Libération
Lundi 22 août 2005
Envisageant I’avenir, Libération
a brodé des scénarios économiques improbables, sans s’interdire l’humour
potache.
Eco-fiction
Un monde parfait, sans échanges
Avec
la nouvelle loi sur la propriété intellectuelle, chanter sous la douche vous
conduira-t-il en prison?
Par Florent Latrive
Il n’a pascompris
pourquoi chanter l’Internationale lui a valu les menottes. C’est exactement au moment où Olivier
Besancenot entamait «Producteurs, sauvons-nous nous
mêeeeem-euh»... que des
policiers casqués ont envahi la salle de la Mutualité, lâché des grenades
lacrymogènes et plaqué le porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire
sur son pupitre, mains dans le dos. Le leader de la LCR et les 350 militants
qui chantaient à pleine gorge ont tous été placés en garde en vue, puis mis en examen pour contrefaçon:
l’Internationale
ne tombera dans le domaine
public qu’en 2O14 et, dans l’intervalle, il est interdit de la chanter sans
demander l’autorisation. Ils risquent jusqu’à cinq ans de prison et 500000 euros d’amende pour «délit en bande organisée».
Gratuité zéro.
La mésaventure de
la LCR marque la nouvelle politique internationale de «gratuité zéro», réponse
législative aux difficultés des industries culturelles confrontées au développement
fulgurant des échanges gratuits d’œuvres via les systèmes peer-to-peer depuis 2000. «C’est notre guerre contre le
terrorisme à nous», avait
déclaré le patron des producteurs hollywoodiens Jack Valenti (1).En 2007, les
producteurs de cinéma et de musique ont obtenu la signature du traité de
Villedieu-les-Poêles, ratifié par 185 pays à ce jour et dont la transposition
dans les législations nationales est en cours. Aux Etats-Unis, le «No Singing
in the Shower Act» a été voté en avril. En France, c’est le ministre
de la Propriété intellectuelle, Pascal Nègre, l’ex-patron d’Universal Music France, qui a défendu, devant le Parlement, le
paquet «Beaumarchais» l’année dernière. Objectif: renforcer la traque aux
pirates, ne plus laisser passer une seule infraction à la propriété intellectuelle. Et surtout, mettre un terme
aux tolérances qui existaient dans la loi jusqu’ici, avec la suppression de
toutes les exceptions au droit
d’auteur, dont le droit de citation, la copie privée ou la représentation dans
le cercle de famille. La justification théorique émane du best-seller Fuck
them, they’repirates!(2), qui démontrait que, si les gens copiaient de la
musique ou des films sans
complexe via l’Internet, c’était le résultat même du laxisme de la loi qui
autorisait un accès gratuit aux oeuvres de façon trop large. Selon son auteur,
John H. Exclusive, les enfants sont éduqués à la gratuité dès
l’école en prenant l’habitude de
recopier des citations d’auteurs, en se prêtant des disques, en regardant des vidéos entre copains ou en allant à la bibliothèque. Autre exemple: à force d’entendre de la musique
en allant dîner chez leurs amis, le public aurait perdu progressivement la
notion de valeur des oeuvres. «Le mythe de la gratuité détruit la valeur de
la création. Lorsque tout est gratuit on ne perçoit plus la valeur de la
création, que l’on prend et que l’on jette», avait déclaré l’ex-ministre de
la Culture Renaud Donnedieu de Vabre, avant d’échanger son poste avec Pascal
Nègre.
«Copier, c’est
pas cool».
Pour préparer le
public à une telle loi, une campagne de prévention a été lancée, avec les
affiches «Siffloter n’est pas jouer», «Chanter sous la douche, c’est
Mozart
qu’on assassine» ou «Une cassette vidéo, c’est forcément solo». L’Education nationale a distribué 15 millions d’exemplaires de son fascicule «Copier, c’est pas cool, c’est ringue et ça déchausse les dents» dans les écoles et les lycées. Après plusieurs mois de pédagogie, le gouvernement a donc décidé de passer à l’action, comme en témoigne, entre autres, l’intervention des forces de l’ordre lors du meeting de la LCR. Ll faut désormais une autorisation du ministre de la Propriété intellectuelle pour accéder à unebibliothèque ou une médiathèque. Gibert Jeunes, à Paris, a été fermé la semaine dernière car le commerce d’ouvrages d’occasion est proscrit. La vente d’enceintes pour chaînes hi-fi a été prohibée, car elles permettent d’écouter de la musique à plusieurs sans payer. Seuls les casques, dotés d’une puce capable d’enregistrer les droits, sont autorisés. Et une ligne de dénonciation anonyme a été ouverte, le 0-800-PIRATES (3),pour dénoncer quiconque cherche à prêter un livre, chante dans sa salle de bain ou photocopie un extrait de journal. Trois cafés lillois ont été frappés d’une fermeture administrative, lundi, pour avoir laissé traîner des journaux sur leur comptoir, à disposition des clients. Sur l’Internet, la loi informatique et libertés, déjàamendée en 2004 pour permettre aux ayants droit de surveiller les internautes, a été abrogée: toute personne prise en flagrant délit de téléchargement gratuit d’œuvres via l’Internet peut voir son disque dur ciblé par des virus informatiques et son abonnement à EDF coupé.
Régression.
Lors des questions au gouvernement, hier, le député néo-postsocialiste Christian Paul a interpellé la secrétaire d’Etat à la Culture auprès du ministre de la Propriété intellectuelle, 1’UDF Jannely Fourtou. «Je tiens [votre politique] pour une croisade moyenâgeuse, infantile et stérile. Il y a comme un parfum de régression, voire d’Inquisition, à tenter d’éradiquer comme une hérésies des pratiques culturelles de masse probablement irréversibles.» D’autres modes de financement de la création sont possibles, a-t-il argué, en rappelant l’exemple de la licence légale radio (abolie l’année dernière), où les programmateurs pouvaient diffuser tous les disques possibles en échange d’un prélèvement sur leur chiffre d’affaires. Etablir une redevance minime sur la consommation d’eau permettrait ainsi de légaliser le chant sous la douche. Tout comme une taxe sur les chaussures ouvrirait la voie à une légalisation de la pratique consistant à siffloter dans la rue. Ce mode de calcul est légitime économiquement, a insisté Paul : les pourvoyeurs d’eau gagnent plus d’argent car le chanteur sous la douche y demeure plus longtemps, tout comme les fabricants de chaussures bénéficient de l’usure accélérée des godasses de tous ceux qui folâtrent dans la rue en chantonnant. Dans un communiqué envoyé hier soir, la LCR arepris cette idée pour légaliser l’Internationale dans les meetings, en proposant d’établir une taxe sur les fabricants de drapeaux rouges.
(1) Toutes les citations sont réelles et (à peine) sorties de leur
contexte.
(2) Dont l’on ne peut citer
aucune phrase ici, la loi interdisant désormais à la presse
toute citation d’œuvre.
Traduit en français aux éditions Précieuses, sous le titre Métempsycose de l’auteur, entre tradition et modernité.
(3)0,34 euros/min,
entièrement reversés à la Sacem.
Mentions légale;: toute
photocopie de cet article est prohibée; toute demande
de citation doit être
adressée à la rédaction; le photocopillage tue la presse et affame le
Tiers-Monde.