Portrait
Dan Gillmor, 54 ans, a quitté son journal pour
développer à San Francisco un site Internet de journalisme citoyen et
participatif, où le lecteur devient reporter.
Blog à part
Par Christophe ALIX
lundi 22 août 2005
Dan Gillmor en 7 dates
tre un journaliste qui ne
se contente pas d'informer mais qui informe avec ses lecteurs. C'est le pari de
Dan Gillmor, ex-chroniqueur vedette du San Jose Mercury News, quotidien
de référence de la Silicon Valley, qu'il a plaqué au début de l'année pour
lancer son site web (1). Pour ce tenant d'un journalisme «citoyen» et
participatif, l'Internet abolit le modèle traditionnel de diffusion verticale de
l'information. «Mes lecteurs en savent plus que moi», dit-il avec
modestie. Cet homme qui veut bouleverser les pratiques journalistiques est
pourtant un piètre conférencier, bredouillant quelques phrases à peine audibles
en public Taille moyenne, physique quelconque, sec et austère au premier abord, ce
timide le confesse, sous la verrière d'un grand hôtel de San Francisco : «Je
déteste me mettre en avant. A la différence de beaucoup de blogueurs
(auteurs de journaux en ligne, ndlr), je n'aspire pas à la
notoriété.» Alors que fait-il là, en guest-star d'une table ronde sur
la «réinvention des médias» devant un aréopage de journalistes et
d'investisseurs venus se rencarder sur les dernières tendances de l'Internet ?
«Aider cette nouvelle forme de journalisme rendue possible par l'avancée de
la technologie à devenir aussi bonne que possible.» Dan Gillmor est en
mission. Ce «reporter» comme il se définit, référencé 1,17 million de fois au
compteur du moteur de recherche Google, a donc décidé de sauter le pas. Et de
lancer «son» média qui n'est pas seulement le sien puisqu'il s'agit d'en faire
«notre média à tous», «pour, avec et par les habitants de la baie de
San Francisco». Le site Bayosphere est un outil de conversation autant qu'un
support d'information, ouvert à tous, surtout axé sur les technologies de
l'information et leur impact sur la société, «souvent surestimé sur le court
terme mais sous-estimé dans le long terme». Le projet, exposé dans son
livre-manifeste We the media, «Nous le media» (2), déjà traduit en
coréen, en mandarin et en portugais «mais pas en français», est en phase
de test, et sans doute pour longtemps : «Le futur, ça s'expérimente.» Un bon millier d'internautes déposent déjà sur le site leurs commentaires sur
l'art de bien déguster les sushis, l'avenir de l'enseignement en ligne ou le
rapport entre indices boursiers et prix de l'immobilier à San Francisco.
«Tout le monde a des choses à dire mais ce n'est pas forcément du
journalisme, explique cet obsédé de déontologie qui a mis au point une liste
d'étiquettes pour les participants. Celle de «journalisme sur l'honneur» indique
que l'utilisateur est «minutieux, intègre et transparent sur ses
activités», celle de «professionnel» que l'auteur «respecte des standards
élevés d'honnêteté, d'expertise et de loyauté»... «C'est important de
fixer des règles. Nous voulons créer quelque chose de durable.» Le pionnier sait de quoi il parle. Son blog, longtemps hébergé sur le site de
son ancien journal, il l'a créé dès 1999, à une époque où le mot n'existait pas.
Sa tentative de définition d'un nouveau «nouveau journalisme» éparpillé en
milliers de nanopublications reliées entre elles par la magie du réseau et sous
la surveillance permanente de la «communauté», en fait aujourd'hui un doyen
respecté et écouté de la blogosphère. «Dan n'est en rien le prototype du
blogueur formaté 100 % Internet, dit de lui son confrère blogueur J.D.
Lascia. C'est un passeur qui jette un pont entre les vieux et les nouveaux
médias.» Fils d'une immigrée juive polonaise et francophile, traductrice de
Hiroshima mon amour d'Alain Resnais et Marguerite Duras, et d'un sang
mêlé irlando-écossais linguiste et écrivain, ce rejeton de la côte Est paraît
bien trop sérieux pour qu'on l'imagine céder à une quelconque mode. Grandi dans
l'Etat septentrional du Vermont, il doit son entrée en journalisme à sa passion
pour la musique qui l'éloignera pendant huit ans des études universitaires et de
l'effervescence militante des campus, au début des années 1970. Une première
partie de carrière «plutôt routinière» reconnaît-il, qui l'amène au
Kansas City Times puis au Detroit Free Press, où il s'exécute en
bon généraliste de l'information, avec une prédilection pour les sujets
économiques. Jusqu'en 1994 et son arrivée au «Merc», sous le soleil
californien. «Tout a changé, j'étais à la bonne place au bon moment.» Pratiquant précoce du PC dès le début des années 1980, amateur de
«gadgets» comme il l'avoue, au rayon de ses rares concessions à la
futilité avec une vénération pour la légendaire équipe de base-ball des Red Sox
de Boston, quelques escapades au ski et les «mauvais polars à dévorer dans
l'avion», Dan Gillmor est aux premières loges pour décrypter la déferlante
Internet et sa «nouvelle économie» à la fin des années 1990. Non sans esprit
critique. Il ne cesse alors de mettre en garde contre l'emballement qui s'empare
de la Vallée. «L'innovation n'était plus le propos, dit-il, ce n'était
plus qu'une affaire d'argent.» Libéral tendance libertaire, politiquement très correct mais pas
«prévisible dans [ses] opinions», espère-t-il, Dan Gillmor n'en a
pas pour autant adopté la «cool attitude» des anciens hippies
californiens reconvertis dans les nouvelles technologies. Il ne sera jamais
«d'ici», ne vote «pas toujours démocrate» et circonscrit sa pensée
politique à deux postulats de base : la liberté des moeurs et l'économie de
marché. L'Etat n'a pas à se mêler de nos vies privées mais doit veiller à
garantir un «marché vraiment libre», dégagé de l'emprise des lobbies et
des intérêts politiques. Ce partisan convaincu du libre-échange n'a pas de mots
assez durs pour condamner les monopoles façon Microsoft. «Ils agissent contre
les consommateurs, c'est une honte.» Alors que sa Bayosphere semble avoir tous les attributs d'une utopie à but
non lucratif, Dan Gillmor souhaite au contraire en faire une «entreprise
rentable», même si son modèle économique, basé a priori sur la publicité et
le sponsoring, reste encore flou. «La recherche de la rentabilité impose la
rigueur. La Bayosphere sera plus forte si elle ne doit rien à personne.»
Aime-t-il l'argent ? «Je ne souhaite pas être pauvre et si ça marche, je
prendrai ma part», se défend-il avant de détailler un patrimoine très moyen
pour un habitant de la très huppée Palo Alto, au coeur de la Silicon Valley :
locataire d'une maison avec sa compagne elle aussi journaliste et d'origine
japonaise, pas d'enfant, une Toyota Prius, hybride élue voiture la moins
polluante du marché, et un salaire divisé par trois depuis son départ du San
Jose Mercury News où il était «très bien payé». Lorsqu'on l'interroge sur l'avenir de la «grande presse», comme il
l'appelle, sévèrement chahutée à l'aube du tout-numérique, Dan Gillmor met en
garde : «Pas de malentendus, s'il vous plaît.» Le journalisme citoyen
n'est pas une remise en cause des grands médias qui restent les principaux
pourvoyeurs d'informations et les plus aptes à «surveiller le pouvoir».
Les blogs, malgré quelques scoops durant la dernière campagne présidentielle
américaine, n'ont pas encore acquis leurs lettres de noblesse. Si le papier doit
mourir, peu importe : «Je m'intéresse à l'info, pas au papier.» Les
grands médias devront «comprendre qu'ils ne sont plus les seuls à dire où va
le monde». S'adapter ou mourir ? «C'est inévitable», mais au bénéfice
de l'information : «Le journalisme citoyen n'est pas un projet de critique
des médias, mais d'expansion des médias.» (1) www.bayosphere.com
30 mars 1951
Naissance dans l'Etat de New York.
1971
Quitte l'université pour monter un groupe de musique.
1980
Premier poste de journaliste dans un hebdomadaire du Vermont dont il est
le seul rédacteur.
1994
Journaliste au San Jose Mercury News.
1999
Débute son blog sur www.siliconvalley.com
2004
Publie We The Media («Nous le média»).
2005
Lancement de
www.bayosphere.com
(2) O'Reilly, 2004.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=318470