Mathilde Klee, 84 ans, placée sous curatelle d'Etat renforcée, vit un "cauchemar"
LE MONDE | 16.11.05 | 14h29  •  Mis à jour le 16.11.05 | 14h29
STRASBOURG ENVOYÉ SPÉCIAL

lle n'a pas perdu le sens de l'humour. Bien calée au fond d'un fauteuil de son appartement strasbourgeois, Mathilde Klee en termine avec la litanie des privations de droit liées à son placement sous curatelle. "En plus, je ne pourrai plus voter, dit-elle. Mais ça, à la rigueur, je m'en fiche."  La vieille dame, âgée de 84 ans, s'amuse. Tout en restant lucide. "J'ai comme une épée de Damoclès sur la tête", se plaint-elle, craignant la mise en vente de son appartement et "de ne plus pouvoir faire de chèque". Le 21 novembre, elle saura. Le juge aux affaires familiales confirmera alors ou non la décision de placement sous curatelle prise le 10 mai.

L'histoire commence de manière banale et douloureuse. Le 15 octobre 2004, Mme Klee, veuve d'un résistant gaulliste mort en 1944 au camp de concentration alsacien du Struthof, fait une chute à son domicile. Les prothèses de ses hanches sont déplacées. Elle doit être hospitalisée, puis opérée. Elle est ensuite admise au Centre de traumatologie et d'orthopédie (CTO) d'Illkirch, où elle reste près de cinq mois.

Mme Klee a un fils, Jean-Paul, âgé de 62 ans et ancien professeur de français. C'est lui qui s'occupe de sa mère pendant son séjour au CTO. Très vite, les relations avec le personnel médical se tendent. Jean-Paul Klee dénonce une insuffisance de soins, au point qu'il tente de porter plainte contre l'établissement le 13 janvier 2005. Six jours plus tard, le docteur Jeannot Gaudias, chef de service au CTO, adresse un courrier au tribunal d'instance, dans lequel il justifie une demande de mise sous tutelle de la vieille dame. "Cette demande de tutelle, écrit-il, est à mon initiative et justifiée sur le plan médical. (...) Aucune décision n'a pu être prise compte tenu de la situation de blocage liée au comportement du fils de la patiente."

"ELÉMENTS DÉLIRANTS"

L'initiative suscite l'indignation de Jean-Paul Klee. "Comment expliquez-vous que la manoeuvre fasse aussitôt suite à mon dépôt de plainte ?, interroge-t-il. C'est une manière de détourner l'attention des négligences dont ma mère a été victime au CTO, par exemple du nombre insuffisant de séances de rééducation."

Le docteur Gaudias présente une autre version des faits. Dans sa demande de placement sous tutelle, il décrivait déjà "l'impossibilité de relations normales avec le fils de cette patiente, qui est censé gérer ses affaires, mais présente des éléments délirants de type paranoïaque". Selon lui, Jean-Paul Klee a mené la vie dure au personnel du service. En permanence.

"Il m'a envoyé des lettres, explique-t-il. Il s'est livré à du harcèlement verbal contre tout le monde. Il a fait intrusion dans d'autres chambres, a distribué des tracts. Une fois, j'ai dû le mettre moi-même à la porte manu militari." Cela justifie-t-il pour autant une telle mesure visant Mme Klee ? Une initiative prise par un médecin qui n'est pas psychiatre, comme le souligne M. Klee ? M. Gaudias s'abrite derrière le secret médical et indique qu'il s'est appuyé sur un confrère spécialisé en gériatrie. "De toute façon, je n'ai aucune envie de répondre à M. Klee", ajoute-t-il.

Un élément apparaît particulièrement troublant. A la demande de son fils, Mathilde Klee a été examinée par un psychiatre, expert auprès du tribunal, le docteur Luc Huffschmitt. Son avis ne comporte guère de nuances. "Madame Klee ne présente pas de troubles cognitifs majeurs, indique-t-il dans un certificat médical en date du 18 février. Le jugement et la compréhension sont conservés. Ses réponses sont adaptées (...). Il n'y a par ailleurs pas de troubles psychiatriques caractérisés, en particulier pas de trouble confusionnel."

Le praticien juge aussi la vieille dame capable de gérer son patrimoine, composé de plusieurs appartements à Strasbourg et d'une maison à la campagne. "Elle maîtrise l'euro et se montre par exemple tout à fait capable d'évaluer la valeur des choses", note-t-il encore. La conclusion est donc catégorique : "Une mesure de protection ne me paraît pas à envisager pour le moment."

Cela n'a toutefois pas suffi à convaincre la juge des tutelles. Dans sa décision du 10 mai de placement sous "curatelle d'Etat renforcée", celle-ci considère que Mme Klee, "bien que globalement en possession de ses facultés mentales, dépend en réalité de son fils pour la gestion de son patrimoine, ce dernier se déplaçant pour elle".

Jean-Paul Klee a expédié un communiqué à plusieurs journaux dénonçant le risque d'"une erreur judiciaire" et monté une association. Du fond de son fauteuil, sa mère ne cache pas sa lassitude. "Vous seriez un criminel qui sort de prison, ce ne serait pas pire, regrette-t-elle. C'est un cauchemar."


Pascal Ceaux

LEXIQUE

CURATELLE. Elle est destinée aux personnes qui ont besoin d'être conseillées ou contrôlées dans les actes de la vie civile. Elles peuvent souffrir d'une altération des capacités mentales, dilapider leur patrimoine et ne plus remplir leurs obligations familiales. 30 600 curatelles ont été prononcées en 2003, 43 % confiées à l'Etat et 57 % à la famille ou aux gérants de tutelle.

TUTELLE. C'est un régime de protection d'un majeur dont les facultés mentales sont altérées et qui a besoin d'être représenté d'une manière continue dans les actes de la vie civile. Le magistrat prononce la mesure quand l'altération des facultés a été constatée par un médecin. Il nomme un tuteur qui perçoit les revenus de la personne et les "applique à l'entretien de celle-ci". 31 000 tutelles ont été prononcées en 2003, 55 % confiées à la famille, 21 % à l'Etat, 24 % à des gérants de tutelles privés ou hospitaliers.



Article paru dans l'édition du 17.11.05