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Grand Angle

Venu à Tunis pour retrouver son ami Khaled, Bruno L., médecin français, est arrêté pour homosexualité, il passe quatre mois d'enfer en prison, dans l'indifférence des autorités françaises. Témoignage.
«Cellule F4, celle de la faim»

Par Bruno L.
vendredi 23 décembre 2005



le billet d'avion pour le week-end en Tunisie était bon marché. C'était l'occasion de revoir mon ami Khaled. J'étais arrivé la veille à Tunis, et ce samedi-là, dans l'après-midi, Khaled et moi quittions la maison d'un ami. Les trois hommes en civil nous ont barré la route. Tout a été très vite. Moi, on m'a mis une carte de police sous le nez. Khaled, on lui a mis un poing dans la figure. Ils nous ont emmenés dans une camionnette banalisée. Ils nous suivaient depuis ce café de l'avenue Bourguiba où Khaled et moi nous étions retrouvés. Dénoncés ? Pour eux, nous étions homosexuels et avions fait l'amour dans cette maison. Ils nous ont séparés, chacun dans un bureau vide sans fenêtre. J'étais inquiet pour Khaled, pas pour moi. J'étais français, bien blanc, touriste, je ne risquais pas grand-chose, n'est-ce pas ? Vers le soir, on m'a apporté un papier. Incompréhensible, en arabe. C'était des aveux, il suffisait de les signer pour être relâchés. En résumé, reconnaissez que vous avez eu une relation sexuelle et vous sortez. Au maximum, ce sera une amende. Et si je ne signais pas ? Ils regretteraient alors de devoir nous garder. J'ai signé. Vingt minutes plus tard, j'étais menotté, poussé dans un fourgon. Direction la prison centrale de Tunis.

Le mur du mépris

«Fouille au corps, complètement nu, jambes écartées. Mes vêtements dont on arrache les coutures, mes chaussures dont on défonce la semelle, à la recherche du moindre métal. Khaled et moi sommes séparés. Je suis poussé dans la cellule F4. La F4, c'est quatre-vingts détenus dans quelques mètres carrés, à deux par matelas. Aucune séparation, seule la toilette est entourée d'une cloison basse d'un peu plus d'un mètre. Une lumière violente qui ne s'éteint jamais traverse une brume bleue de fumée de cigarettes. Le vacarme est constant. La cellule F4, c'est celle des non-Tunisiens : Algériens et Libyens principalement, plus quelques Marocains, quelques Nigériens. Aucun autre Européen. Je veux parler, mais les visages se détournent. On leur a dit pourquoi je suis là, personne ne veut être vu parlant à un homo. Un mur supplémentaire, celui du mépris. Bousculé volontairement par ces corps sans regard, je dois sans cesse changer de place, jusqu'à la plus mauvaise, contre le mur des toilettes. Tout à coup les insultes giclent, violentes. Quatre-vingts paires d'yeux me scrutent, hostiles. Se taire.

«Le lendemain, je découvre que la cellule F4 est celle de la faim. Dans toutes les autres cellules, chaque prisonnier tunisien reçoit sa nourriture de sa propre famille : c'est le "couffin". Il y a celui du lundi, du mercredi et du vendredi. Mais dans la F4 personne n'a le moindre parent à Tunis. On ne mange que ce que donne la prison : un pain par jour, des pâtes, et l'eau du robinet. Une seule douche par semaine, le mercredi, par groupe de vingt-cinq. La prison vend le savon. Il n'y a ni miroir, ni rasoir : interdits. Tous les quatre, cinq jours, lors de la promenade, un maton désigne du doigt ceux dont la barbe devient trop noire. Alors, debout, chacun est expédié en quelques coups d'un rasoir à l'ancienne dont on ne change la lame qu'après cinq ou six personnes. C'est l'été. Beaucoup de prisonniers se grattent jusqu'au sang. La gale. Dès 10 heures du matin, la chaleur dans la cellule devient suffocante. Torse nu, les détenus s'aspergent au robinet. Certains sont pris de malaise. Jour après jour, ma situation s'aggrave. Le caïd de la F4 m'a pris en grippe, les autres suivent. Des mégots allumés tombent sur mes cheveux, des bols d'eau me sont jetés par-derrière. On shoote dans mon bol de pâtes.

Plusieurs ne sont plus que des ombres

«Le répit, ce sont les deux promenades par jour, une heure le matin, une heure l'après-midi. Dans la petite cour, je passe les bras dans les poubelles des autres cellules. Parfois je ramène un fruit qui n'est qu'en partie pourri, des dattes que je décrasse sous le robinet. Pas encore très haut dans le ciel, part l'avion d'Air France de 16 heures. Les détenus des trois autres cellules du bloc F sortent aussi. Nous sommes plusieurs centaines dans cette courette, spectacle étonnant que ce grand cercle que nous formons en marchant, tournant tous ensemble dans le même sens le long des murs. Les yeux sont baissés, plusieurs ne sont plus que des ombres. Ceux des autres cellules me parlent. Il y a là des prisonniers politiques condamnés à quarante, cinquante ans, dont certains ont même reçu avec le temps un numéro d'identification de la Croix-Rouge. Plusieurs me montrent leurs brûlures aux jambes, et d'autres traces de torture qui ne laissent guère de doute. Curieusement, à côté des "politiques", on trouve des détenus anciens policiers. Ils me détaillent sans émotion les techniques d'interrogatoire, miment gestes et positions. Les "religieux" se sont regroupés, eux ne parlent presque à personne. Il y a également plusieurs journalistes. Tous m'expliquent à peu près la même chose, pourquoi ils sont "tombés" quelques mois après un article qui avait déplu, comment ils ont pris dix ans de taule pour un simple papier administratif mal rempli. Tous les détenus sont mélangés, du double meurtre au simple joint. Les jugements sont souvent écrasants ­ cinquante ans pour trafic de drogue ­, mais surtout aléatoires : pour des faits apparemment identiques, entre un et dix ans. Il y a aussi ceux qui, depuis plusieurs années, attendent encore leur jugement, souvent des détenus noirs parlant peu l'arabe et pas le français. Leur ambassade n'est jamais venue, ils sont sans famille ni appui à l'extérieur, sans argent et donc sans avocat. Et certains autres, ceux qui ont de la chance, ou manifestement des amis dehors : ce détenu dont la peine de dix-huit ans est tombée à sept mois, ou ces trois quinquagénaires aux lunettes dorées, directeurs de la coopérative d'Etat des vins de Carthage, ayant allégrement siphonné les comptes, ressortis après moins d'une semaine. La promenade est la seule goulée d'air.

Surtout se taire, ne pas réagir

«Revenu dans la F4, c'est l'enfer. On m'agrippe, on me secoue. Un proche du caïd parle de me régler mon compte, un Nigérien explique que dans son pays on m'aurait brûlé depuis longtemps. Surtout se taire, ne pas réagir. Les matons empoignent parfois par le col les tortionnaires les plus bruyants : le premier qui touche au françaoui, cinq jours de mitard. Alors, pas de traces. Le vendredi, jour de prière et de charité envers les autres, à la promenade, un détenu d'une autre cellule me tend sans mot dire une boîte avec un peu de nourriture. J'engloutis rapidement. A la fin de la promenade de l'après-midi, avec une cinquantaine d'autres prisonniers en file indienne, j'attends la distribution de tranquillisants. Le maton vérifie que chacun a bien avalé. Avec les comprimés, je parviens à m'assoupir dans mon coin de cellule. Jusqu'à la bagarre. Dans la F4, elles sont quasi quotidiennes. C'est presque toujours un clan contre l'autre. Noirs contre Arabes le plus souvent. Ou Algériens contre Libyens. On s'empoigne par le col, on crie très fort. D'autres fois, un combat entre deux détenus éclate, des coups violents, très brefs, presque en silence. Le sang gicle. Des grappes de prisonniers ceinturent les deux hommes. La nuit figera lentement la cellule et les corps, malgré les néons. Un gardien restera debout toute la nuit : il y a quelques mois, un Noir a été retrouvé mort, pendu dans la toilette.

L'assistante sociale viendra trois fois

«Ce matin, l'ambassade de France est là. Ni ambassadeur, ni attaché, ni secrétaire. C'est une assistante sociale. Khaled ? Elle ne sait pas où il se trouve, ne peut rien faire. Elle m'explique que l'ambassade s'interdit de défendre les délinquants avant tout jugement. Mais, madame, je ne suis pas un délinquant, en France, la loi nous protège. Vous avez raison, réfléchit-elle, je vais en parler à l'ambassade. Et elle l'écrit dans son grand cahier. Je n'en entendrai plus jamais parler. Personne n'interviendra. L'assistante sociale viendra trois fois. L'unique chose que je l'ai vue faire est une lettre demandant que l'on me change de cellule. Sans résultat. Au bout d'un mois, on annonce le procès pour le lendemain. Ma soeur est venue de France, elle pleure derrière le grillage du parloir. L'avocat est mal à l'aise : un touriste en taule, ça arrive parfois, mais là, pour homosexualité, il ne comprend pas bien. J'ai la malchance d'être dans la même affaire qu'un Tunisien. Mais mon dossier est farci de graves irrégularités, jusqu'à cette deuxième signature grossièrement falsifiée par la police avec mon nom mal orthographié. Et la loi, inspirée de la charia, exige un témoin visuel du délit. Demain, m'assure l'avocat, vous sortez. Je comprends que le cauchemar est terminé.

A tombeau ouvert vers le tribunal

«Le lendemain, je retrouve un Khaled amaigri, couvert de gale. Il est dans une autre prison, à trente kilomètres de Tunis. Et avec ses codétenus ? Il se tait. Jugements à la chaîne. En quelques minutes, au mépris des énormités du dossier, un juge nous assène six mois ferme, sans nous avoir regardés une seule fois. Pendant quelques heures, c'est le vide sous mes pieds, je n'arrive plus à respirer. Le lendemain, l'avocat est au parloir. Six mois est une peine standard, explique-t-il, d'ailleurs, sur les dix-neuf inculpés de mon groupe, seize ont pris six mois. Le vrai procès, m'assure-t-il, c'est toujours l'appel, et la peine y est toujours réduite. Puis il disparaît à nouveau. A quand l'appel ? Les semaines passent, interminables, sans visites ni courrier. Après un nouveau mois, revoici l'avocat, l'appel est pour le lendemain. Ma famille est revenue. Demain soir, jure l'avocat, vous serez avec elle dans l'avion. A nouveau j'en suis sûr, moi aussi.

Le lendemain matin, aucun maton ne vient me chercher dans la cellule. Vers le milieu de l'après-midi, deux policiers font irruption, m'emmènent à tombeau ouvert vers le tribunal. J'apprendrai plus tard que nous avions été "oubliés", que c'est fréquent. Mais une famille venue de France ayant protesté, cela devenait gênant. Contrarié, un juge nous expédie : six mois confirmés. Les policiers nous attrapent par le cou, nous repassent les menottes. Je suis hagard, je sens que la folie est là. Je n'ai plus jamais revu l'avocat.

Les yeux reculés dans leurs orbites

«Alors monte une haine absolue, d'eux, de moi. Je sortirai. Quel qu'en soit le prix. Seul, j'ai commencé une grève de la faim. Sans un mot. Dénoncé, on m'a baladé de l'infirmerie aux bureaux, on m'a pesé, raisonné, menacé. On a prévenu l'ambassade. Elle ne viendra jamais. Les jours sont passés. Est venu le marchandage, l'arrêt de la grève contre le passage dans une autre cellule, avec des détenus moins hostiles, mon propre matelas, mon rasoir. Tremblant de rage, j'ai refusé. Les muscles de mes jambes me font mal maintenant, mes yeux ont reculé dans leur orbite. Vient une promesse de libération à mi-peine. La prison ferait la demande et l'appuierait, ce serait accepté. Epuisé, tombé de soixante à quarante-sept kilos, effrayé par un miroir, je craque. Dans ma nouvelle cellule, le temps s'étire.

«A presque quatre mois de détention, peu après minuit, on est soudain venu. Fourgon de nuit jusqu'à l'aéroport. Le lendemain, douché, rasé, un civil m'a accompagné à la passerelle de l'avion d'Air France, et discrètement placé dans la file des passagers. Khaled a fait ses six mois jusqu'au bout. Il a été relâché il y a quelques jours.»"

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