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L'information tend à devenir un produit de consommation
LE MONDE | 23.12.04 | 14h18
Les habitudes des Français ont profondément changé ces dernières années, révèle une enquête de l'Observatoire du débat public. La multiplication des sources, une certaine boulimie de médias, conduiraient, selon cette étude, à une sorte de "mal info".

"La mal info", une étude menée par l'Observatoire du débat public (ODP), dont les conclusions ont été livrées en avant-première au Monde, donne une idée sur les nouvelles habitudes de consommation de l'information, au moment où la presse écrite payante traverse des difficultés, où les journaux gratuits prennent leur essort dans les principales villes françaises, où la radio n'a jamais été aussi écoutée, où l'audience des sites Internet est en constante progression, où les magazines d'investigation se développent à la télévision....

Auparavant rythmée par les rituels des journaux du matin à la radio, de la lecture de "son" quotidien ou de "son" hebdomadaire, et la "messe" télévisée de 20 heures, la consommation de médias des Français s'est transformée. Les sources se sont multipliées, et surtout le rapport de chacun à l'information a changé, montre l'étude qualitative menée par l'ODP.

De juin à novembre, cet organisme a interrogé et suivi une cinquantaine de personnes afin de mieux comprendre les ressorts de la consommation de médias. Ses conclusions révèlent que le Français grappille de l'information régulièrement au cours de la journée, d'un média à l'autre. Il passe ainsi de la radio au Net, des journaux - gratuits et payants - à la télévision. Cette consommation multiple, répétée, peut se révéler boulimique. Au risque de conduire à un état de "malbouffe" dans la consommation d'information.

Les entretiens menés par l'ODP établissent que l'information apparaît à chacun comme une denrée de première nécessité. Selon Erwan Lecœur, directeur scientifique de l'Observatoire, la consommation de médias a pour ressort l'envie de ne pas "passer pour un idiot", et de manière plus large, le désir de se sentir relié au monde et connecté aux autres. Il s'agit d'en savoir "assez pour discuter avec des collègues", souligne Michel, un fonctionnaire de 35 ans qui a participé à l'enquête. Dans une société où l'accès à l'information est fortement valorisé, le besoin de ne "pas être exclu de la communauté de ceux qui savent" est fort.

Cependant, les entretiens montrent que l'information est recherchée aussi pour "se mettre en veille, parce que l'on est aux aguets face aux dangers qui grondent", selon M. Lecœur. Une attitude défensive teintée d'inquiétude. Des moments forts comme les attentats du 11-Septembre ont accentué ce besoin de suivre en direct le déroulement des événements graves, qu'ils soient proches géographiquement ou non. Car les témoignages livrés lors de l'enquête indiquent aussi que le consommateur de médias cherche à être en alerte sur des faits qui peuvent se dérouler à l'autre bout du monde, convaincu aujourd'hui que sa vie quotidienne peut être touchée par les conséquences d'une épidémie de SRAS dont le foyer se trouve en Asie, par les hauts et bas de Wall Street ou par les discours belliqueux d'un terroriste installé au Moyen-Orient.

Cette position de veille pousse à vouloir s'informer régulièrement, parfois vite, par grignotages d'actualité répétés. Le "consommateur" s'informe, par petits bouts, chez soi, dans les transports ou au travail. Il pioche dans différents médias. Il "fait son shopping" tout au long de la journée, résume Eric, un cadre d'une quarantaine d'années. La notion de "média référent" vers lequel l'individu se tourne de manière systématique et quasi exclusive est du coup battue en brèche.

Autre constatation, entre l'information que chacun va chercher ponctuellement, dont il maîtrise la consommation, et celle qu'il reçoit en continu, qui le submerge sans qu'il l'ait souhaité, c'est très souvent la seconde qui s'impose. Par les écrans présents un peu partout dans sa vie quotidienne, par les journaux gratuits distribués aux quatre coins de la ville, par la radio allumée en permanence. Le consommateur de médias a ainsi tendance à se nourrir d'information tout le temps, "au plus vite et au plus simple", cédant ainsi à des logiques proches du fast-food, note M. Lecœur.

Les entretiens révèlent aussi que la "surconsommation" se double d'une superficialité des informations engrangées. Lorsqu'elles sont questionnées par l'ODP sur les événements de la journée tels qu'ils sont rapportés par les médias, les personnes interrogées ont des difficultés à retracer le contexte et le déroulement exact des événements ou l'identité des acteurs. Ne reste souvent que "le sentiment superficiel de savoir", selon l'Observatoire.

La tendance croissante à consommer de l'information "brute" n'est pas seulement le résultat du développement important des sources d'information en continu, de CNN à France-Info, mais elle découle aussi du souhait affirmé des personnes interrogées d'accéder aux faits plutôt qu'au commentaire. Elles chercheraient à se faire une idée par elles-mêmes plutôt que de passer par le filtre d'un seul média. Mais le temps leur manque pour rendre la marche du monde véritablement lisible, ce qui provoque un sentiment d'insécurité.

Face à ce déluge d'informations mal maîtrisé, qui donne à la consommation des médias un sentiment de "malbouffe", certains interlocuteurs de l'Observatoire choisissent malgré tout d'aller au-delà d'un premier niveau "brut", et de mieux comprendre les événements par la lecture d'un journal ou la recherche sur le Net, et de pouvoir approfondir les faits, selon des critères plus personnels et de manière plus maîtrisée.

Ce désir d'information sélective met au premier rang de leurs centres d'intérêt des thématiques nouvelles. Alors que la politique lasse, l'enquête montre un appétit pour les faits divers, le sport, la Bourse ou l'immobilier. Les consommateurs d'informations cherchent à comprendre le monde par ces nouveaux prismes.

Enfin, le besoin de maîtriser son "alimentation" en information face à l'omniprésence des médias conduit également certaines personnes interrogées par l'ODP à décider de se mettre à la diète, explique Denis Muzet, son président. Il s'agirait de n'accéder aux médias qu'à quelques moments choisis, en privilégiant l'analyse en profondeur. Une sorte de diète de l'information face à une "mal info" grandissante.

Bertrand d'Armagnac et Bénédicte Mathieu


Une approche pluridisciplinaire

L'Observatoire du débat public est un organisme privé, indépendant, spécialisé dans la veille sociologique. Il analyse, à la demande de ses abonnés (dirigeants politiques, d'entreprises, sociaux, associatifs, etc.), l'évolution profonde des opinions et des représentations des Français, au travers des grands thèmes du débat public.

Ses enquêtes reposent sur des approches pluridisciplinaires. Particulièrement la médiascopie - qui mesure, seconde par seconde, les réactions des téléspectateurs pendant des émissions de télévision - et les enquêtes qualitatives - qui permettent d'appréhender, au-delà des opinions déclarées, l'ensemble des représentations associées à un sujet. Selon le thème observé, d'autres outils des sciences sociales sont aussi utilisés : sociologie, psychologie, analyse du discours, histoire, démographie, etc.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.12.04


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