule ne peut rien.
Elle doit composer avec trois autres normes non juridiques: les
pratiques ou usages, le marché, et la technique.
Pourquoi les sites consacrés à des cracks et des liens de peer to peer ne sont-il pas supprimés par les hébergeurs ?
Le P2P n'est pas en soi illégal: pourquoi ces liens seraient ils
supprimés ? C'est la culture d'échange et de coopération qui
promeut Internet.
Quid de la responsabilité du gestionnaire de réseau quant aux dossiers personnels ?
En entreprise, la boîte aux lettres du salarié est protégée au titre du
secret des correspondances privées (Arrêt Nikon Oct. 2001). S'il accède
à ces messages en dépit de cette protection, c'est un délit et il court
le risque d'être poursuivi pénalement. En tout état de cause, si
l'entreprise entend utiliser ces messages contre son salarié (par
exemple dans le cadre d'un licenciement), la pièce pourra être rejetée
car illégale.
La lutte désespérée des majors contre le peer
to peer ne va t'elle pousser les logiciels à devenir de plus en plus
anonymes ?
C'est une évolution que l'on constate déjà: c'est bien la course entre le "gendarme et le voleur".
Qu'est-ce qui vous a motivé à rédiger "Tous Cybercriminels" ?
En dehors de l'argent :-)) On sort de la réflexion théorique sur
Internet et le droit pour entrer dans le vif du sujet : surtout,
j'ai perçu une absence de direction donnée par nos autorités publiques
pour lutter contre la cybercriminalité. J'ai tenté de faire la synthèse
de ce mouvement qui ne me parait pas aller dans le bon sens.
Tous cybercriminels, c'est très sécuritaire comme discours...j'allais dire très sarkozien actuellement, non ?
Sauf erreur, le discours sarkozyen aurait plutôt été tous policiers non ? Mais on s'éloigne du sujet.
On parle beaucoup d'usurpation d'identité aux Etats-Unis. Pensez-vous que ce phénomène va bientôt arriver en France ?
Il est déjà là: dans le livre, je rapporte une histoire de ce type qui
s'est passée dans le sud de la France. Nous ne sommes pas encore très
familiers avec nos nouvelles identités logiques (e-mail, adresse ip,
etc.).
Que pensez-vous de la LEN ? Est-elle le produit des majors ?
Si on avait voulu instaurer un climat de méfiance, on ne s'y serait pas
pris autrement. La loi est une agrégation de sujets divers et variés,
elle est donc très difficilement lisible et ça, c'est déjà le début de
l'insécurité juridique. Quant à dire qu'elle est le produit des majors,
cela me paraît exagéré : en revanche, il est clair que nos
représentants ont tenté, notamment, de "rassurer" l'industrie du disque.
Croyez vous que la LEN remette en cause la jurisprudence Kitetoa, dont vous fûtes l'avocat ?
Non absolument pas ! Cette jurisprudence me semble de bon sens. Pour
mémoire elle fixe deux grandes règles qui protègent les internautes:
1/ il y a présomption de caractère public à tout contenu librement
accessible sur le net;
2/ en cas de défaillance de sécurité de la part de l'éditeur d'un site,
c'est à lui 'en assumer la conséquence et pas à l'internaute d'être
poursuivi pour le délit d'accès frauduleux à un système.
Certaines personnes n'hésitent pas à usurper
des adresses e-mails pour envoyer des virus ou autre. Il est fatigant
de voir sa propre adresse e-mail dans des messages dont on n'est pas
l'auteur. Comment faire arrêter cela ? Quel recours
juridique ?
Il y a une pléthore de textes juridiques qui peuvent s'appliquer, notamment 434-23 code pénal (voir legifrance.gouv.fr).
"Tous cybercriminels" : Pensez-vous que tout individu voyant une pomme sur un étalage pense à la voler, même un instant ?
La criminalité est un fait normal de la société: la criminalité
témoigne même de son bon fonctionnement - ce sont les sociologues de la
criminalité qui le disent. La criminalité devient pathologique quand le
ratio actes / population dépasse un certain seuil. C'est
aussi le devoir de la société de fixer des règles et des bornes et de
sanctionner justement l'atteinte à l'ordre public.
Il paraît que seul l'upload de fichier sous copyright est interdit et non le download , est ce vrai ?
Juridiquement, c'est la même chose dans les deux cas: la question est
de savoir si celui qui up ou download a l'autorisation de l'auteur pour
la mise à disposition au public du contenu protégé.
Avez-vous une origine corse ? Si oui, vous devez avoir une opinion sur le développement du haut débit en corse ?
Pas d'origine corse mais si vous avez une maison à prêter... Le haut débit en Corse ? Parlez-vous d'Internet ?
Avez-vous beaucoup de dossiers Internet que vous suivez en tant qu'avocat ? Si oui, de quel type ?
En tant qu'avocat je suis (et parfois j'essaie de précéder :-) des
dossiers TIC donc notamment Internet si ça touche aux technologies.
Votre livre Tous Cybercriminels est-il diffusé en ligne ?
Pourquoi ? Vous souhaitez l'échanger ?
Estimez-vous que les données personnelles sont en réel danger à partir du moment où elles sont en ligne ?
Elles ne devraient pas être en danger: la loi prévoit depuis 26 ans des
peines sévères pour ceux qui collectent des données à caractère
personnel de manière déloyale ou illicite, notamment sans
l'autorisation de leur propriétaire; mais il faut reconnaître que ces
dispositions ont été très très peu appliquées.
Avez-vous participé à la manif' Odebi samedi dernier ?
Non, mais j'ai protesté dans ma cuisine de mon côté. Plus sérieusement,
cette organisation agite et c'est toujours bon pour le débat: l'un de
ses animateurs, Pascal C. (gardons son anonymat) a écrit de très bons
papiers sur le sujet des libertés individuelles et Internet.
Vous êtes avocat. Avez-vous des téléprocédures juridiques qui vous aide dans votre métier ?
Vis à vis des tribunaux non; maintenant en interne, vis à vis des
clients, des partenaires (huissiers, mandataires, avoués etc. ...),
oui. On ne saurait plus travailler aujourd'hui sans le réseau et ses
services.
Que pensez-vous de ceux qui disent que le piratage est essentiel pour le développement des systèmes et de leur sécurité ?
Je ne crois pas que le piratage soit essentiel. Je pense qu'il y a
consensus pour défendre la création et les créateurs. C'est d'ailleurs
plutôt l'industrie que les créateurs qui réagissent violemment aux
nouvelles pratiques, mais personne ne peut être favorable au piratage.
Vous êtes la première personnalité à chatter après Raffarin. Cela vous fait quelle impression ?
Mal.
Qelle est la réglementation en matière de jeux concours en ligne ?
Les jeux concours fondés sur le hasard ont été très longtemps interdits
et réservés à l'Etat (LFJ) mais les choses évoluent au niveau européen.
On murmure qu'il sera bientôt légal de
collecter toutes les adresses IP des adeptes de peer to peer dans une
base de données, est-ce une menace réelle ?
Cette collecte est déjà possible sous contrôle judiciaire (sur requête
ou commission rogatoire). Rien de changé en l'occurrence.
Vous trouvez les SMS trop chers ? En envoyez-vous ?
Non, je chat seulement.
L'ordinateur en tant que machine est il une propriété privée ?
C'est une très bonne question. Dès l'instant où la loi prévoit (depuis
d'ailleurs janvier 1988) que l'accès dans un système (on ne dit pas
ordinateur dans la loi mais on parle de STAD pour système de traitement
automatisé de données) peut être puni s'il est accompli même sans dégât
à l'insu du maître du système, c'est reconnaître implicitement
l'appropriation possible des ordinateurs. Il n'existe pas de règle
légale explicite sur cette question.
Le brevet logiciel. Où en est-on vraiment ? On a du mal à s'y retrouver aujourd'hui.
Vous n'êtes pas seul. L'enjeu du brevet c'est principalement les
fonctionnalités des logiciels que certains voudraient s'approprier car
le droit d'auteur (autre technique de protection des logiciels) ne
couvre pas ces fonctionnalités.
Compte-tenu de votre expérience Internet, quelle est l'affaire Internet qui vous a le plus passionné ?
C'est un vaudeville électronique : un ex-mari a craqué les boîtes
aux lettres du nouveau compagnon de son ex-femme, lesquels étaient
hébergés dans deux webmails gratuits, et a trouvé que le nouveau
compagnon entretenait une correspondance avec une maîtresse.
Puis-je poursuivre mon fournisseur d'accès
pour publicité trompeuse en cas de dysfonctionnement perpétuel dans ma
connexion (e-mails reçus avec des jours de retard, petit débit au lieu
de 640 kilobits par seconde, etc) ?
Vous pouvez déjà envisager, d'une part, de changer de FAI, d'autre
part, de rompre votre contrat si celui-ci ne rend pas le service voulu.
Quant à la publicité mensongère, il faudrait prouver que le FAI l'a
publiée avec l'intention de vous tromper, c'est-à-dire en sachant qu'il
ne rendrait pas le service : plutôt difficile.
D'après votre réponse sur la jurisprudence
Kitetoa , si seul l'éditeur d'un site est responsable en cas de faille
dans la sécurité, est-ce que ça veut dire que tout internaute a le
droit de télécharger les fichiers sensibles rendus accessibles tant que
la faille n'est pas corrigée ?
Son accès ne sera pas répréhensible mais la loi Godfrain du 5 Janvier
1988 (article L 3232-1 du code pénal) prévoit aussi le délit de
maintien frauduleux : cela veut dire que si vous accédez là où
vous ne devriez pas par une faille, la jurisprudence kitetoa pourrait
s'appliquer à vous. En revanche, si, ayant pris conscience de la
faille, vous vous maintenez et vous téléchargez, vous pouvez alors être
poursuivi au titre du délit de maintien frauduleux dans un STAD.
Un pronostic pour l'Euro de football ?
La Chine.
Quand on voit que Microsoft vient de breveter le double clic, peut-on vraiment TOUT breveter ?
Les brevets sont délivrés par des administrations publiques qui sont
assez peu regardantes, mais le brevet doit répondre à des conditions
précises pour être valide et peut être par la suite annulé par les
tribunaux. Je ne me prononcerais pas sur la validité du brevet que vous
indiquez, mais la question de cette validité pourrait être posée, me
semble t'il.
Pourquoi ne lancez-vous pas un service de
consultation d'information et de conseil juridique en ligne ?
D'autres confrères l'ont fait....
Ce n'est pas notre stratégie. Nous sommes une petite structure dite de
niche. Mais il y a de plus en plus d'avocats de très bon niveau qui
rendent ce service : tant mieux.
Y-a-t-il une différence importante entre la
copie illicite pour un usage personnel et la même copie diffusée pour
un enrichissement ?
Non, la loi ne fait pas de différence. Les tribunaux, dans
l'application éventuelle d'une peine, le feront et devraient être plus
sévères avec le second qu'avec le premier.
Reporters sans frontières publie une liste des
ennemis d'Internet. Vous voudriez ajouter des noms de personnalités ou
des lobbies ?
Gérard Le Condrieux, John Leslitboot, et le célèbre Rikiki ;-)
En tant qu'avocat, avez-vous un avis sur le dossier Xavier Niel du groupe Iliad ?
Non aucun avis.
Quelles sont les perspectives d'avenir en cas
de stage au sein de votre cabinet ? Peut-on facilement
l'intégrer ? Quels sont les critères de sélection ?
Mon stagiaire qui se trouve juste derrière moi, Stéphane Pellerin, me répond No Future.
Il y a vingt ans, le droit d'auteur était
prélevé à la source et on pouvait copier une cassette audio pour ses
amis. Qu'est-ce qui a changé ?
La licence légale avec une taxe sur les disques durs et les CD est
demandée par certaines organisations, telles que l'Adami, qui ont
compris qu'il fallait rebondir sur les pratiques et les usages plutôt
que de mener un combat d'arrière-garde.
Après la création d'un droit autonome de l'Internet, quelle est la prochaine étape importante d'un point de vue juridique ?
Justement, je plaide pour un droit qui ne soit pas autonome mais parfaitement intégré dans le corpus des textes traditionnels.
Des pratiques comme le téléchargement massif
de fichiers sous copyright ou le cybersquatting ne sont-elles pas
simplement dues à une méconnaissance totale du droit par les
citoyens ? En théorie "nul n'est censé ignorer la loi", mais en
pratique... Faut-il enseigner le droit à l'école ?
Merci bug d'en revenir au péché originel ("la pomme"). Une
méconnaissance du droit, je ne le crois pas. Chacun sait que le
téléchargement de musiques protégées n'est pas légal dès l'instant où
cela se fait sans l'autorisation préalable des auteurs ou ayant droit,
mais votre suggestion d'apprendre le droit à l'école paraît de bon sens
dans une société de plus en plus concernée par la règle de droit.
Estimez-vous que les débats au parlement
autour de la LEN ont confirmé deux visions du Net : une de gauche
autour de la liberté, l'autre de droite plus sécuritaire ?
Non, je ne crois pas qu'on puisse parler d'une vision de droite ou de
gauche; en revanche, il est clair que cette césure existe bien mais
elle me semble plus du domaine des individus que d'étiquettes
politiques.
Etes-vous vous même un cybercriminel à vos heures ? Quels délits commettez-vous ?
Ne le répétez pas, ma mère me croit avocat -:).
Olivier Iteanu : Merci à
tous pour vos questions et continuez à vous impliquer dans la vie en
ligne car le réseau est notre bien commun et il faut le protéger.
A +.
*Tous cybercriminels, par Olivier Iteanu, Editions Jacques-Marie Laffont, 17 euros.