Tentations
Du virtuel au réel
La
bière philosophale
Le magasin Copyshop, à
Copenhague, est devenu un haut lieu de la contestation antipropriété
intellectuelle. Produit phare: la Free Beer, une boisson dont la recette est
publique, sur le principe du logiciel libre.
Par Marie LECHNER
vendredi 23 septembre
2005
«A croire que la bière est le meilleur médium pour discuter de propriété
intellectuelle», s'amuse Rasmus Nielsen, du collectif danois Superflex. Leur
«bière open source» (lire page suivante) a fait le tour de la planète,
largement relayée par les médias. En ce samedi pluvieux de juillet, c'est la
plus grosse chaîne de télé publique danoise qui leur rend visite pour évoquer
et déguster la fameuse Free Beer. Le projet est né dans le cadre
d'un atelier que les Superflex animaient avec les étudiants de l'université de
nouvelles technologies de Copenhague autour des questions de copyright. «On
réfléchissait sur un moyen d'étendre les méthodes de partage et d'échange des
ressources en vogue dans le monde digital, d'appliquer la philosophie du
logiciel libre au monde réel. Utiliser un produit aussi universel que la
bière pour parler de copyright pouvait s'avérer une expérience intéressante.»
Pendant plusieurs mois, la cantine de l'université, baignée dans les
effluves de bière, sert de laboratoire pour mettre au point cette première bière
libre de droits. Conçue selon les méthodes classiques de brassage, la version
1.0 du breuvage comporte un ingrédient qui la rend «unique» : le guarana (35
milligrammes par litre), une plante amazonienne riche en caféine, utilisée dans
les energy drinks, censée compenser l'effet de somnolence induit par
cette bière plutôt forte (6 %), mais à la saveur originale. Monopole. La première mouture porte le nom de «Vores ÿl»,
«notre bière», référence au slogan du mastodonte danois Carlsberg, qui
possède ici le monopole du breuvage houblonné depuis qu'il a fusionné avec son
rival Tuborg, le roi de la Pils de luxe. Difficile de trouver d'autres marques
dans les bars de Copenhague, où pullulaient les petites brasseries familiales.
«Il y a plein de similitudes entre Microsoft et Carlsberg. Par exemple, si
quelqu'un ouvre un bar, il va avoir la visite d'un représentant de Carlsberg qui
va lui proposer de lui installer gratuitement toute la tuyauterie, à condition
qu'il vende exclusivement ses produits et marques affiliés.» Contrairement à ces grandes marques qui gardent jalousement leurs secrets de
fabrication, le code source (ou recette) de la Vores ÿl ainsi que la marque
(design, nom, logo, musique) sont publiés sous Creative Commons. La licence
choisie permet à chacun de copier la bière, de la modifier, voire de la vendre à
condition de maintenir la boisson libre et d'en créditer les auteurs.
«Brasser de la bière demande du temps et de l'argent, c'est plus compliqué
que de copier un fichier MP3, d'où ce choix d'autoriser la commercialisation du
produit, explique Rasmus. L'idée, c'est d'en faire le Linux de la bière,
en proposant aux gens de la reproduire et de l'améliorer comme une pièce de
logiciel en open source.» Histoire de voir si les nouvelles versions
essaimées à partir de Vores ÿl 1.0 peuvent donner naissance à des variétés de
bière supérieures, en goût et en créativité, à celles des grandes marques. Un
défi qui semble en bonne voie vu les retours enthousiastes sur le forum de
brasseurs en herbe d'Afghanistan, de Pologne, des Emirats arabes unis,
d'Indonésie, du Brésil... «Est-ce qu'on peut penser des objets, des produits
de cette façon, qu'est-ce que ça veut dire, comment est-ce qu'on peut l'élargir,
l'appliquer par exemple aux médicaments ?» s'interroge Rasmus. En juin, lors du lancement de la Free Beer (la version internationale de la
Vores ÿl), le collectif ouvre une boutique dans leur QG de Norrebrø, ancien
quartier ouvrier très couru, avec sa population bigarrée d'immigrants et de
jeunes branchés. En face du boucher halal et d'un mur dégoulinant de stickers
revendicatifs et de graffitis anti-Bush, à deux pas du troquet le plus prisé du
coin, le Copyshop est vite devenu la plaque tournante de la dissidence danoise.
Comme son nom l'indique, le magasin ne vend que des «originaux modifiés, des
copies améliorées, des antimarques politiques», «des produits qui lancent un
défi à la propriété intellectuelle». Sur la table, trône la photocopieuse où
l'on peut reproduire la recette de la Free Beer. En vitrine, une sélection
d'icônes de la contre-économie : des kits Linux, la Blackspot Sneaker
(Libération du 25 décembre 2004) lancée par les casseurs de pub
Adbusters, une basket 70 % biodégradable, fabriquée au Portugal, qui singe la
Converse (rachetée par Nike), où un point noir tient lieu d'antilogo. Sur les
rayons, la bière libre bien sûr, fabriquée artisanalement, mais aussi du
Mecca-Cola, le «coca éthique» créé par le Tunisien naturalisé français Taoufik
Mathlouthi, propulsé emblème de la résistance musulmane face à «l'hégémonisme
américain», dont une partie des bénéfices est reversée à des associations
palestiniennes. Stimulant. Inspirée de l'expérience Mecca-Cola (mais dans une optique
sensiblement différente), une autre boisson invite à boire engagé : le soda
énergétique Guarana Power que les Superflex ont développé en 2003 dans le cadre
d'un atelier avec une coopérative de paysans de Maués, dans l'Amazonie
brésilienne. La bouteille de Guarana Power copie ouvertement le design de l'un
des sodas les plus consommés en Amérique du Sud, Guarana Antarctica, un produit
de l'AmBev (American Beverage Corporation), multinationale qui a des accords de
distribution avec Pepsi Co, en procès avec Superflex (lire ci-contre). Guarana
Power a été imaginée comme riposte à la pression de ces compagnies, organisées
en cartel, qui ont profité de leur monopole sur l'achat des matières premières
pour faire chuter le prix de la baie de guarana de 80 %. «Nous avons réfléchi
à un moyen de renverser cette logique économique, explique Rasmus, en
utilisant les compagnies (c'est-à-dire leur marque, leur logo, leur nom, leurs
couleurs) comme matière première.» Le contre-soda Guarana Power est produit
au Danemark avec de la guarana achetée à la coopérative brésilienne à un prix
décent. Une petite compagnie de sodas se charge de sa distribution au Danemark,
dans les petits cafés, les lieux alternatifs, les clubs. Avant d'ouvrir le
Copyshop, Superflex organisait dans ses locaux des Guarana Power Bar, avec projo
de films, concerts et dégustation de cocktails stimulants (vodka-guarana power).
«L'occasion de poursuivre la discussion sur la propriété intellectuelle»,
explique Michael, de Copenhagen Brains, activiste et VJ (vidéo jockey)
résidant au Culture Box et cofondateur du Copyshop. L'essentiel des revenus va à
la Power Foundation, chargée d'aider les initiatives visant à rééquilibrer les
échanges avec les producteurs de matières premières. Depuis 1993, le trio Superflex développe une pratique qui combine art, design
et commerce pour explorer la mondialisation à travers différents projets en
collaboration. Au coeur de leur travail, la création de «Tools», des «outils
qui prennent leur valeur non économique mais au sens général
lorsqu'ils sont utilisés». L'un de ces outils est Supercopy, une série de
plagiats de produits existants qu'ils piratent ou remanufacturent : contrefaçons
de T-shirt Lacoste (importés de Thaïlande) estampillés Supercopy qu'ils avaient
fait défiler au Fashion Fair de Copenhague en 2002, copies du pudding Ancel
métamorphosé en Social Pudding, en vente à la boutique. Autre exemple : la lampe
Biogas, une «adaptation» de la fameuse lampe du designer danois Poul Henningsen
afin qu'elle puisse fonctionner avec le biogas, produit à partir des déchets
organiques, destiné aux populations en Asie et en Afrique qui n'ont pas accès à
l'électricité. Quand ces copies de lampe ont été exposées à Malmø (Suède) en
2002, la compagnie Louis Poulsen, qui fabrique les originaux, a exigé la
fermeture de l'exposition. «On a trouvé ça totalement absurde. Poul
Henningsen, qui était communiste et qui avait designé cette lampe en 1958 pour
la classe ouvrière, aurait certainement apprécié ce détournement qui est fidèle
à l'esprit de son créateur.» Un nouvel exemple, selon eux, de la
contre-productivité du copyright. «La propriété intellectuelle, qu'elle prenne la forme de copyright, de
licences ou de brevets, s'est étendue de façon exponentielle ces vingt dernières
années. Le concept légal fondamental est "if value then right" [s'il y a de
la valeur, il y a un droit] : quand il y a une valeur économique, il y a une
propriété intellectuelle. C'est en réaction que s'est constitué le mouvement
open source car cette propriété du code entravait le meilleur
développement possible d'un logiciel», expose Superflex. Les artistes ont
retourné la formule en «if value, then copy». «Démons». Une formule qui sied aussi à Piratgruppen, un groupe qui
milite pour la légalisation des réseaux peer-to-peer à Copenhague. Leurs
T-shirts sont en vente au Copyshop : deux os en croix surmonté d'une cassette
audio à la place du crâne. «Déjà, à l'époque de la cassette, les
majors avaient fait campagne avec le slogan "home taping is killing the music
industry"», rappelle Claus Pedersen, l'un des fondateurs de Piratgruppen.
Leur base d'information propose près de 200 modes d'emploi sur les différentes
plates-formes de téléchargement, un forum, des news. Et tente de populariser ses
idées auprès des politiques danois, «mais on nous considère comme des
démons», regrette Claus. Lui aussi aimerait élargir l'esprit du monde
immatériel au monde réel. Pour la rentrée universitaire, Piratgruppen prépare
une campagne d'envergure : mettre en libre accès, sur les réseaux peer-to-peer,
les principaux livres éducatifs. «Au Danemark, les livres sont hors de prix.
Un étudiant doit dépenser près de 1 000 euros par an. En général, l'un d'eux les
achète et tous les autres les photocopient. Mais ça finit par revenir cher. On
va donc les numériser pour qu'ils puissent les télécharger. On espère que les
étudiants participeront à l'opération et prendront le temps de scanner les
livres.» photos Heine Pedersen
Envoyée spéciale à
Copenhague
Copyshop
Blaagaardsgade 11b
2200
Copenhagen
Denmark
http://copy-shop.org
www.superflex.net (Rasmus
Nielsen, Jakob Fenger and Bjørnstjerne
Christiansen)
http://piratgruppen.org
Le site de la bière open source :
www.voresoel.dk
La recette en anglais: www.voresoel.dk/main.php?id=71
Au
quartier général des Creative Commons, on a décidé de s'y coller en créant une
nouvelle bière
à partir de la recette originale, les différentes étapes en
images sur http://creativecommons.org/weblog/entry/5511
Le site du projet
Guarana Power:
http://guaranapower.org
http://www.liberation.fr/page.php?Article=325739