Par Catherine Clément,
philosophe et romancière.
Avec guère moins de quinze mille morts sur les
côtes du Tamil Nadu et du territoire de Pondichéry, ainsi que
dans les archipels d’Andaman et de Nicobar, l’Inde fait partie
des nations les plus touchées par le tsunami, après
l’Indonésie et le Sri Lanka qui ont accepté l’aide
internationale pour les premiers secours, le Sri Lanka, tout
de suite, l’Indonésie, très tôt. Mais si elle semble prête à
accepter des fonds ultérieurs pour la reconstruction, l’Inde a
refusé toute aide d’urgence, d’emblée. L’Occident n’aime pas
cela du tout.
Sur les écrans français, les premiers jours, on
entendit de jeunes grandes reporteuses s’indigner de ce
comportement, exiger l’ouverture des îles Andaman, s’appuyer
sur des rumeurs invérifiables pour accuser l’Inde de les
abandonner, mettre en cause le gouvernement de l’Inde sans
percevoir leur arrogance, leur insupportable arrogance de
filles issues d’un pays riche, anciennement colonial de
surcroît. Puis on nous apprend qu’ à la conférence de Jakarta,
l’Inde s’est assise « à la table des donateurs »,
avec le ton qu’on avait autrefois pour parler de la table des
maîtres. Certes, l’émotion submerge ceux et celles qui,
courageusement, affrontent, micro en main, l’horreur des corps
gonflés sans têtes ni bras ni jambes, et le regard désespéré
des survivants. Mais à la fin, cela suffit ! En 1990,
c’est l’Inde qui envoya des denrées alimentaires en Union
soviétique, qui connaissait de sérieux problèmes agricoles.
L’Inde aidant la Russie ? Oui.
La première catastrophe humanitaire de
l’après-guerre se déroula en Inde en 1947, dans l’indifférence
des nations épuisées par quarante millions de morts. Décidée
par le travailliste Clement Atlee avec d’excellentes
intentions, la partition des Indes britanniques entre Pakistan
et Inde fut bâclée par lord Mountbatten, et trop vite acceptée
par Mohammed Ali Jinnah, leader de la Ligue musulmane d’un
côté, et Jawaharlal Nehru, leader du Parti du Congrès, de
l’autre. Hindous, musulmans et sikhs s’entre-égorgèrent sur le
chemin d’un double exode : les musulmans rejoignant le
Pakistan, les hindous rejoignant l’Inde, et les deux
traversant le Penjab, pays des Sikhs, sottement partagé par le
milieu. Encore aujourd’hui, on ne connaît pas le nombre des
morts : entre 300 000 et 500 000 ? Davantage ?
On ne sait pas. Cette catastrophe a laissé en Inde
d’ineffaçables empreintes dans la mémoire collective. À la fin
de l’automne, quand les massacres et les épidémies
s’arrêtèrent, commença la guerre du Cachemire ; en dépit
de l’opposition du Mahatma Gandhi, Nehru fit appel à l’ONU,
qui envoya sur la frontière ses tout premiers observateurs.
Ils y sont encore. Autant dire qu’en matière de désastres et
d’appel à l’ONU, l’Inde n’a de leçon à recevoir de personne au
monde.
Fille de Nehru, qui fut l’un des hérauts du
Mouvement des non-alignés, Indira Gandhi, alors premier
ministre de l’Inde, se trouva confrontée en 1966 à une menace
de disette. En cas pareil, l’Union soviétique vendait du blé,
mais cette année-là, les récoltes seraient - mauvaises dans
l’Union. Indira Gandhi alla voir le président des États-Unis
d’Amérique, Lyndon Johnson, qui l’attendait de pied
ferme : car à l’époque, les Américains anticipaient
parfaitement bien la mesure des récoltes en Union soviétique.
Sitôt la visite officielle terminée, les pressions américaines
commencèrent. Lyndon Johnson accorderait à l’Inde l’aide
alimentaire nécessaire, sous condition qu’elle accorderait sa
voix aux États-Unis à l’Assemblée générale de l’ONU à propos
du Vietnam. L’Indienne refusa tout net ce chantage, et
convoqua les plus grands savants de son pays. À eux de se
débrouiller pour dénicher les graines capables d’assurer
plusieurs récoltes au lieu d’une. Les savants s’exécutèrent,
notamment le grand généticien Subramanyan. En quelques années,
ce fut fait : il n’y eut plus jamais d’insuffisance
alimentaire en Inde. Cette révolte de pauvres s’appelle la
Révolution verte et c’est à cause d’elle que l’Inde put
nourrir l’Union soviétique en difficulté.
La politique indienne se partage aujourd’hui
entre le Parti du Congrès, centre gauche, socialiste modéré,
qui a, heureusement, remporté les dernières élections et le
BJP, parti d’extrême nationalisme hostile aux 150 millions de
musulmans de l’Inde, voire franchement raciste. Il y a
quelques années, quand le BJP accéda aux affaires, l’un de ses
premiers gestes fut de faire exploser la deuxième bombe
atomique indienne. La première explosion nucléaire, en 1974,
s’affirmait pacifique et à des fins civiles, celle du BJP, en
1998, se voulait ouvertement militaire. Il n’empêche :
l’Inde entière fut soulevée d’enthousiasme devant cette
manifestation d’autonomie. Car s’il y a bien une chose qui
fait consensus en Inde, c’est la fierté nationale, le refus de
toute humiliation. Le ministre des Finances, Chidambaram,
vient de déclarer aux agences de presse que son pays acceptera
des fonds de reconstruction, mais dans la même déclaration, il
précise avec une légitime fierté que l’Inde a fait partie des
premiers donateurs.
Et du coup, on l’accuse. C’est le foutoir ?
Comme d’habitude ; en Inde, l’ordre naît du désordre. On
brûle très vite les corps ? Bien sûr, dans la journée,
selon le rite hindou. Mais on a commencé à vacciner aussi dans
la journée. On confie le soin des cadavres aux
« intouchables » ? Mais alors il ne faut pas
oublier de dire que l’ancien président de l’Inde, K. R.
Narayanan, est né dans cette catégorie qui n’est pas une
caste, et que l’Inde préfère appeler, aujourd’hui avec
respect, les « dalit ».
Même s’il existe en Inde 24 millions de
chrétiens, ils ne représentent que 2, 3 % de l’immense
population de l’Inde. Et même si c’est en Inde qu’ont trouvé
leurs voies le père Ceyrac, le Français, à Chennai (Madras),
mère Teresa, l’Albanaise, et le frère Gaston, le Suisse, dans
les bidonvilles de Calcutta, le statut du caritatif en Inde
n’est pas d’origine chrétienne. Pas du tout ! La
solidarité en Inde provient des liens étroits à l’intérieur de
la famille élargie dont aucun membre ne doit demeurer à
l’abandon, mais surtout, elle prend sa source dans des
religions proprement indiennes : l’obligation caritative
permanente que la religion sikh fait à chacun de ses membres,
la tradition compassionnelle héritée du bouddhisme et du
jaïnisme, et l’inspiration laïque laissée par le Mahatma
Gandhi, lui-même influencé dans sa famille par le jaïnisme et
le bouddhisme. Maintenant, examinons-nous. Nous ne le savons
pas, mais notre solidarité, même pour les plus athées d’entre
nous, porte la marque de la tradition caritative chrétienne.
En quoi serait-ce un mal ? En rien. Il n’empêche... Je
l’ai vu de mes yeux, il fut un temps, à Calcutta, où
l’activisme de mère Teresa exaspérait le gouvernement
marxiste-léniniste du Bengale, que la charité occidentale de
la sainte humiliait. Bien sûr, ce temps n’est plus. Bien sûr,
le gouvernement du West-Bengal, tout marxiste-léniniste qu’il
soit, sut organiser de formidables obsèques nationales à
l’héroïne de Calcutta. Pour autant, je n’ai pas oublié les
vives réactions de celui qui n’était alors que ministre de la
Culture, Budhadev Bhattacharia, et qui est aujourd’hui chief
minister du West Bengal.
Je n’ai pas oublié non plus le curieux
sentiment, mélange de reconnaissance et d’humiliation, éprouvé
dans l’enfance au sortir de la guerre, quand la générosité
américaine proposa le plan Marshall en Europe, lancé en 1947
pendant que l’Inde saignait de toutes parts. Aider, c’est
formidable ; savoir aider, c’est mieux. Imposer l’aide
des nations, c’est impossible et l’imposer à l’Inde alors
qu’elle est en position d’obtenir un siège au Conseil de
sécurité, c’est une insulte. En visite officielle aux
États-Unis, aux journalistes qui l’assaillaient, Nehru
répliquait superbement : « Je parle avec une voix
douce parce que telle est la voix de l’Inde. » Douce et
fière, intraitable, insoumise, indépendante.
* Une action privée, précise, et
contrôlée : pour racheter des filets aux pêcheurs
sinistrés et reconstruire leurs huttes au Tamil Nadu et dans
le territoire de Pondichéry, vous pouvez envoyer des chèques à
monsieur Claude Marius, ancien chercheur de l’Orstom, retraité
à Pondichéry, secrétaire et trésorier de l’association
France-Solidarité (Pondichéry), 106 Ste Thérèse Street, 605001
Pondichéry, Inde. L’association France-Solidarité
(Pondichéry), fondée en 2001 à l’occasion du tremblement de
terre du Gujarat, est enregistrée auprès du gouvernement de
l’État de Pondichéry. Pour savoir ce que l’association fait de
vos dons, joindre votre adresse électronique ou vos -
coordonnées.