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NEUROSCIENCES L'imagerie permet d'identifier les
neurones impliqués dans les jugements moraux ou esthétiques
Le cerveau dévoile peu à peu sa carte des
émotions Les fondements des valeurs éthiques,
esthétiques et morales, sur lesquelles l'homme s'interroge depuis des
siècles, n'ont longtemps été qu'une problématique pour philosophes. Mais,
avec les moyens nouveaux de l'imagerie médicale, des observations
animales, des études comparées de lésions cérébrales, les neurosciences
ont fait une irruption remarquée – et parfois crainte – dans ce domaine
réservé. Anthropologues, spécialistes de l'évolution, théoriciens de la
pensée se sont eux aussi engouffrés dans cette brèche.
Jean-Michel Bader [05
février 2005]
Pour le pur raisonnement, les zones postérieures du
cerveau collaborent avec le cortex frontal. Mais, lorsque l'émotion
est associée à l'apprentissage, ce sont des zones à l'avant du
cerveau qui sont activées. (Photo AFP.)
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Réuni par Yves Christen à la Fondation Ipsen (Neuilly, Hauts-de-Seine),
le gratin mondial de la neurobiologie des comportements humains a constaté
le 24 janvier dernier le grand retour des émotions dans la genèse des
processus de décision. Jugements moraux, décisions esthétiques, analyse
mathématique se nourrissent donc aussi de nos émotions pour décider et
choisir. C'est un hold-up tranquille : les neurosciences ont mis
définitivement le grappin sur un domaine de la réflexion humaine
traditionnellement réservé à la philosophie, à l'histoire et à la
sociologie. Il faut dire que les preuves expérimentales s'accumulent : il
est possible de cartographier les aires cérébrales impliquées dans les
processus neurophysiologiques du jugement esthétique, de la compassion, de
la honte ou des capacités de raisonnement mathématique.
Bien de ces recherches ont en particulier bénéficié de progrès
récents dans la connaissance des mécanismes de convergence des
informations cognitives et émotionnelles dans les lobes préfrontaux du
cortex cérébral, qui jouent un rôle majeur dans la prise de décision.
Ainsi, Camilo Cela-Conde (université des îles Baléares) a confirmé
l'existence de circuits liant les lobes préfrontal et temporal médian qui
sont activés lorsque nous faisons des jugements de valeur : le cortex
préfrontal dorsolatéral est activé lorsque le sujet doit évaluer et
comparer des échanges équitables ou injustes.
Antonio et Hanna Damasio (université d'Iowa, Etats-Unis) ont étudié
le fonctionnement du cerveau de centaines de malades atteints de lésions
de ce cortex préfrontal. Ces patients ont des modifications constantes du
comportement social, ne respectent plus leurs engagements, les codes
sociaux, sont toujours en retard, et ce sans aucune atteinte de leurs
capacités intellectuelles. C'est le niveau de leurs émotions, de leur
sensibilité, qui est terriblement diminué. Joshua Greene (université
Princeton, Etats-Unis) s'intéresse à la résolution par le cerveau de
dilemmes moraux difficiles. Ce sont l'aire corticale cingulée antérieure
(à la jonction des aires frontale et temporale) et le cortex préfrontal
dorsolatéral qui sont recrutés dans ces cas difficiles où le sujet doit
violer ses principes moraux personnels. «On s'aperçoit qu'il existe une
sorte de compétition entre des processus cognitifs et émotionnels»,
explique Joshua Greene. «Effectivement, précise Yves Christen,
depuis les travaux récents de Damasio, le retour des émotions comme
étant partie prenante des mécanismes cognitifs est la grande révélation de
ce colloque.»
Un concept original a été mis au jour par Giaccomo Rizzolatti
(université de Parme, Italie), celui des neurones miroirs. Certains
neurones sont activés, chez les grands singes, lorsque l'animal ressent
une émotion douloureuse. Ce qui surprend les chercheurs, c'est que les
mêmes neurones sont activés lorsque le singe voit un de ses congénères
souffrir et se plaindre ! La projection d'un film par le chercheur italien
a stupéfait les conférenciers : équipé d'un casque relié à un
enregistreur, muni d'un amplificateur sonore, un singe macaque fait
«cracher» par ses neurones corticaux de l'aire de Broca une série
de «bursts» électriques audibles lorsqu'il ferme la main pour
attraper une friandise. Mais, lorsque le chercheur referme devant l'animal
sa propre main sur le vide, le cerveau du singe reconnaît le geste, et les
mêmes neurones s'activent ! Bien des sportifs savent aussi reproduire dans
leur esprit le geste bien appris, bien connu, lorsqu'ils voient leur
adversaire le pratiquer. Ces neurones miroirs sont-ils importants pour
l'apprentissage, la reconnaissance du geste, servent-ils à imiter pour
apprendre mieux ? «Le processus d'imitation est limité chez les singes,
et c'est souvent dangereux pour eux d'imiter», remarque Giaccomo
Rizzolatti. En reconnaissant, dès le début du geste de l'autre, le
«pourquoi du geste» (il va manger, il va poser l'objet dans une
boîte), «vous ressentez exactement ce qu'il ressent». Et le même
circuit analyserait aussi les émotions des autres : une caméra de
l'altruisme, en quelque sorte.
Quant aux erreurs de jugement ou de raisonnement, leurs circuits
deviennent également analysables, grâce aux techniques d'imagerie médicale
fonctionnelle du cerveau. Olivier Houdé (université Paris-V) a pu
découvrir grâce à ces techniques quelles régions du cerveau sont activées
quand il prend conscience de ses erreurs. Après une première erreur de
raisonnement, un sujet humain reçoit lors d'un second essai
l'avertissement qu'un piège l'attend dans l'énoncé d'un problème. Pour le
pur raisonnement, ce sont les zones postérieures du cerveau impliquées
dans les fonctions perceptives qui collaborent avec le cortex frontal.
Mais, lorsque l'émotion (la peur de se tromper) est associée à
l'apprentissage, ce sont des zones différentes qui sont activées à l'avant
du cerveau, notamment le cortex préfrontal ventro-médian droit. «Or
cette zone est justement connue comme une aire qui relie émotions et
raisonnement», souligne Olivier Houdé.
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