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Rebonds

Médiatiques
Comme si de rien n'était

Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 03 juin 2005



et ça recommence. La belle affiche ! Le joli «coup», s'émerveille le Figaro. «Quand le Président fait coup double», titre le journal de Serge Dassault. Chirac est «sans doute affaibli» (on appréciera le «sans doute»), mais il «a de la ressource» et peut «ménager de belles surprises». On apprend aussi que Chirac a «épaulé» Villepin d'un «numéro deux puissant», etc. Donc, admirons le «coup». Après le naufrage, le spectacle reprend de plus belle. Et les médias apprécient d'autant plus que l'affiche promet de la lutte à mort. Sarkozy contre Villepin, l'eau et le feu, les deux pur-sang, le requin contre la mouette, Iznogoud contre le poète, le bourreau de Neuilly contre l'Ange blanc des Nuées. Derrière les cris d'effroi des «observateurs», entendez-les qui salivent, affûtent leurs adjectifs, inspectent les boîtes à métaphores, à citations, à paraboles animalières et historiques. On parierait que les contrats d'édition sont déjà signés, pour les prochains récits hugoliens du match Beauvau-Matignon. On parierait que les titres sont déjà déposés. Enfin les affaires reprennent. Chirac acculé réduit la France à deux ans de paralysie, quel bonheur ! La République en otage d'une fin de règne, quelle extase ! La réalité évanouie sous les rideaux de fumée, quelle volupté !

Jamais autant qu'en ces heures d'après-naufrage, l'appareil médiatique n'était apparu comme une machine à continuer comme avant. A faire comme si rien ne s'était passé. Comme si ce n'avait été qu'un mauvais rêve, cette soudaine ébullition démocratique, ces millions de têtes soudain rétives à la propagande, réfractaires aux diversions, décidant de s'intéresser à ce qui les concerne, débattant passionnément article par article. Comme si l'urgence absolue n'était pas désormais de savoir quelle politique économique mener pour être à l'unisson du vote.

Comment ça marche, une machine à faire comme si ? A coups de petites phrases anodines, que l'on n'entend même pas si l'on ne tend pas l'oreille. Comme celle-ci, sur une radio lundi matin : «Aux yeux du chef de l'Etat, la première qualité requise d'un Premier ministre, c'est la fidélité.»

Elle n'a l'air de rien cette phrase, mais chacun de ses mots est un éditorial masqué, une insulte à la réalité. «Le chef de l'Etat» ? Mais on pourrait aussi parler du meneur hagard d'un parti en déroute. «La première qualité» : mais la fidélité à ce chef de bande, qui organise depuis tant d'années l'immobilisme et l'impuissance, qui a tué l'un après l'autre tous ses rivaux et tous ses successeurs possibles, qui est le premier responsable de la dépression nationale, depuis quand, et au nom de quoi, est-ce une «qualité» ? Et ce «requise» : est-il encore en état de «requérir» quoi que ce soit, alors que le peuple ne requiert qu'une chose : son départ ? Quant aux «yeux du chef de l'Etat» ! Comme s'il était encore possible, utile, de voir le monde de l'après-non par «les yeux du chef de l'Etat». Comme s'ils distinguaient encore quelque chose dans le tumulte du pays, «les yeux du chef de l'Etat».

Obstinément, comme par contagion, les médias construisent leur propre myopie. Prenons, au hasard, le 13 heures de France 2, lundi (on pourrait choisir un autre journal, sur une autre chaîne, ils se ressemblent tous). Quel est le premier sujet ? Qui va être Premier ministre, évidemment.

Notez qu'on n'en sait rien encore. Villepin est dans le chapeau, mais n'en est pas encore sorti. A cet instant-là, le journal ne dispose strictement d'aucune information. L'affaire pourrait donc tenir en une minute. Mais le journal se doit d'infliger la réunion des ministres du lundi matin, autour de Raffarin. Les mêmes pantins en costume que la veille, qui entrent et sortent de Matignon. Et ce détail capital : Villepin et Douste-Blazy sont repartis à pied. Vous vous rendez compte ? A pied ! Et France 2 de recueillir pieusement une pédestre interview de Douste-Blazy. Ainsi le (futur-ex ?) ministre peut-il, à toutes fins utiles, rappeler à la France entière ses immenses mérites et son indispensable présence, sans contrevenir à la plus élémentaire prudence, qui lui impose de se taire et d'attendre.

Et les couteaux qui s'aiguisent au Parti socialiste. Et cuillerée après cuillerée, un grand bol de soupe franco-française.

Pendant le séisme, le journalisme ordinaire continue. Et ce n'est qu'à 13 h 36 que Benoît Duquesne donne la parole au correspondant à Bruxelles. Lequel, excusez du peu, rappelle deux échéances, qui seront l'occasion de tester la place de la France en Europe, dans l'après-non. A propos de la baisse de la TVA sur la restauration (on se souvient que la promesse de cette baisse fut agitée comme verroterie aux yeux de l'électorat, pendant la campagne, par le même Figaro), nos partenaires vont-ils miraculeusement nous soutenir ? Dans la prochaine renégociation de la politique agricole commune, l'Allemagne se rangera-t-elle à nos côtés ?

Pourtant, ces questions secondaires ne valent guère davantage qu'une minute à la fin du journal. Ne réveillez pas les médias !

Ils sont accrochés à l'élite naufragée, comme des algues à un galion englouti. Ils tiennent en abbés de Cour la chronique de Versailles, du renvoi de Necker, du rappel de Necker quand c'est dans les faubourgs, dans les lointaines campagnes, dans les continents inexplorés que fiévreusement se dessine le monde.

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