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Portrait

Grisélidis Réal, 75 ans, Suisse. «Courtisane» à la retraite et écrivaine, elle lutte contre les lois sur le racolage passif et se bat pour la reconnaissance de la prostitution.
L'amour du métier

Par Eric LORET
vendredi 08 avril 2005

Grisélidis Réal en 6 dates
11 août 1929
Naissance à Lausanne.
1961
Début de la prostitution.
1974
Publication de Le noir est une couleur.
1992
Publication de la Passe imaginaire.
Décembre 1995
Dernier client.
2005
Réédition de Le noir est une couleur et du Carnet de bal d'une courtisane (éditions Verticales).

Grisélidis Réal en 6 dates
11 août 1929
Naissance à Lausanne.
1961
Début de la prostitution.
1974
Publication de Le noir est une couleur.
1992
Publication de la Passe imaginaire.
Décembre 1995
Dernier client.
2005
Réédition de Le noir
est une couleur
et du Carnet de bal d'une courtisane
(éditions Verticales).

lorsque Sarkozy a inventé le «racolage passif» en 2002, elle est allée manifester devant l'Assemblée française, a distribué des tracts. C'était au début de son cancer. Des années de travail balayées par une loi félonne. Elle enrage encore. Un hoquet de douleur vient en parlant, régulièrement. A chaque attaque, son regard se durcit, se tourne vers l'intérieur. Une poigne invisible lui serre les entrailles. Ce n'est pas la main de la maladie mais la sienne, inflexible, qui tient le crabe en lisière. Après tout ce qu'elle a vécu, Grisélidis Réal n'a pas l'intention de se laisser abattre. La pitié l'exaspère, comme la curiosité de ceux qui s'inquiètent de sa santé : «Un coup ça va mal, et puis après c'est mieux. C'est tout. Aujourd'hui, tout le monde meurt du cancer, c'est d'une banalité effroyable. Mais les gens ont la trouille, ils veulent savoir comment ça se passe. Alors je préfère couper court.»

Donc, n'en parlons plus. Grisélidis Réal n'est pas un pseudonyme, même si son prénom est celui d'une héroïne de Boccace victime d'un mari brutal et devenue, en passant par Pétrarque, un symbole de fidélité. Pour sa part, elle préfère y lire un exemple de courage face aux obstacles de la vie. Malgré l'âge et la maladie, son visage reste celui d'une magicienne orientale, encore joli, encadré de pendeloques. Elle ouvre sa porte, écarquille les yeux, sourit. Elle sait probablement déjà tout de vous, puisque son art repose sur la compassion, dit-elle, et que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. L'ancienne courtisane vit au coeur des Pâquis, le quartier chaud de Genève, où elle a exercé, toujours libre et militante, entre l'âge de 50 et 65 ans. En bas, dans la rue, debout aux angles des murs ou assises aux terrasses des cafés, les belles de jour s'attardent sans être inquiétées. Le travail du sexe est «licite» en Suisse depuis 1992, pourvu qu'il soit indépendant. Mais, en France, remarque-t-elle, les télés ne donnent qu'une image misérabiliste et moralisatrice de la profession. Il n'y a pas que les esclaves de l'Est, il n'y a pas que du crime et des châtiments. Grisélidis s'est toujours battue pour que le métier soit reconnu, pour arracher des droits sociaux à la mauvaise conscience de la société.

Elle a commencé tard l'artisanat du sexe, à trente ans, pour nourrir ses gosses. Elle a continué parce que c'était devenu son job, qu'elle ne voulait pas être prisonnière d'un bureau, d'un patron. Elle n'a jamais vraiment eu le choix de ses clients. La force des choses en a fait une travailleuse sociale. Le défilé des pieds qui puent, des démunis de tout genre est consigné dans son Carnet de bal d'une courtisane et dans la Passe imaginaire, un recueil de lettres adressées à l'écrivain et journaliste Jean-Luc Hennig, son ami précieux, son découvreur. Le petit Carnet est un répertoire des clients réguliers, avec descriptions, préférences et tarifs afférents. On peut le lire comme un ouvrage de modeste sociologie, ou une litanie sadienne. En tout cas, il n'est pas «écrit» au sens sérieux que Grisélidis Réal donne à cette activité, aussi humble et scrupuleuse pour elle que la connaissance de l'homme, par l'amour ou la prostitution : «Que celui qui n'a pas véritablement aimé jette ce livre à la poubelle. Il y sera plus au chaud et au tendre dans les ordures que dans ses mains.» Cette injonction conclut Le noir est une couleur, roman autobiographique où elle raconte sa fuite en Allemagne à l'aube des années soixante, ses débuts dans la prostitution (une voiture passait sur la route, le conducteur lui offrit de l'argent), ses amants et ses clients, presque tous des soldats noirs américains. Clients, à cause de la ségrégation, car elle était «une putain à Noirs». Amants «parce qu'ils avaient de la générosité». Elle faillit même épouser l'un d'eux. Mais après, les Noirs, dit-elle, ça lui est complètement passé. Comme si elle était devenue quelqu'un d'autre. De retour en Suisse, après sept mois de prison pour trafic de drogue, elle prend des cours de SM auprès d'une «grande artiste». Ce n'est pas trop son truc, mais «il faut bien se mettre dans la peau de l'autre si on veut le soulager. Et puis taper sur un piano ou sur un mec, c'est pareil, vous faites votre travail».

Question piano, elle en a fait dix ans, quand elle était une fille de la bonne bourgeoisie lausannaise. Son père était directeur de l'Ecole suisse à Alexandrie, puis à Athènes. Il meurt quand elle n'a que 8 ans. De retour au pays en 1939, Grisélidis élève un fourmilion dans son pupitre. L'école l'ennuie. La suite ressemble, dans son souvenir, à un cauchemar calviniste. «Séquestrée» avec ses deux soeurs cadettes, elle joue à la poupée jusqu'à l'âge de vingt ans, «en attendant le Prince charmant, qui n'est d'ailleurs jamais venu». La vie estudiantine, aux arts et métiers de Zurich, ne la délivre pas. En pension dans une famille sévère, elle s'échappe la nuit et marche dans la forêt, sans but. Puis elle tombe amoureuse d'un condisciple et se fiance. Elle est modèle, il est artiste. Sa mère lui interdit de caresser la tête de son futur époux, «pour ne pas lui donner de mauvaises idées». Deux fils naissent, «mais question de prendre son pied, néant total». Le mariage fait naufrage. Cette épopée de la frustration s'achève à l'âge de vingt-six ans, grâce à un psy spécialiste du rêve éveillé. Sur le divan, elle hallucine une pieuvre qui veut l'étouffer («ma mère») et un dieu mort, couché au fond d'une grotte («mon père»). Miracle de l'oedipe dénoué, elle connaît son premier orgasme avec un amant, le père de sa fille, «encore un artiste». Puis elle essaie «tous les garçons qui passent» : onze grossesses, sept avortements. Il lui reste quatre enfants, elle aura sept petits-enfants.

Dans sa cuisine-bureau, elle garde trace de ses titres de gloire : lectures récentes en librairie («Mes poèmes sur le cancer, j'ai réussi à faire rire le public, juste en mettant le ton»), peintures, actes d'un colloque tenu à la faculté des lettres de Genève autour de son oeuvre. Mais son grand agacement, c'est qu'avec la maladie, la Révolution prend du retard. Celle qui commença en juin 1975, avec la grève des prostituées françaises, l'occupation de la chapelle Saint-Bernard à Montparnasse, et qui n'a jamais cessé depuis. Son deux pièces héberge le Centre international de documentation sur la prostitution, dont elle est le membre fondateur et unique. Des amis lui constituent des revues de presse, elle empile les fax. Pour continuer à s'en occuper, il faudrait qu'elle trouve le temps et la force de ranger sa bibliothèque. Elle a échafaudé des briques et des planches, mais les livres sont restés à plat, organisés par tas alphabétiques et thématiques. Il n'y a qu'autour de son lit que le classement est fini, elle peut dormir bordée de Duras et Colette, Hölderlin ou Leiris.

Deux rues plus loin se trouve l'association Aspasie, qu'elle a jadis créée pour la défense des droits des prostituées. Le téléphone sonne, on lui demande conseil. «Je n'ai pas pris de vacances depuis 1978, sauf deux mois d'hôpital récemment.» Beaucoup de compagnes de lutte sont mortes, d'autres rangées. Quant à la jeune génération suisse, elle regrette de la voir «vissée sur le trottoir» au lieu de donner du temps à la cause commune. Il n'y a plus que l'appât du gain : le syndicalisme, comme ailleurs, ne fait plus florès.

photo ANOUSH ABRAR et AIMEE HOVIING

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=288143

 

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