Portrait

Marie-Lise Tanguy, précaire confirmée

LE MONDE | 25.05.05 | 14h38  •  Mis à jour le 25.05.05 | 14h44


arie-Lise Tanguy, 52 ans, sans emploi fixe depuis huit ans, divorcée, mère de deux grandes filles (âgées de 28 et 26 ans), fait partie des 366 000 bénéficiaires de l'Allocation de solidarité spécifique (ASS). Cette aide destinée aux demandeurs d'emploi ayant épuisé tous leurs droits lui permet de toucher 14 euros par jour. Une fois payées ses charges fixes (loyer, électricité, eau...), il lui reste "120 euros par mois pour -se- nourrir, -s'- habiller, -se- déplacer" ­ soit encore 4 euros par jour.

Comment peut-on décemment vivre avec si peu ? "On ne peut pas." Mais on se débrouille, on s'arrange, on vivote. C'est ce qu'elle a envie de raconter, entre autres choses, dans un livre qui mûrit dans sa tête depuis plusieurs mois et dont le titre lui a été soufflé par un journaliste d'Ouest-France : Le Guide du pauvre. Ecrit par une pauvre à destination des pauvres, l'ouvrage ne se contentera pas de relater son parcours personnel. Il comportera aussi tout un assortiment de conseils et de recettes pour faire face à la précarité.

Son idée est née d'un constat. "Après avoir perdu mon emploi, je me suis rendu compte que j'étais incapable de transférer dans le social toute l'expérience que j'avais acquise en entreprise. Mon savoir-faire professionnel m'a été totalement inutile."

Secrétaire comptable dans un garage automobile du Finistère, Marie-Lise Tanguy a vu sa vie basculer, un matin de 1997, avec la mort de son patron. Le garage a fermé, faute de repreneur. Elle s'est retrouvée sur le carreau, à 44 ans. Ont suivi des CDD, des intérims, des stages, des formations... Et la découverte d'un "envers du décor" où le travail est une denrée rare et tellement recherchée qu'elle en fait perdre la raison. "Quand on veut travailler à tout prix, témoigne-t-elle, on manque parfois de discernement."

Un CDD dans un camping se transformera en calvaire : mains baladeuses, humiliations en public, allusions graveleuses... "C'était du harcèlement sexuel, mais je n'ai rien dit. Je ne voulais pas perdre mon emploi" , se souvient-elle. Le silence sera également de mise, quelques années plus tard, dans une banque où, trop contente d'avoir trouvé un autre CDD, elle cachera un problème osseux au bras, conséquence d'un accident ménager. "Mon contrat se serait arrêté si je m'étais mise en congé maladie" , dit-elle. Elle attendra cinq mois avant d'aller voir un médecin. Redevenue chômeuse, mais pas encore guérie, elle fera croire, ensuite, aux Assedic, qu'elle est "apte à travailler" , tout simplement pour ne pas perdre ses droits.

Les "astuces" pour mieux vivre dans la précarité, cette ancienne membre du mouvement des "chômeurs rebelles" de la CGT les connaît toutes. En matière de dettes, elle sait ainsi qu'"il vaut mieux devoir 1 500 euros à la CAF (Caisse d'allocations familiales) plutôt que 100 euros. Car des remises gracieuses, on n'en accorde pas pour 100 euros." Alors que pour 1500, oui.

Huit années passées dans le maquis des petits boulots lui ont également appris qu'il était parfois préférable de... refuser un emploi. "Il y a des boulots qui sont si peu payés qu'ils vous endettent. Entre les frais de déplacement, les repas à prendre hors de chez soi et la suppression de certaines aides sociales parce que vous avez retrouvé une activité, le manque à gagner est tel que votre salaire n'y suffit pas." Marie-Lise Tanguy a connu une situation comme celle-ci en l'an 2000. Pendant six mois, elle a travaillé ­ à perte ­ dans une entreprise d'ensemencements et d'engrais située à 35 km de chez elle : "Je ne mangeais pas le midi parce que les restaurants aux alentours étaient trop chers, et je n'avais pas le courage de me préparer à manger le matin. Comme j'avais deux heures de pause, je restais dans ma voiture, à écouter France-Culture."

Pour joindre les deux bouts, l'ancienne comptable dit tenir sa trésorerie "au centime près" . Elle vient de passer l'hiver avec le thermostat bloqué à 14 degrés, autant par souci d'économie que... par fierté. Marie-Lise Tanguy est en effet entrée en guerre contre EDF à cause d'une facture égarée et payée tardivement. L'entreprise a voulu lui imposer un "maintien d'énergie à 3 000 watts" , qui n'est autre qu'un régime restrictif qu'EDF installe chez ses mauvais payeurs.

"La sanction comme mode de gestion : voilà comment sont traités les pauvres dans ce pays. J'ai refusé ce "maintien d'énergie". Mamy fait de la résistance ! Et faire de la résistance avec EDF, il faut le faire..." , dit-elle en riant de son bon mot.

Car Marie-Lise Tanguy aime rire et ne s'en prive pas. "Notre seul luxe, à nous les pauvres, c'est le rire, poursuit-elle, dans un sursaut de dignité. Le problème, c'est que si on nous voit rire, on va nous soupçonner d'être trop bien." Se moquant du qu'en dira-t-on, elle s'emploie à bichonner un parterre de fleurs devant sa petite maison de Moëlan-sur-Mer (Finistère), "pour faire plaisir aux gens qui passent par là" .

Les fleurs, le rire, les spectacles (gratuits) auxquels elle assiste... Tout cela vaut mieux, à l'entendre, que les antidépresseurs, dont la consommation va grandissant chez les chômeurs de longue durée : "Autant nous donner une arme avec une balle dedans ! Tous les jours, je me dis que j'en ai assez de cette vie et que la seule solution, pour que cette situation s'arrête, c'est d'arrêter la vie. Ne pas avoir de pilules à la maison m'interdit toute tentation. Voilà pourquoi je dis non aux antidépresseurs."

Reste la culpabilité. Qui imprègne chaque instant de sa vie. "Intellectuellement, on ne peut pas se sentir coupable d'être là où on est, confie-t-elle. Mais, dans les tripes, bien sûr qu'on est coupable. Coupable d'avoir les traits fatigués, coupable de ne pas être assez féminine, coupable de ne pas répondre avec de l'humour dans une conversation... On se dit alors qu'on devient une emmerdeuse publique. Cela va même très loin dans l'intime."

C'est aussi pour témoigner de ces sentiments qu'elle veut publier ce Guide du pauvre. Et si, entre-temps, elle retrouve du travail, rien n'y changera. Pas question d'arrêter son projet. "Ce serait dégueulasse de ma part."

 

Frédéric Potet

Article paru dans l'édition du 26.05.05