Conçu comme exceptionnel, le régime de protection des majeurs vulnérables touche 600 000 personnes
LE MONDE | 16.11.05 | 14h29

ertains ont perdu la tête à la suite d'une maladie d'Alzheimer, d'autres sont alcooliques, toxicomanes ou handicapés, tous voguent à la dérive depuis des années. Ils peuvent, depuis la loi de 1968, être placés sous le régime de protection des "majeurs vulnérables", qui regroupe les personnes sous tutelle et sous curatelle.

"A l'époque, le système avait été conçu pour répondre à des situations exceptionnelles qui concernaient quelques milliers de personnes, observe Laurence Pecaut-Rivolier, la présidente de l'Association nationale des juges d'instance. Mais aujourd'hui, la protection des majeurs vulnérables est devenue un véritable contentieux de masse."

Nourri par le vieillissement de la population et la précarité sociale, le régime construit à l'aube des années 1970 a implosé. En 2003, plus de 600 000 personnes étaient sous tutelle ou curatelle, soit 1 % de la population française. Et cette croissance devrait se poursuivre : selon l'Institut national d'études démographiques (INED), le nombre de personnes protégées devrait, sous le seul effet de l'allongement de l'espérance de vie, atteindre 800 000, voire 1 million de personnes en 2010.

Les magistrats peinent à endiguer ce flot : en 2003, ces 600 000 tutelles et curatelles étaient suivies, en équivalent temps plein, par... 80 juges. Les associations qui suivent ces tutelles et ces curatelles sont, elles aussi, débordées. "Nos 80 salariés suivent 1 770 dossiers !, explique Geneviève Blaise, la directrice du service adultes de l'union départementale des associations familiales des Pyrénées-Atlantiques. Il faut vérifier que l'assurance du logement a été réglée, payer les factures, s'occuper du remboursement des soins médicaux. Il reste peu de temps pour soutenir ces populations en difficulté."

Au fil des ans, la population visée par ces mesures s'est profondément modifiée. Aux malades mentaux privés de discernement et aux personnes âgées victimes de démence se sont ajoutés les jeunes en mal d'insertion sociale, les exclus qui n'ont plus de logement, les surendettés qui finissent par perdre pied. "Nous sommes le dernier rempart face à la pauvreté, constate Geneviève Blaise. Les gens que nous suivons présentent des pathologies mentales, mais aussi sociales : ils sont parfois à la rue, souvent perdus, isolés et désocialisés."

"PALLIATIF"

Conçues pour protéger des personnes "vulnérables", la tutelle et la curatelle sont loin d'être anodines : les personnes sous tutelle ne peuvent pas, par exemple, régler une facture, souscrire une assurance, faire un testament ou conclure un pacte civil de solidarité. "Les mesures de protection juridique, qui sont toujours restrictives de droits pour les personnes qui y sont soumises, ne doivent pas être un palliatif aux insuffisances des dispositifs d'accompagnement social", résume la chancellerie.

Pour pallier ces dérives, le gouvernement propose de distinguer les populations qui ont vraiment besoin d'une protection — personnes âgées dépendantes, handicapés, malades psychiatriques — des personnes fragilisées par une insertion sociale difficile ou un surendettement chronique. Les premières continueraient à bénéficier d'un régime de tutelle ou de curatelle réduisant leurs droits, prononcé par le juge, tandis que les secondes seraient orientées vers des systèmes d'aide et de protection sociale assurés par les conseils généraux.

Mais c'est là que le bât blesse. Les départements, qui estiment que cette réforme nécessiterait la création de 750 nouveaux agents, sont plus que réservés. "Nous avons à peine eu le temps de digérer les derniers transferts de compétences, comme la décentralisation du RMI, que le gouvernement prévoit de charger à nouveau la barque, note le président de l'Assemblée des départements de France, Claudy Lebreton. Nous avons besoin d'une pause et d'une réflexion plus approfondie sur les incidences financières de la réforme."

"Il faut relancer l'affaire, affirme le garde des sceaux, Pascal Clément. Ce projet n'est pas enterré, je souhaite que le texte passe. Je réclame une table ronde impliquant les conseils généraux, Bercy, les associations qui représentent les familles et moi-même."


Anne Chemin
Article paru dans l'édition du 17.11.05