Les habitudes des Français ont profondément
changé ces dernières années, révèle une enquête de l'Observatoire du
débat public. La multiplication des sources, une certaine boulimie
de médias, conduiraient, selon cette étude, à une sorte de "mal
info".
"La mal info", une étude menée par l'Observatoire du débat public
(ODP), dont les conclusions ont été livrées en avant-première au
Monde, donne une idée sur les nouvelles habitudes de
consommation de l'information, au moment où la presse écrite payante
traverse des difficultés, où les journaux gratuits prennent leur
essort dans les principales villes françaises, où la radio n'a
jamais été aussi écoutée, où l'audience des sites Internet est en
constante progression, où les magazines d'investigation se
développent à la télévision....
Auparavant rythmée par les rituels des journaux du matin à la
radio, de la lecture de "son" quotidien ou de "son" hebdomadaire, et
la "messe" télévisée de 20 heures, la consommation de médias des
Français s'est transformée. Les sources se sont multipliées, et
surtout le rapport de chacun à l'information a changé, montre
l'étude qualitative menée par l'ODP.
De juin à novembre, cet organisme a interrogé et suivi une
cinquantaine de personnes afin de mieux comprendre les ressorts de
la consommation de médias. Ses conclusions révèlent que le Français
grappille de l'information régulièrement au cours de la journée,
d'un média à l'autre. Il passe ainsi de la radio au Net, des
journaux - gratuits et payants - à la télévision. Cette consommation
multiple, répétée, peut se révéler boulimique. Au risque de conduire
à un état de "malbouffe" dans la consommation d'information.
Les entretiens menés par l'ODP établissent que l'information
apparaît à chacun comme une denrée de première nécessité. Selon
Erwan Lecœur, directeur scientifique de l'Observatoire, la
consommation de médias a pour ressort l'envie de ne pas "passer
pour un idiot", et de manière plus large, le désir de se sentir
relié au monde et connecté aux autres. Il s'agit d'en savoir
"assez pour discuter avec des collègues", souligne Michel, un
fonctionnaire de 35 ans qui a participé à l'enquête. Dans une
société où l'accès à l'information est fortement valorisé, le besoin
de ne "pas être exclu de la communauté de ceux qui savent"
est fort.
Cependant, les entretiens montrent que l'information est
recherchée aussi pour "se mettre en veille, parce que l'on est
aux aguets face aux dangers qui grondent", selon M. Lecœur. Une
attitude défensive teintée d'inquiétude. Des moments forts comme les
attentats du 11-Septembre ont accentué ce besoin de suivre en direct
le déroulement des événements graves, qu'ils soient proches
géographiquement ou non. Car les témoignages livrés lors de
l'enquête indiquent aussi que le consommateur de médias cherche à
être en alerte sur des faits qui peuvent se dérouler à l'autre bout
du monde, convaincu aujourd'hui que sa vie quotidienne peut être
touchée par les conséquences d'une épidémie de SRAS dont le foyer se
trouve en Asie, par les hauts et bas de Wall Street ou par les
discours belliqueux d'un terroriste installé au Moyen-Orient.
Cette position de veille pousse à vouloir s'informer
régulièrement, parfois vite, par grignotages d'actualité répétés. Le
"consommateur" s'informe, par petits bouts, chez soi, dans les
transports ou au travail. Il pioche dans différents médias. Il
"fait son shopping" tout au long de la journée, résume Eric,
un cadre d'une quarantaine d'années. La notion de "média référent"
vers lequel l'individu se tourne de manière systématique et quasi
exclusive est du coup battue en brèche.
Autre constatation, entre l'information que chacun va chercher
ponctuellement, dont il maîtrise la consommation, et celle qu'il
reçoit en continu, qui le submerge sans qu'il l'ait souhaité, c'est
très souvent la seconde qui s'impose. Par les écrans présents un peu
partout dans sa vie quotidienne, par les journaux gratuits
distribués aux quatre coins de la ville, par la radio allumée en
permanence. Le consommateur de médias a ainsi tendance à se nourrir
d'information tout le temps, "au plus vite et au plus
simple", cédant ainsi à des logiques proches du fast-food, note
M. Lecœur.
Les entretiens révèlent aussi que la "surconsommation" se double
d'une superficialité des informations engrangées. Lorsqu'elles sont
questionnées par l'ODP sur les événements de la journée tels qu'ils
sont rapportés par les médias, les personnes interrogées ont des
difficultés à retracer le contexte et le déroulement exact des
événements ou l'identité des acteurs. Ne reste souvent que "le
sentiment superficiel de savoir", selon l'Observatoire.
La tendance croissante à consommer de l'information "brute" n'est
pas seulement le résultat du développement important des sources
d'information en continu, de CNN à France-Info, mais elle découle
aussi du souhait affirmé des personnes interrogées d'accéder aux
faits plutôt qu'au commentaire. Elles chercheraient à se faire une
idée par elles-mêmes plutôt que de passer par le filtre d'un seul
média. Mais le temps leur manque pour rendre la marche du monde
véritablement lisible, ce qui provoque un sentiment
d'insécurité.
Face à ce déluge d'informations mal maîtrisé, qui donne à la
consommation des médias un sentiment de "malbouffe", certains
interlocuteurs de l'Observatoire choisissent malgré tout d'aller
au-delà d'un premier niveau "brut", et de mieux comprendre les
événements par la lecture d'un journal ou la recherche sur le Net,
et de pouvoir approfondir les faits, selon des critères plus
personnels et de manière plus maîtrisée.
Ce désir d'information sélective met au premier rang de leurs
centres d'intérêt des thématiques nouvelles. Alors que la politique
lasse, l'enquête montre un appétit pour les faits divers, le sport,
la Bourse ou l'immobilier. Les consommateurs d'informations
cherchent à comprendre le monde par ces nouveaux prismes.
Enfin, le besoin de maîtriser son "alimentation" en information
face à l'omniprésence des médias conduit également certaines
personnes interrogées par l'ODP à décider de se mettre à la diète,
explique Denis Muzet, son président. Il s'agirait de n'accéder aux
médias qu'à quelques moments choisis, en privilégiant l'analyse en
profondeur. Une sorte de diète de l'information face à une "mal
info" grandissante.
Bertrand d'Armagnac et Bénédicte Mathieu
Une approche pluridisciplinaire
L'Observatoire du débat public est un organisme privé,
indépendant, spécialisé dans la veille sociologique. Il analyse, à
la demande de ses abonnés (dirigeants politiques, d'entreprises,
sociaux, associatifs, etc.), l'évolution profonde des opinions et
des représentations des Français, au travers des grands thèmes du
débat public.
Ses enquêtes reposent sur des approches pluridisciplinaires.
Particulièrement la médiascopie - qui mesure, seconde par seconde,
les réactions des téléspectateurs pendant des émissions de
télévision - et les enquêtes qualitatives - qui permettent
d'appréhender, au-delà des opinions déclarées, l'ensemble des
représentations associées à un sujet. Selon le thème observé,
d'autres outils des sciences sociales sont aussi utilisés :
sociologie, psychologie, analyse du discours, histoire, démographie,
etc.