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Grand Angle

Le choix de Maurice et Lucie
Elle avait 83 ans ; lui, 81. Le mois dernier, ils ont mis fin à leurs jours en se jetant sous un train. Maurice et Lucie avaient passé un demi-siècle à travailler puis à voyager de par le monde. Toujours ensemble, jusque dans leur suicide.

Par Didier ARNAUD
jeudi 28 avril 2005



Saint-Rambert-en-Bugey (Ain) envoyé spécial

le conducteur du train les a aperçus le long de la voie, marchant dans l'après-midi comme des promeneurs. Lucie, 83 ans, et Maurice, 81 ans, se sont jetés sous les roues en se tenant par la main. A cet endroit, le Lyon­Saint-Gervais roule à 130 km/h. Il longe la route de Chambéry, itinéraire Bis pour les vacanciers qui vont aux sports d'hiver. Avant d'arriver sur le ballast, ce 21 mars, Lucie et Maurice avaient garé leur Clio marron aussi loin que possible. Visible sous le pare-brise, une lettre pour les gendarmes, dans laquelle ils expliquaient la marche à suivre. Leurs papiers, rangés dans leur chambre à la maison de retraite de Saint-Rambert-en-Bugey (Ain). Les gendarmes ont cassé la vitre de la Clio ­ il reste encore les bouts de verre sur le chemin ­ ; ils se sont rendus au Cornillon, chambre 401, au quatrième étage ; puis sont allés chez le notaire.

La 401 donne sur la ligne de chemin de fer et sur le cours d'eau, l'Albarine, qui alimente cette vallée «sans brouillard». Le panneau touristique vante cet attrait, et rappelle qu'on est ici au «pays des ramequins». Des ramequins, Maurice et Lucie en ont dégustés à Noël. C'est une recette du Bugey : du fromage, râpé fin, auquel on rajoute du vin, le tout cuit au four. Ils se sont régalés.

«Une sacrée preuve d'amour»

Voilà six mois qu'ils étaient arrivés dans «la vallée sans brouillard». A cause de Lucie, qui disait «ne plus pouvoir faire face au quotidien», selon la directrice de la maison de retraite, Mireille Bortolini. Trop fatigant pour elle. Ils ont visité cinq établissements avant de choisir le Cornillon. Pile à mi-chemin entre Ambérieu, leur dernier logement, et Tenay, leur lieu de naissance à tous les deux. Dans ce même paysage d'habitations qui s'étirent le long de la route, cernées par l'ombre portée et grise des massifs montagneux.

A Saint-Rambert, ils étaient en plein centre ville. Deux rues à sens unique, l'une pour la montée, l'autre pour la descente. Un village où tout le monde se connaît, depuis des années, mais où on n'aime guère causer des autres, a fortiori à un étranger. Autrefois, à côté du Cornillon, il y avait un PMU ; aujourd'hui, c'est un fleuriste et un magasin funéraire. La maison de retraite a été rénovée. Dans les couloirs, il y a partout de vieux sépias du Saint-Rambert d'antan.

De leur geste, au début, personne n'a voulu parler. Dans les journaux nationaux, il ne pesait pas plus lourd qu'une brève. «Les gens ont le droit de choisir leur mort. Je ne répondrai pas à des personnes qui ont des buts mercantiles», a répondu le neveu de Maurice. «C'est une histoire extrêmement triste, mais très belle», a dit le maire d'Ambérieu-en-Bugey, Gilles Piralla, également médecin. «Une sacrée preuve d'amour», a lâché, admiratif, un gendarme. Devant le Cornillon, une dame, venue voir sa soeur, est accompagnée par son mari, un ancien cheminot. Il connaissait Maurice. Pour se «détruire ainsi, dit la femme, il faut bien être d'accord tous les deux. Moi, il faudrait que je perde la tête». «Il faut en avoir pour partir de cette façon-là», remarque un habitué d'un café d'Ambérieu.

Au Cornillon, qui compte quatre-vingt-un pensionnaires, Maurice et Lucie étaient des résidents pas comme les autres. Des petits vieux indépendants et volontaires. «Dès qu'il faisait beau, ils sortaient», raconte la directrice. Souvent au restaurant, ou à boire le café chez des amis. A leur table, on riait beaucoup. Jamais à se plaindre. Ils aimaient raconter des histoires. Lui jovial, papy très vert, blaguait sur la gent féminine. Elle, plus discrète. Elle souffrait d'une dépression qu'elle s'employait à cacher.

La chambre 401 n'a pas encore été débarrassée. Quelques meubles, une commode, une armoire de salle de bains et la télévision, avec Canal + qui témoigne du goût de Maurice pour le sport.

Les deux vies derrière eux

Lucie et lui se sont mariés au lendemain de la guerre, en 1947. Ils n'ont jamais eu d'enfants. Par «choix», auraient-ils dit. Derrière eux, deux vies. La première de labeur, la seconde de vacances. Maurice a commencé à travailler à 12 ans, il était typographe dans une imprimerie de Tenay. Lucie était employée de bureau. Mais à deux, ils ont fait carrière. Ils ont commencé par tenir un café-terrain de boules à Ambérieu, à côté de la gare et de l'église. Disparu, le terrain de boules. Envolé, jusqu'à leur souvenir. La boulangère voisine, installée depuis vingt-trois ans, n'a jamais entendu parler d'eux. Pourtant, à la boule lyonnaise, Maurice a marqué son époque. «Il en cassait des boules», dit l'ex-cheminot qui l'a connu quand il avait 20 ans, bon vivant, cheveux coupés en brosse. C'était l'époque des frères Bontemps, dit «la botte» et «oignon». Dans son portefeuille, Maurice a toujours gardé, soigneusement plié, son titre, niveau national. Après le café-boules, le couple a repris un PMU à Pont-d'Ain, une localité voisine. Puis un hôtel restaurant, à Villars-les-Dombes, qui faisait routier à l'heure du déjeuner. Une ascension tranquille. Trente-deux ans de boulot, sans un jour de vacances. Et jamais de comptable pour s'occuper des papiers. Puis, la quille. Comme des vacances à vie.

De ces années de vacances, Lucie en a parlé à une employée de la maison de retraite, sur le ton de la confidence. Pour ne pas susciter d'envies. Au Cornillon, il y a des salariés qui travaillent encore à cet âge. Ces années-là, ils les ont occupées à des voyages. Deux tours du monde complets. Ils ont constitué une collection d'albums de photos et des films à ne plus savoir qu'en faire. Ils ont tout donné. «Tout offert», a soufflé Lucie. «Comment se sont-ils débarrassés de toute une vie ?», demande cette salariée du Cornillon, où ils n'avaient rien rapporté.

En franchissant le seuil de la maison de retraite, se sont-ils vus vieillir plus vite ? Tout le monde se demande encore ce qui les a poussés à venir au Cornillon. «Pourquoi n'ont-ils pas choisi d'aller en foyer logement ?», se demande une employée. A Ambérieu, Roger Chiesa, un ancien routier, buvait un blanc avec Maurice tous les dimanches. Avant qu'il ne parte pour Saint-Rambert, il lui a demandé : «Qu'est-ce que tu vas faire entre quatre murs ?» Roger n'a pas insisté. Il dit qu'avec Maurice, il ne fallait pas discuter, au risque de le vexer. Maurice était déterminé. Souvent il disait pour commenter ce qu'il faisait, c'est «par choix». Elle, elle disait : «Notre choix.» Roger dit aujourd'hui : «Moi, je suis tout seul, mais, à la maison de retraite, j'irai au dernier moment.»

«Un peu comme des jumeaux»

«Leur inquiétude, c'était d'être séparé, que l'un des deux meure avant l'autre», dit Gilles Piralla. «Ils ont voulu partir ensemble», précise la directrice. Le personnel se souvient d'un couple «fusionnel». Lui, en blouson beige. Elle, très coquette, dans de beaux ensembles, ou en pantalon. Ils ne se quittaient pas d'une semelle, se tenaient par la main. «Ils ne faisaient qu'un, un peu comme des jumeaux», explique une employée.

Personne n'a rien vu venir. D'habitude, les personnes âgées qui se suicident choisissent les médicaments, rarement quelque chose d'aussi violent que la fin voulue par Maurice et Lucie. «Il n'y a eu aucun signal. Ils ont un petit peu trompé tout le monde», dit la directrice. «Peut-être qu'ils nous ont tendu une perche un jour et qu'on n'a pas su voir», hasarde une employée. La même : «Est-ce qu'ils n'étaient pas usés par cette longue vie ?» «On n'a pas tenté d'apporter une explication. J'ai eu le sentiment que c'était une décision très réfléchie, explique le maire d'Ambérieu. Ne pas s'interroger outre mesure, c'est respecter leur décision. Ce respect produit un silence qui n'est pas un silence d'indifférence.»

Avant de venir au Cornillon, ils avaient expliqué à la directrice avoir vendu leur bien (un appartement à Ambérieu), négocié leur contrat obsèques, commandé leurs propres fleurs. Ils voulaient être incinérés. Ils n'allaient pas à la messe hebdomadaire, célébrée dans la maison de retraite. Les pompes funèbres ont eu la délicatesse de trouver un crématorium capable de les prendre l'un derrière l'autre, et le même jour. Cela s'est fait à Chambéry, le 26 mars. Puis leurs cendres ont été dispersées, sur une place de Tenay, où c'est la coutume. Deux jours plus tard, à la maison de retraite, le curé est venu célébrer un office à leur intention. Sur l'autel, il y avait des bougies et leur photo. Ça a fait du bien au personnel, et aux autres pensionnaires, choqués. «Ils nous ont épargnés, ils ont fait attention aux autres résidents, ils ont fait cela en dehors», dit un membre du personnel. Leur choix, jusqu'au bout.

dessin KILLOFFER

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