Grisélidis Réal, 75 ans, Suisse. «Courtisane» à la
retraite et écrivaine, elle lutte contre les lois sur le racolage passif et se
bat pour la reconnaissance de la prostitution.
L'amour du métier
Par Eric LORET
vendredi 08 avril 2005
Grisélidis Réal en 6 dates
orsque Sarkozy a inventé le
«racolage passif» en 2002, elle est allée manifester devant l'Assemblée
française, a distribué des tracts. C'était au début de son cancer. Des années de
travail balayées par une loi félonne. Elle enrage encore. Un hoquet de douleur
vient en parlant, régulièrement. A chaque attaque, son regard se durcit, se
tourne vers l'intérieur. Une poigne invisible lui serre les entrailles. Ce n'est
pas la main de la maladie mais la sienne, inflexible, qui tient le crabe en
lisière. Après tout ce qu'elle a vécu, Grisélidis Réal n'a pas l'intention de se
laisser abattre. La pitié l'exaspère, comme la curiosité de ceux qui
s'inquiètent de sa santé : «Un coup ça va mal, et puis après c'est mieux.
C'est tout. Aujourd'hui, tout le monde meurt du cancer, c'est d'une banalité
effroyable. Mais les gens ont la trouille, ils veulent savoir comment ça se
passe. Alors je préfère couper court.» Donc, n'en parlons plus. Grisélidis Réal n'est pas un pseudonyme, même si son
prénom est celui d'une héroïne de Boccace victime d'un mari brutal et devenue,
en passant par Pétrarque, un symbole de fidélité. Pour sa part, elle préfère y
lire un exemple de courage face aux obstacles de la vie. Malgré l'âge et la
maladie, son visage reste celui d'une magicienne orientale, encore joli, encadré
de pendeloques. Elle ouvre sa porte, écarquille les yeux, sourit. Elle sait
probablement déjà tout de vous, puisque son art repose sur la compassion,
dit-elle, et que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. L'ancienne
courtisane vit au coeur des Pâquis, le quartier chaud de Genève, où elle a
exercé, toujours libre et militante, entre l'âge de 50 et 65 ans. En bas, dans
la rue, debout aux angles des murs ou assises aux terrasses des cafés, les
belles de jour s'attardent sans être inquiétées. Le travail du sexe est «licite»
en Suisse depuis 1992, pourvu qu'il soit indépendant. Mais, en France,
remarque-t-elle, les télés ne donnent qu'une image misérabiliste et
moralisatrice de la profession. Il n'y a pas que les esclaves de l'Est, il n'y a
pas que du crime et des châtiments. Grisélidis s'est toujours battue pour que le
métier soit reconnu, pour arracher des droits sociaux à la mauvaise conscience
de la société. Elle a commencé tard l'artisanat du sexe, à trente ans, pour nourrir ses
gosses. Elle a continué parce que c'était devenu son job, qu'elle ne voulait pas
être prisonnière d'un bureau, d'un patron. Elle n'a jamais vraiment eu le choix
de ses clients. La force des choses en a fait une travailleuse sociale. Le
défilé des pieds qui puent, des démunis de tout genre est consigné dans son
Carnet de bal d'une courtisane et dans la Passe imaginaire, un
recueil de lettres adressées à l'écrivain et journaliste Jean-Luc Hennig, son
ami précieux, son découvreur. Le petit Carnet est un répertoire des
clients réguliers, avec descriptions, préférences et tarifs afférents. On peut
le lire comme un ouvrage de modeste sociologie, ou une litanie sadienne. En tout
cas, il n'est pas «écrit» au sens sérieux que Grisélidis Réal donne à cette
activité, aussi humble et scrupuleuse pour elle que la connaissance de l'homme,
par l'amour ou la prostitution : «Que celui qui n'a pas véritablement aimé
jette ce livre à la poubelle. Il y sera plus au chaud et au tendre dans les
ordures que dans ses mains.» Cette injonction conclut Le noir est une
couleur, roman autobiographique où elle raconte sa fuite en Allemagne à
l'aube des années soixante, ses débuts dans la prostitution (une voiture passait
sur la route, le conducteur lui offrit de l'argent), ses amants et ses clients,
presque tous des soldats noirs américains. Clients, à cause de la ségrégation,
car elle était «une putain à Noirs». Amants «parce qu'ils avaient de
la générosité». Elle faillit même épouser l'un d'eux. Mais après, les Noirs,
dit-elle, ça lui est complètement passé. Comme si elle était devenue quelqu'un
d'autre. De retour en Suisse, après sept mois de prison pour trafic de drogue,
elle prend des cours de SM auprès d'une «grande artiste». Ce n'est pas
trop son truc, mais «il faut bien se mettre dans la peau de l'autre si on
veut le soulager. Et puis taper sur un piano ou sur un mec, c'est pareil, vous
faites votre travail». Question piano, elle en a fait dix ans, quand elle était une fille de la
bonne bourgeoisie lausannaise. Son père était directeur de l'Ecole suisse à
Alexandrie, puis à Athènes. Il meurt quand elle n'a que 8 ans. De retour au pays
en 1939, Grisélidis élève un fourmilion dans son pupitre. L'école l'ennuie. La
suite ressemble, dans son souvenir, à un cauchemar calviniste.
«Séquestrée» avec ses deux soeurs cadettes, elle joue à la poupée jusqu'à
l'âge de vingt ans, «en attendant le Prince charmant, qui n'est d'ailleurs
jamais venu». La vie estudiantine, aux arts et métiers de Zurich, ne la
délivre pas. En pension dans une famille sévère, elle s'échappe la nuit et
marche dans la forêt, sans but. Puis elle tombe amoureuse d'un condisciple et se
fiance. Elle est modèle, il est artiste. Sa mère lui interdit de caresser la
tête de son futur époux, «pour ne pas lui donner de mauvaises idées».
Deux fils naissent, «mais question de prendre son pied, néant total». Le
mariage fait naufrage. Cette épopée de la frustration s'achève à l'âge de
vingt-six ans, grâce à un psy spécialiste du rêve éveillé. Sur le divan, elle
hallucine une pieuvre qui veut l'étouffer («ma mère») et un dieu mort,
couché au fond d'une grotte («mon père»). Miracle de l'oedipe dénoué,
elle connaît son premier orgasme avec un amant, le père de sa fille, «encore
un artiste». Puis elle essaie «tous les garçons qui passent» : onze
grossesses, sept avortements. Il lui reste quatre enfants, elle aura sept
petits-enfants. Dans sa cuisine-bureau, elle garde trace de ses titres de gloire : lectures
récentes en librairie («Mes poèmes sur le cancer, j'ai réussi à faire rire le
public, juste en mettant le ton»), peintures, actes d'un colloque tenu à la
faculté des lettres de Genève autour de son oeuvre. Mais son grand agacement,
c'est qu'avec la maladie, la Révolution prend du retard. Celle qui commença en
juin 1975, avec la grève des prostituées françaises, l'occupation de la chapelle
Saint-Bernard à Montparnasse, et qui n'a jamais cessé depuis. Son deux pièces
héberge le Centre international de documentation sur la prostitution, dont elle
est le membre fondateur et unique. Des amis lui constituent des revues de
presse, elle empile les fax. Pour continuer à s'en occuper, il faudrait qu'elle
trouve le temps et la force de ranger sa bibliothèque. Elle a échafaudé des
briques et des planches, mais les livres sont restés à plat, organisés par tas
alphabétiques et thématiques. Il n'y a qu'autour de son lit que le classement
est fini, elle peut dormir bordée de Duras et Colette, Hölderlin ou Leiris. Deux rues plus loin se trouve l'association Aspasie, qu'elle a jadis créée
pour la défense des droits des prostituées. Le téléphone sonne, on lui demande
conseil. «Je n'ai pas pris de vacances depuis 1978, sauf deux mois d'hôpital
récemment.» Beaucoup de compagnes de lutte sont mortes, d'autres rangées.
Quant à la jeune génération suisse, elle regrette de la voir «vissée sur le
trottoir» au lieu de donner du temps à la cause commune. Il n'y a plus que
l'appât du gain : le syndicalisme, comme ailleurs, ne fait plus florès. photo ANOUSH ABRAR et AIMEE HOVIING
11 août 1929
Naissance à Lausanne.
1961
Début de
la prostitution.
1974
Publication de Le noir est une couleur.
1992
Publication de la Passe imaginaire.
Décembre 1995
Dernier client.
2005
Réédition de Le noir est une couleur
et du Carnet de bal d'une courtisane (éditions Verticales).
Grisélidis
Réal en 6 dates
11 août 1929
Naissance à Lausanne.
1961
Début de la
prostitution.
1974
Publication de Le noir est une
couleur.
1992
Publication de la Passe imaginaire.
Décembre
1995
Dernier client.
2005
Réédition de Le noir
est une couleur
et
du Carnet de bal d'une courtisane
(éditions Verticales).
http://www.liberation.fr/page.php?Article=288143