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Portrait

Dan Gillmor, 54 ans, a quitté son journal pour développer à San Francisco un site Internet de journalisme citoyen et participatif, où le lecteur devient reporter.
Blog à part

Par Christophe ALIX
lundi 22 août 2005

Dan Gillmor en 7 dates
30 mars 1951
Naissance dans l'Etat de New York.
1971
Quitte l'université pour monter un groupe de musique.
1980
Premier poste de journaliste dans un hebdomadaire du Vermont dont il est le seul rédacteur.
1994
Journaliste au San Jose Mercury News.
1999
Débute son blog sur www.siliconvalley.com
2004
Publie We The Media («Nous le média»).
2005
Lancement de www.bayosphere.com

etre un journaliste qui ne se contente pas d'informer mais qui informe avec ses lecteurs. C'est le pari de Dan Gillmor, ex-chroniqueur vedette du San Jose Mercury News, quotidien de référence de la Silicon Valley, qu'il a plaqué au début de l'année pour lancer son site web (1). Pour ce tenant d'un journalisme «citoyen» et participatif, l'Internet abolit le modèle traditionnel de diffusion verticale de l'information. «Mes lecteurs en savent plus que moi», dit-il avec modestie. Cet homme qui veut bouleverser les pratiques journalistiques est pourtant un piètre conférencier, bredouillant quelques phrases à peine audibles en public

Taille moyenne, physique quelconque, sec et austère au premier abord, ce timide le confesse, sous la verrière d'un grand hôtel de San Francisco : «Je déteste me mettre en avant. A la différence de beaucoup de blogueurs (auteurs de journaux en ligne, ndlr), je n'aspire pas à la notoriété.» Alors que fait-il là, en guest-star d'une table ronde sur la «réinvention des médias» devant un aréopage de journalistes et d'investisseurs venus se rencarder sur les dernières tendances de l'Internet ? «Aider cette nouvelle forme de journalisme rendue possible par l'avancée de la technologie à devenir aussi bonne que possible.» Dan Gillmor est en mission.

Ce «reporter» comme il se définit, référencé 1,17 million de fois au compteur du moteur de recherche Google, a donc décidé de sauter le pas. Et de lancer «son» média qui n'est pas seulement le sien puisqu'il s'agit d'en faire «notre média à tous», «pour, avec et par les habitants de la baie de San Francisco». Le site Bayosphere est un outil de conversation autant qu'un support d'information, ouvert à tous, surtout axé sur les technologies de l'information et leur impact sur la société, «souvent surestimé sur le court terme mais sous-estimé dans le long terme». Le projet, exposé dans son livre-manifeste We the media, «Nous le media» (2), déjà traduit en coréen, en mandarin et en portugais «mais pas en français», est en phase de test, et sans doute pour longtemps : «Le futur, ça s'expérimente.»

Un bon millier d'internautes déposent déjà sur le site leurs commentaires sur l'art de bien déguster les sushis, l'avenir de l'enseignement en ligne ou le rapport entre indices boursiers et prix de l'immobilier à San Francisco. «Tout le monde a des choses à dire mais ce n'est pas forcément du journalisme, explique cet obsédé de déontologie qui a mis au point une liste d'étiquettes pour les participants. Celle de «journalisme sur l'honneur» indique que l'utilisateur est «minutieux, intègre et transparent sur ses activités», celle de «professionnel» que l'auteur «respecte des standards élevés d'honnêteté, d'expertise et de loyauté»... «C'est important de fixer des règles. Nous voulons créer quelque chose de durable.»

Le pionnier sait de quoi il parle. Son blog, longtemps hébergé sur le site de son ancien journal, il l'a créé dès 1999, à une époque où le mot n'existait pas. Sa tentative de définition d'un nouveau «nouveau journalisme» éparpillé en milliers de nanopublications reliées entre elles par la magie du réseau et sous la surveillance permanente de la «communauté», en fait aujourd'hui un doyen respecté et écouté de la blogosphère. «Dan n'est en rien le prototype du blogueur formaté 100 % Internet, dit de lui son confrère blogueur J.D. Lascia. C'est un passeur qui jette un pont entre les vieux et les nouveaux médias.»

Fils d'une immigrée juive polonaise et francophile, traductrice de Hiroshima mon amour d'Alain Resnais et Marguerite Duras, et d'un sang mêlé irlando-écossais linguiste et écrivain, ce rejeton de la côte Est paraît bien trop sérieux pour qu'on l'imagine céder à une quelconque mode. Grandi dans l'Etat septentrional du Vermont, il doit son entrée en journalisme à sa passion pour la musique qui l'éloignera pendant huit ans des études universitaires et de l'effervescence militante des campus, au début des années 1970. Une première partie de carrière «plutôt routinière» reconnaît-il, qui l'amène au Kansas City Times puis au Detroit Free Press, où il s'exécute en bon généraliste de l'information, avec une prédilection pour les sujets économiques. Jusqu'en 1994 et son arrivée au «Merc», sous le soleil californien. «Tout a changé, j'étais à la bonne place au bon moment.»

Pratiquant précoce du PC dès le début des années 1980, amateur de «gadgets» comme il l'avoue, au rayon de ses rares concessions à la futilité avec une vénération pour la légendaire équipe de base-ball des Red Sox de Boston, quelques escapades au ski et les «mauvais polars à dévorer dans l'avion», Dan Gillmor est aux premières loges pour décrypter la déferlante Internet et sa «nouvelle économie» à la fin des années 1990. Non sans esprit critique. Il ne cesse alors de mettre en garde contre l'emballement qui s'empare de la Vallée. «L'innovation n'était plus le propos, dit-il, ce n'était plus qu'une affaire d'argent

Libéral tendance libertaire, politiquement très correct mais pas «prévisible dans [ses] opinions», espère-t-il, Dan Gillmor n'en a pas pour autant adopté la «cool attitude» des anciens hippies californiens reconvertis dans les nouvelles technologies. Il ne sera jamais «d'ici», ne vote «pas toujours démocrate» et circonscrit sa pensée politique à deux postulats de base : la liberté des moeurs et l'économie de marché. L'Etat n'a pas à se mêler de nos vies privées mais doit veiller à garantir un «marché vraiment libre», dégagé de l'emprise des lobbies et des intérêts politiques. Ce partisan convaincu du libre-échange n'a pas de mots assez durs pour condamner les monopoles façon Microsoft. «Ils agissent contre les consommateurs, c'est une honte.»

Alors que sa Bayosphere semble avoir tous les attributs d'une utopie à but non lucratif, Dan Gillmor souhaite au contraire en faire une «entreprise rentable», même si son modèle économique, basé a priori sur la publicité et le sponsoring, reste encore flou. «La recherche de la rentabilité impose la rigueur. La Bayosphere sera plus forte si elle ne doit rien à personne.» Aime-t-il l'argent ? «Je ne souhaite pas être pauvre et si ça marche, je prendrai ma part», se défend-il avant de détailler un patrimoine très moyen pour un habitant de la très huppée Palo Alto, au coeur de la Silicon Valley : locataire d'une maison avec sa compagne elle aussi journaliste et d'origine japonaise, pas d'enfant, une Toyota Prius, hybride élue voiture la moins polluante du marché, et un salaire divisé par trois depuis son départ du San Jose Mercury News où il était «très bien payé».

Lorsqu'on l'interroge sur l'avenir de la «grande presse», comme il l'appelle, sévèrement chahutée à l'aube du tout-numérique, Dan Gillmor met en garde : «Pas de malentendus, s'il vous plaît.» Le journalisme citoyen n'est pas une remise en cause des grands médias qui restent les principaux pourvoyeurs d'informations et les plus aptes à «surveiller le pouvoir». Les blogs, malgré quelques scoops durant la dernière campagne présidentielle américaine, n'ont pas encore acquis leurs lettres de noblesse. Si le papier doit mourir, peu importe : «Je m'intéresse à l'info, pas au papier.» Les grands médias devront «comprendre qu'ils ne sont plus les seuls à dire où va le monde». S'adapter ou mourir ? «C'est inévitable», mais au bénéfice de l'information : «Le journalisme citoyen n'est pas un projet de critique des médias, mais d'expansion des médias.»

(1) www.bayosphere.com
(2) O'Reilly, 2004.

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=318470

 

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