Grand Angle
La poudre aux
Livres
Le marché du «gift book»
livre-cadeau explose. «Les Blagues Carambar» ou «la Lettre sur le bonheur»
sont parmi les best-sellers de ces objets de mots qui s'achètent comme des
bonbons aux caisses des supermarchés.
Par Marie-Dominique LELIEVRE
vendredi 30 décembre
2005
n l'appelle le gift
book. Le livre-cadeau. Ou encore le livre sympathique, voire le livre à
offrir. Ou doudou en papier. Dans les dîners en ville, il précède l'invité,
l'accompagne derrière la porte, avant d'arracher un sourire à la puissance
invitante. C'est un bouquet en papier. Un petit format pas trop cher. «Le
gift book est un livre qui ne sert pas à grand-chose, un cadeau sympa,
rigolo, marrant», dit Caroline Jirou-Najou, spécialiste des droits dérivés
chez l'éditeur Michel Lafon. «Généralement mis en valeur dans un
display, on attend de lui des high scores.» C'est quoi, un
high score ? Les Blagues Carambar, 40 000 exemplaires vendus.
Best-seller des boutiques Résonances, par exemple, articles de cuisine et de
bien-être pour bobos. Le royaume de l'achat impulsif, du presse-citron en bois à
2 euros au plumeau en plumes de poulet bio. «C'est actuellement notre
meilleure vente, note Jean-Jacques Martin, chez Résonances. Un coup de
coeur, au départ : la maquette m'a fait craquer.» Format carré 15 x 15,
couleur jaune Carambar, avec la papillote Carambar en relief passée au vernis
sélectif, 9,90 euros. Pourquoi un tel succès ? 1. C'est joli et léger comme des tapas. La séduction du gift
book est visuelle : plus proche de l'objet que du livre, le gift book
a un titre et un packaging soignés. Exemple : Lire aux cabinets, 30 000
exemplaires vendus en cinq ans. Une couverture rose Lotus frappée d'un
pictogramme de «pipi-room». Un livre cousu. Texte d'Henry Miller, 6,10 euros. Le
tout réussissant la prouesse d'être chic, grâce au travail de Patrick Lebedess,
qui concocte les couvertures de l'éditeur Allia. Les éditions de l'Epure, elles, règnent sur les épiceries fines avec la
Courgette, dix façons de la préparer, papier vélin, piqûre cahier d'écolier
fil de lin, 10 euros (s'offre avec un kilo de courgettes), 5 000 exemplaires
vendus, autant dire un block-buster pour un aussi petit éditeur qui coud presque
ses livres à la main... Chez Mille et Une Nuits, inventeur du livre à 10 francs,
la Lettre sur le bonheur d'Epicure fit un tabac (500 000 exemplaires
vendus). Sur la seule promesse du titre. «Le texte est à peu près illisible,
d'autant qu'Epicure a une idée plutôt austère du bonheur, note Nata
Rampazzo, qui lança la collection. Chez Mille et Une Nuits, nous avions
étudié les titres séduisants d'auteurs plus ou moins classiques.» Ainsi,
le Droit à la paresse, de Lafargue, se vendit à plus de 50 000
exemplaires. La glande est un bon sujet, lorsque l'emballage suit. Ainsi
l'Art de ne rien faire, de Catherine Laroze, aux éditions Aubanel, autre
best-seller des boutiques Résonances depuis quatre ans. L'ouvrage est présenté
sur les étagères de face, comme un objet : 20 000 exemplaires vendus. Sur un
texte subtil et hiératique de la philosophe et psychanalyste Catherine Laroze,
encore surprise de son succès. «Le titre est sans doute pour beaucoup dans
cette réussite commerciale. Jamais je n'avais vendu autant.» En tout cas,
l'Ame jardinière, son opus suivant au texte tout aussi nickel, ne réalise
pas un «score» aussi élevé, même si l'emballage graphique est aussi charmeur que
celui du précédent, et le texte aussi ambitieux. L'éditeur Allia a, lui aussi,
beaucoup tiré sur la corde de l'oisiveté : l'Apologie de la paresse,
la Paresse comme vérité effective de l'homme, Eloge de l'oisiveté, le
Paresseux, une apologie des oisifs et l'inévitable Droit à la paresse
figurent à son catalogue. Moins on glande, plus on achète de livres sur la
glande. 2. La lecture en microdosette. «Acheter des livres serait une bonne
chose si on pouvait simultanément acheter le temps de les lire», dit
Schopenhauer (cité dans un gift book pour intellos, les Idées des
autres, une compilation de citations, par Simon Leys). Conçu pour un appétit
light, le petit bouquin offre la lecture en microdosette. L'écriture en
est snackée : compilations, blagues, almanachs, tapas littéraires, picorettes,
paragraphes brefs. Un gift book, c'est facile à digérer. Ça se lit avec
les doigts, qui feuillettent. 3. Ça parle de chien, de chats ou de bébé ou de spiritualité : c'est
craquant, à faire fondre. Les minialbums d'Anne Geddes, qui photographie des
bébés dans des choux, des pots de fleur, des vases, des boîtes à chaussures, des
paquets cadeaux, accompagnés de citations de Shakespeare ou de Ramakrishna :
c'est 15 millions d'exemplaires vendus dans le monde. De leur base en
Nouvelle-Zélande, les Geddes, Anne (à la photo) et son mari Kel, règnent sur
l'empire des caisses enregistreuses. D'année en année, ils réduisent le format
de leurs livres : grand, moyen, petit, et maintenant tout petit. Car plus c'est
petit, plus ça rapporte. D'une part, ça permet de se rapprocher des caisses et
donc du panier de la ménagère. D'autre part, c'est très rentable. «J'ai
calculé un jour le prix à la page d'un Mille et Une Nuits, le premier livre à 10
francs, maintenant à 2 euros. Eh bien, à la page, c'est plus cher qu'un Pléiade
sur papier bible...» note l'éditeur Jean-Hubert Gaillot, chez Tristram. Une
maison qui a eu son petit best-seller avec Poésies d'Isidore Ducasse (7
euros). Un texte de prose dans lequel Ducasse plagie des paragraphes d'auteurs
célèbres, améliorant chacune de leurs sentences dans le sens du bien. Un plagiat
positif, en somme. Aujourd'hui presque «épuisé». 4. Un petit prix. «C'est moins cher qu'un bouquet de fleurs»,
dit Stéphanie Vukovic, directrice des éditions Minerva. Un gift book
coûte souvent moins de 10 euros. «Ça ne s'offre pas, un livre. C'est un
cadeau d'avare et d'emmerdeur» (Patrick Besson dans Peoplogie,
gift book des petites célébrités parisiennes). 5. C'est très très gros. Si beaucoup de gift books optent pour
le format picorette, il en existe aussi en gabarit XXL pour pouvoirs d'achat
XXL. Ces objets sont alors décrits avec leurs caractéristiques anatomiques :
mensurations, poids... 34 kilos et 792 pages pour GOAT, a Tribute to Muhammad
Ali, chez l'éditeur Taschen. Les 1 000 exemplaires numérotés avec couverture
en soie (10 000 euros) sont quasi épuisés. Les 9 000 suivants (3 000 euros,
couverture en vinyle) sont en bonne voie de liquidation. Un format si atypique
que la reliure en bois toilé (représentant le torse de Muhammad Ali) a été
confiée à l'imprimerie du Vatican, la seule à maîtriser la situation. Sur la
couverture, les lettres GOAT faseyent comme une passe de muleta rose flashy. Qui
a succombé ? «Jamel Debbouze. Il l'a posé dans sa chambre... Et de nombreux
clients dans les écuries de formule 1», note Jean-Jacques Beaudouin-Gautier,
le directeur général de Taschen-France. L'éditeur s'était lancé en 1999 avec le
Sumo d'Helmut Newton, 5 000 euros. «Il en reste moins de vingt dans le
monde.» Sumo est livré avec... un socle d'exposition dessiné par
Philippe Starck. Ses clients ? «Des gens du show-business. Claude Nougaro,
Catherine Deneuve... Des hôteliers, qui l'ont offert à leurs clients
importants... Des galeristes, comme la galerie Templon.» C'est fabriqué comment ? «J'ai acheté Comment tondre la pelouse à la Foire de Francfort,
dit l'éditeur Laurent Laffont, chez Jean-Claude Lattès. A Elwin Street, un
packager londonien.» Petite structure artisanale composée de femmes, Elwin
Street a imaginé le concept du livre, en a fait la maquette avant d'en vendre
les droits dans plusieurs pays. Comment tondre la pelouse est un
livre-objet au graphisme kitsch, illustré de chromos 1950, inspiré des guides
pratiques. On y apprend à planter un arbre, parler à un mécanicien, découper un
poulet, épater le sexe opposé... Les Anglo-Saxons règnent sur le marché du
gift book. «En France, il n'y a pas de vrais packagers : le marché est
trop étroit, note Nata Rampazzo. C'est une tradition anglo-saxonne, qui
fonctionne sur une économie d'échelle. Le packager gagne de l'argent à la
fabrication...» A ses clients, il revend le livre sous forme de CD gravé et
va jusqu'à assurer la fabrication en Orient. Ainsi, Laurent Laffont a commandé 8
000 exemplaires (aujourd'hui épuisés) de Comment tondre la pelouse aux
Anglaises. Avant de leur acheter les droits de Comment vivre avec un homme
(et aimer ça) ou Comment repasser sa chemise. C'est à des
Britanniques, également, que l'éditeur Allia a acheté les Miscellanées de Mr.
Schott, petit bouquin au titre impossible conçu, rédigé et réalisé par Ben
Schott, un jeune photographe. Un best-seller outre-Manche (500 000 exemplaires
vendus), et qui suscite bien des espoirs dans l'Hexagone. «Pour nous, c'est
le petit cadeau idéal, curieux, parfait», dit François Escaig, chez
l'éditeur Allia. Le contenu ? Des petits riens, qui vont de la recette du Big
Mac aux mensurations de la statue de la Liberté. Autant dire des informations
parfaitement vaines. Pour traduire ces snacks déstructurés à la précision
maniaque, l'éditeur a recruté... un latiniste, Boris Donné, qui a travaillé plus
d'un an, et n'envisage pas de traduire les suivants. Il fallait respecter la
charte graphique de Ben Schott. Reliure toilée rigide, beau papier, jaquette
crème, 15 euros. La réception journalistique de l'ouvrage vaudrait une rubrique
des Miscellanées. Le magazine Voici parle de «Quid
portatif», Metro de «couteau suisse», les
Inrockuptibles évoquent la «postlittérature», un «long poème
ludique» et citent Laurence Sterne, William Burroughs et Borges... 30 000
exemplaires vendus en un mois. Ça se vend où ? On l'achète parfois chez le libraire, mais pas toujours. Il y en a dans les
boutiques de décoration ou d'art de vivre, les hypermarchés, les épiceries
fines, les boutiques d'électroménager. Seules les pharmacies semblent échapper à
la vigilance des représentants. Il y a des corners «livres» chez Darty, chez
Colette ou Ikea, à Conran Shop, chez Décathlon et Auchan. Les professionnels
appellent cela les GSS : les grandes surfaces spécialisées. «Pour faire du
volume, il faut vendre en piles», indique Jean-Jacques Baudouin Gautier, de
Taschen. Comme le chewing-gum, le gift book s'épanouit généralement à
proximité des caisses enregistreuses, dans les queues d'où s'échappent les
réflexes pavloviens que les spécialistes de marketing appellent «achats
d'impulsion». Et, comme celui du chewing-gum, le parfum du livre sympa se
dissipe vite.
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