Alain Marécaux, ce qui nous regarde (ou pas)

SCHNEIDERMANN Daniel

C'est une ligne ténue. Jusqu'où l'actualité nous regarde-t-elle, et à partir de quand cesse-t-elle de nous regarder ? La colère de ce père d'une adolescente tuée sur l'île de Ré, heureusement, nous n'en avons pas d'images. Mais même le récit de cette colère dans le prétoire, retransmis par les journalistes et les avocats, en quoi nous regarde-t-il ? Est-ce une information ? A quoi nous sert-elle ?

Ces questions se bousculaient surtout en réentendant les mots d'Alain Marécaux, «l'huissier d'Outreau», qui a tenté de se suicider cette semaine, quelques jours après avoir témoigné devant la commission d'enquête parlementaire. Incontestablement, l'histoire d'Alain Marécaux nous regarde. Son «accident de vie», les effroyables détails qu'il livre sur l'inhumanité de la Justice, tout cela regarde chacun. Cette parole accordée pour la première fois à des victimes de la broyeuse judiciaire, oui, elle doit nous atteindre.

Mais ses larmes. Nous regardent-elles, ses larmes ? Ecoutons-les, ses phrases entrecoupées de silences. «Ça va un peu mieux. Je prends un peu conscience. J'ai mal de vivre, parce que j'arrive pas à me projeter sur l'avenir. C'est toujours le passé qui vient. La lettre de cachet du juge Burgaud. J'ai des images atroces.» Jusque-là oui. Mais ceci ? «Mon aîné, quand on vient nous arrêter, il a 13 ans et demi. A 13 ans et demi on lui dit : tes parents sont des criminels. Ce sont des pédophiles, ils vont en prendre pour vingt ans. Vous devriez le voir, ce fils aîné. Il est prédélinquant. Il passe devant le juge des enfants. Il doit prochainement passer pour violences. Et voilà aujourd'hui où je me retrouve. Mon couple est détruit. Mes enfants sont cassés. Comment voulez-vous que je les remette dans le bon chemin ?» Et toujours devant la commission : «Qu'est ce qui me reste maintenant ? Un boulot de salarié.» Un silence. «Et trois enfants.» Un silence. «Trois enfants détruits.» Et après sa tentative de suicide, aussitôt après sa sortie de l'hôpital, les caméras à nouveau autour de lui : «Hier, mon aîné m'a raconté un peu ce qu'il faisait.» Silence. Voix qui tremble. «Il ne reste plus rien de cet enfant.» Silence. «Il voit pas l'avenir.» Silence. «Il ne veut pas prendre nos mains.». Silence. «Il se laisse aller.»

La ligne est ténue, entre ce qui nous regarde et ce qui ne nous regarde pas. Elle pourrait parfois passer au milieu d'un tremblement de menton, d'un silence. «Un boulot de salarié. Et trois enfants. Trois enfants détruits.» On aurait envie de les retravailler, ces phrases. D'en conserver le récit des méthodes policières et judiciaires. Et d'en extraire tout ce qui concerne ce fils aîné, évoqué en creux jusqu'à l'obsession, appelé sans fin par l'intermédiaire des caméras braquées désormais sur lui en permanence, et qui ne doit pas nous regarder.

Cette ligne ténue pourrait passer, par exemple, entre la première diffusion et toutes les suivantes. La première fois, ils sont imparables, ces mots-là. On ne les attendait pas, ils viennent crever un mur, ils viennent nous chercher jusqu'au coeur douillet de nos certitudes. C'est une vague, un assaut, on espère qu'il emportera la citadelle. Mais ensuite, c'est trop. On voudrait leur expliquer, aux gens des télés, que ce n'est pas un film. Ce ne sont pas des archives ordinaires. C'est un cri, un simple cri, voué à s'envoler comme tous les cris, et à résonner longtemps. Laissez-les s'envoler, ces images. Gardez-les en mémoire, mais seulement en mémoire. Ces accents, ces sanglots ne nous pénètrent pas de la même manière selon qu'ils surgissent du plus profond de la détresse d'un homme, ou que vous êtes allés les rechercher sur une étagère, et avez choisi de les garder au montage. Elles sentent le calcul, la préméditation, la grosse ficelle, vos rediffusions. Elles sentent le document trois étoiles sur l'étagère, ça pleure coco, on peut y aller.

C'est une ligne ténue. Si ténue que les télés ne la soupçonnent pas, dirait-on. Et même si elles la connaissaient, même si elles la distinguaient du haut de leur immensité, cette petite ligne, elles seraient incapables de s'empêcher la franchir, la piétiner. Et c'est justement pour cette raison qu'on ne sait plus quoi penser. Ici même, on se prononçait pour la publicité des débats de la commission parlementaire. Mais cette publicité suppose un système médiatique scrupuleux, conscient de sa puissance destructrice, capable de faire passer le désir de donner à comprendre avant celui de donner à voir, et de résister à la tentation de transformer l'affaire en télé-réalité.

Délicieuse naïveté ! TF1, à en croire le Monde de la semaine dernière, envisage de diffuser en direct la prochaine audition du juge Burgaud. Nous y sommes. La chaîne ne bouleversera pas ses programmes pour savoir si les avocats qui viennent déposer devant la commission ont été, oui ou non, victimes de manoeuvres d'intimidation à Boulogne. Non. Le système veut voir expier Burgaud, et lui seul. Burgaud et les images vengeresses des acquittés derrière lui. Comment les placer ? En biais ? En rang ? Et les plans de coupe sur leur souffrance, pendant que le juge répondra ? Les autoriser tous ? En limiter le nombre ? D'Outreau naguère au Palais-Bourbon aujourd'hui, le système n'apprend rien. C'est le propre d'un système.