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Y a (presque) plus marqué La Poste... (2) : La fabrique des bateleurs
dimanche 1er mai 2005

« Une fois, un gars au RMI vient me demander un timbre, raconte un guichetier amiénois. L'animateur intervient pour lui proposer des pré-timbrés. Après, je lui explique la situation du mec, il me répond "faut pas penser comme ça"... »

« Faut pas penser comme ça » : comment mieux résumer un endoctrinement en cours ? Son but : transformer des serviteurs de l'Etat, et du public, en VRP des produits financiers. Et pour apprendre à « penser autrement », la direction dispose de nombreux outils, de persuasion, d'évaluation, de répression...

propagande d'entreprise
En février 2005, en page 6, Forum affiche « une ambition : multiplier les ventes ! » Réaffirmée en page 7 du même numéro : « améliorer l'efficacité globale des vendeurs ». Puis en page 9 : « Vendre plus de valeur ajoutée ». Jusqu'à conclure, en page 10 : « Objectif : améliorer les ventes et la rentabilité de ces produits »...
« Plan marketing et commercial », « marché de la communication écrite », « marché de la gestion du document », « marché du marketing direct » (Forum, janvier 2005), marché marketing commercial, commercial marketing marché, ce triptyque dégouline des journaux internes jusqu'à la nausée.
« On communique beaucoup, admet Laurent Benois : Forum, service com', infos Poste, que toutes les nouvelles règles du jeu soient relayées de haut en bas. » Du bourrage de crâne, car une idéologie est en œuvre. Elle doit bouleverser les idées, les esprits, les réflexes. Elle doit imposer ses mots, avec les faits, et déjà elle remporte des combats : même les syndicalistes, dans leurs tracts, ne parlent plus d'« usagers » mais de « clients ».

La hiérarchie locale
Les chefs du crû entonnent, bien sûr, les nouveaux dogmes. Christian Delassus, directeur « Grand public », amorce de double menton et moustache souriante, adresse ainsi ses vœux pour l'année 2004 aux postiers de la Somme : « Sur le marché des services financiers, le contexte concurrentiel nous amène à plus d'efficacité, à un développement de nos parts de marché en captant notamment les jeunes et les actifs qui restent en nombre insuffisant parmi notre clientèle... » Colonnes de droite, Florent Huille, directeur du « Tri courrier » dresse le plan de bataille : « Nos objectifs en chiffres d'affaires sont essentiellement concentrés sur le courrier publicitaire (postimpact +3%)... En 2004, les commerciaux devront accentuer la démarche de conseil client et promouvoir nos offres marketing et services... Nous sommes dans une logique de marché », etc., etc. (Jourpost80, janvier 2004).

Les techniques
Le bouleversement, passer de fins sociales à des visées lucratives, n'est pas présenté comme un changement politique, encore moins comme une trahison du passé, mais comme une simple adaptation technique. Qui réclame, avant tout, des techniques de vente : pour « vendre (beaucoup) mieux » (sic), La Poste lance ainsi une « campagne ». Un grand PAC – Plan d'Action Commerciale, afin d'« augmenter la part des VP [versements programmés] », ce qui « devrait permettre d'alléger la pression des objectifs commerciaux » et « pour appuyer ce dispositif, La Poste a aussi développé une "trousse à outils" d'actions de marketing direct "clé en main" ("Marketing Factory") destinés à faciliter l'activité commerciale des conseillers financiers et l'atteinte de leurs objectifs. Les postiers vont aussi bénéficier d'une nouvelle méthode ("Les 7 gagnants") pour les aider à vendre davantage » (Forum, février 2005).
Les « 7 Gagnants » ? Une guichetière abbevilloise détaille le procédé : « Le COFI [conseiller financier] présente quatorze produits au client qui doit repartir avec au moins 7 produits, c'est la méthode du "7 Gagnants". Pour ça, il faut baratiner, mentir, pour faire de la vente à valeur ajoutée, aller au-delà des besoins réels de la personne, sinon, tu ne remplis pas tes objectifs. C'est écœurant ». Et la « méthode » s'étend, désormais, à tout les agents : « L'usager demande des enveloppes. Le guichetier lui présente deux paquets, un beau, avec un bateau et tout, et un moche : "Vous préférez lequel ?" Evidemment, celui plus attrayant est plus cher, et on enchaîne : "Vous en voulez un ou deux ?" Si tu es un peu faible, t'oses pas dire non... » (un brigadier, Amiens).

La formation
Des employés résistent, bien sûr, à ces « nouvelles règles du jeu ». Une part d'eux refuse cette nouvelle mentalité : « Moi, je considère que c'est de la vente forcée. Quand on travaille depuis quelques temps sur un poste, on sait que tel ou tel usager est au RMI, au chômage, alors il faudrait qu'on lui vende des trucs au-delà de ses besoins ? C'est insupportable » (une guichetière, Amiens).
Puisque la propagande d'entreprise, et les discours de la hiérarchie, ne suffisent pas, la direction dispose d'un autre instrument idéologique : la formation. « Vous imaginez, explique Laurent Benois, on a plus de 150 produits et services à proposer, guichetier, c'est un métier très pointu, qui évolue en permanence, ça ne rigole pas. Toutes les formations sont donc extrêmement programmées. Parce qu'on vit dans une société qui bouge, en mouvement permanent, il faut donc s'adapter à cette marche du monde, les guichetiers, ou les autres salariés, sont en formation continue. »
Sous couvert de « former », on s'efforce, avant tout, de changer les mentalités.

La surveillance
« Parfois, au bureau, un animateur fait de l'accompagnement. Il nous montre comment appliquer les consignes sur la vente, ou il nous flique pour voir si on n'oublie pas de proposer des produits supplémentaires... Nous, on est mal à l'aise, mais les gens aussi s'en rendent compte. L'autre jour, un habitué me dit : "Tiens, vous avez un garde du corps aujourd'hui ?" »
Les « chefs » remplissent, bien souvent, cette tâche de contrôle : « Si tu écoutes ta hiérarchie, quand quelqu'un vient pour un retrait d'argent, tu dois lui proposer des enveloppes, des pré-timbrés etc., même si tu sais qu'il a pas de pognon. Tous les après-midi, on s'est tapés le chef d'établissement derrière le dos, il mettait ses petits bâtons à chaque fois qu'on faisait une vente à valeur ajoutée, ma collègue et moi. Quand on ne proposait pas plus, il intervenait pour vendre tel truc plus cher, c'est toujours plus, plus. » Et la même guichetière d'expliquer, surtout, comment l'informatique vient à la rescousse : « Le logiciel PILOTE enregistre nos ventes heure par heure pour les PVA [produits à valeur ajoutée]. Notre Chef affiche les résultats à l'arrière du guichet. Certains consultent, les mordus de la vente. Pourtant, on n'a pas une prime plus importante que ça, 150€ ; pour 2000 paquets de 10 enveloppes, faut en vouloir ! Mais des jeunes plus formatés dans la vente, les chefs les poussent derrière pour qu'ils en fassent plus encore... » (une guichetière, syndiquée à SUD).

La notation
Les grilles d'évaluation des guichetiers tiennent compte, avant tout, de ce critère :
« 1.1 Connaissance approfondie des produits et services (...)
2.8 Réalisation de ventes complémentaires et additionnelles sur les produits à valeur ajoutée. (...) Il réalise régulièrement des ventes complémentaires, des ventes additionnelles sur les produits et services à valeur ajoutée.
2.9 Réalisation de ventes en rebond sur les produits et services SF [Service financier] simples. Il vend, de manière pro-active, aux clients SF du bureau les produits et services dans les gammes argent au quotidien, épargne disponible et prévoyance simple. Il propose systématiquement les produits ou service SF du mois », etc.
Et sont promus les employés qui, naturellement, sans se forcer, respectent la doctrine : Frédéric Boishardy est nommé « RSO (responsable soutien opérationnel) » et il répond au rédacteur de Jourpost80 :
« Vous étiez commercial, le changement n'est-il pas trop brutal ?
- Pas du tout puisque ma préoccupation première est commerciale... » (mars 2004).
Presque une évidence.

Les embauches
« Avant, on aidait les gens, remplir une feuille d'impôts, les allocs, ça pouvait arriver, se souvient un guichetier, syndiqué à la CGT. Maintenant, on n'a plus le temps, ou pour vendre. Une dame se pointe au guichet, je la connais un peu, elle est au chômage, elle achète quelques timbres pour ses lettres de motivation, bing, le chef te tombe dessus parce que tu n'as pas refourgué un lot d'enveloppes avec... »
Pas d'inquiétude : de tels grincheux partiront à la retraite. Beaucoup ne seront pas remplacés. D'autres le seront, mais sur le profil défini par la « Fiche de fonction générique du Guichetier. » Sa « Raison d'être » ? « La commercialisation des produits et services financiers, Courrier, Colis, Produits Tiers, ainsi que l'ensemble des prestations liées. (...) Il contribue au développement du chiffre d'affaires de la zone de vie en effectuant, autant que possible, des propositions commerciales et des prestations de services. »
D'ores et déjà, estime une salariée, « La Poste recrute des conseillers financiers, des BTS, des commerciaux, etc., qui sont déjà formés aux méthodes marketing, aux techniques de vente, tout pour faire rentrer du fric ». Eux qui raisonneront, sans se forcer, comme un gérant de supérette : « En rayon, le client réfléchit à son achat. Il achètera le paquet d'enveloppes le moins cher. En caisse, c'est plus un achat réflexe », de quoi assurer une « marge bénéficiaire » plus élevée (Jourpost, janvier 2005).
Un siècle de services publics pour en arriver, pic d'humanisme, à ces calculs d'épicier...

François Ruffin et Aline Dekervel
Fakir n°24 (mai/septembre 2005)

Document :
Nouvel OGM (dessin Colloghan)

Dossier : "Y a (presque) plus marqué La Poste..."
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