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Rebonds

Chacun de nous va devoir relever le défi de ce spectre ombrageux.
La religion, mauvaise conseillère d'Etat

Par Salman RUSHDIE
mardi 22 mars 2005

par Salman Rushdie écrivain, auteur des Versets sataniques et de Haroun et la mer des histoires.



L'auteur des Versets sataniques, qui vient de publier Haroun et la mer des histoires (Plon), reprend ici une chronique mensuelle qu'il avait déjà tenue dans les pages Rebonds de Libération entre février et novembre 2002.

je ne me suis jamais considéré comme un écrivain particulièrement porté sur la religion, jusqu'à ce que celle-ci me rattrape. La religion faisait bien sûr partie de mon univers littéraire ­ en tant que romancier originaire du sous-continent indien, comment aurait-il pu en être autrement ? Mais je m'imaginais alors goûtant à des perspectives plus vastes et plus savoureuses.

Quoi qu'il en soit, lorsque cette «cabale» s'est déclenchée à mon encontre, j'ai dû me décider à faire face au spectre vociférant et répressif qui se dressait devant moi.

Aujourd'hui, seize ans plus tard, la religion s'en prend à nous tous et, même si chacun a, comme ce fut mon cas à l'époque, le sentiment qu'il a d'autres chats à fouetter, il va nous falloir relever ce défi : si l'on échoue, cet ombrageux spectre finira par nous engloutir.

Ceux qui ont grandi en Inde après les émeutes de la Partition de 1946-1947, précédant la création des Etats indépendants de l'Inde et du Pakistan, savent combien l'ombre de ces tueries a continué à planer ­ rappel chronique et pénible de ce que les hommes sont capables d'accomplir au nom de Dieu. L'Inde a connu trop d'épisodes récurrents de ce type ­ à Meerut, dans l'Assam et plus récemment dans le Gujarat. L'histoire de l'Europe aussi est émaillée de méfaits imputables à une religion politisée : les guerres de religion françaises, les conflits aigus qui ont secoué l'Irlande, le «nationalisme catholique» du dictateur espagnol Franco et les armées rivales au sein de la guerre civile anglaise... chantent tous le même hymne.

De tout temps, les êtres humains se sont tournés vers la religion pour répondre à deux grandes questions existentielles : «D'où venons-nous ?», et «Comment coexister ?» Mais sur la question des origines, les religions ont simplement tout faux. L'univers ne fut pas créé en six jours par une force supérieure qui s'est reposée le septième. Il n'est pas non plus sorti d'un chaudron géant agité par un dieu céleste. Et sur un plan social, la vérité est que partout où la religion est aux commandes, c'est la tyrannie qui s'installe, l'inquisition, ou bien encore les talibans.

Pourtant, les religions font toujours miroiter un accès aux vérités éthiques, prodiguant par-là même bienfaits et protection. Et invariablement, ces croyances débordent du cercle privé dans lequel elles s'inscrivent (au même titre que tant d'autres pratiques, acceptables dès lors qu'elles prennent place entre adultes consentants), et à convoiter le pouvoir. Je ne reviendrai pas ici sur l'émergence d'un islamisme radical, car la résurgence de la foi est un sujet qui dépasse largement cette question.

Dans l'Amérique d'aujourd'hui, tout citoyen ­ femme, homosexuel, Afro-Américain, juif Ñ peut quasiment prétendre accéder aux fonctions les plus élevées. Mais un impie déclaré n'aurait strictement aucune chance d'être élu. J'en veux pour preuve le caractère toujours plus «sacralisant» du discours politique américain : l'actuel président, si l'on en croit Bob Woodward, se perçoit comme «un messager» chargé d'exécuter «la volonté divine», et l'expression «valeurs morales» est devenue le code de ralliement de toute la bigoterie antigay et antiavortement. Fort de leur défaite électorale, les démocrates eux-mêmes semblent se ruer vers ce genre d'arguments au ras des pâquerettes, désespérant sans doute de se faire élire s'ils persistent à omettre cette dimension.

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, l'avait prédit : «Dans les années à venir, l'opposition entre croyants et athées sera l'un des aspects dominants des relations entre les Etats-Unis et l'Europe.»

En Europe, l'attentat à la bombe contre une gare à Madrid et le meurtre du cinéaste hollandais Theo Van Gogh commencent à être envisagés comme des sonnettes d'alarme indiquant qu'il est grand temps de sauvegarder et de renforcer les principes laïques qui président à toute démocratie humaniste digne de ce nom. Avant même que ces atrocités n'aient lieu, la décision française de bannir tout signe extérieur religieux ­ tel que le foulard islamique ­ avait reçu l'assentiment de toute la classe politique. De même, les demandes de «classes ségrégatives» et de «pauses consacrées à la prière» émanant des islamistes ont-elles été rejetées. Peu d'Européens aujourd'hui se définissent comme «religieux» : 21 % seulement, selon de récentes évaluations, contre 59 % d'Américains. En Europe, les Lumières ont constitué une échappatoire à l'emprise de la religion, en posant des points de repère sur la pensée. Tandis qu'en Amérique, elles ont occasionné au contraire une fuite vers la liberté religieuse du Nouveau Monde ­ en bref un élan vers la foi, plutôt que son rejet. Partant, de nombreux Européens considèrent l'alliance américaine de la religion et du nationalisme comme effrayante.

On trouve une exception à la laïcité européenne en Grande-Bretagne, ou tout au moins dans le gouvernement du chrétien et dévot Tony Blair, dont le ton ne cesse de se durcir, et qui tente en ce moment d'imposer au Parlement une loi contre l'«incitation à la haine raciale», tout en retardant cyniquement le moment du vote, de façon à ménager la patience des avocats des musulmans britanniques ­ aux yeux desquels la moindre critique de l'islam prend des allures d'agression. Les journalistes, les avocats, ainsi qu'une longue liste de personnalités publiques ont lancé une mise en garde contre cette loi, laquelle risque d'entraver très fortement la liberté d'expression et par-dessus tout, de manquer sa cible, en faisant croître les troubles religieux au lieu de les apaiser. Le gouvernement de Blair semble considérer la question des libertés civiles avec un certain dédain : et de fait, que pèsent ces libertés ­ même aussi durement acquises et si longtemps chéries ­ face aux exigences d'un gouvernement soucieux de se faire prochainement réélire ?

Pourtant, la politique d'apaisement à la Tony Blair doit être contrée. Peut-être que la Chambre des lords réussira là où la Chambre des communes a échoué, en envoyant cette loi au rebut. De même faut-il espérer, même si c'est encore moins probable, que les démocrates américains finiront par comprendre que, dans l'Amérique d'aujourd'hui, partagée à 50/50 entre croyants et non-croyants, ils auraient davantage intérêt à s'ériger contre la coalition chrétienne et ses acolytes ­ en refusant notamment que la vision du monde d'un Mel Gibson puisse rejaillir sur la politique sociale américaine. Dans le cas contraire, si l'Angleterre et les Etats-Unis autorisent la foi religieuse à contrôler et à dominer le débat public, l'Alliance atlantique se trouvera soumise à des tensions exponentielles, et les apôtres de la religion, que nous sommes censés combattre, auront alors une grande cause à célébrer.

Il faut dans nos vies plus de maîtres et moins de prêtres car, comme James Joyce l'a dit, «There is no heresy or no philosophy which is so abhorrent to the church as a human being» ( Aucune hérésie ni aucune philosophie n'exaspère autant l'Eglise que l'être humain lui-même, ndlr ). Mais c'est peut-être Clarence Darrow, ce grand avocat américain, qui a fourni l'argument suprême en faveur de la laïcité. «Je ne crois pas en Dieu, a-t-il déclaré, car je ne crois pas en la mère l'Oie.»

(Traduit de l'anglais par Bérangère Erouart)

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