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Semaine du jeudi 17 novembre 2005 - n°2141 - Livres

Dix ans après sa mort

La pensée sorcière

Le 4 novembre 1995, le philosophe, malade, se suicidait. Aujourd’hui, ses livres comme « l’Anti-oedipe » ou « Mille Plateaux » servent de bréviaires à de nouvelles générations d’intellectuels et de militants. Explications de Didier Eribon

La vie intellectuelle française traverse-t-elle une phase de dépression, dont les commémorations qui se succèdent au gré des dates anniversaires (vingt ans que Foucault est mort, cent ans que Sartre est né...) seraient l'un des symptômes les plus aigus ? Puisqu'il ne se passe rien, ou si peu, nous en serions réduits à tourner nos regards vers des périodes glorieuses suffisamment proches de nous pour qu'on puisse les regretter, mais à jamais révolues.
A moins qu'on ne puisse donner de ce phénomène une autre interprétation, plus optimiste, et qu'il ne faille y voir plutôt le signe d'un nouvel engouement pour la théorie, d'une volonté de retrouver l'héritage de la pensée critique, occulté par une si longue séquence de restauration conservatrice et de communion dans le conformisme et la médiocrité (une séquence que Deleuze, qui vécut assez longtemps pour en voir les sinistres effets, nommait, en 1990 déjà, le « désert », et son ami Félix Guattari, les « années d'hiver »).
Car si elles ressemblent parfois à un deuxième enterrement des auteurs, les commémorations sont aussi pour ces pensées et ces penseurs l'occasion d'une renaissance, d'une jeunesse retrouvée, puisqu'une nouvelle génération découvre ce qu'a été leur puissance, leur radicalité, et constate que leur capacité à déranger est intacte. On se met à les lire ou les relire avec passion, se les approprier et donc les réinterpréter, les continuer, les transformer. Les foules qui se pressent dans les colloques sur Foucault ou Deleuze sur tous les campus de tous les continents ne viennent pas pour entendre des commentaires de textes ou des hommages compassés. Il s'agit au contraire de savoir ce que leurs écrits représentent pour nous aujourd'hui, et comment ils peuvent nous aider à décrypter le monde. Et surtout à agir dans le monde. Philosophes engagés dans le siècle, ils voulaient que leurs livres soient des « boîtes à outils ». Leur voeu a été exaucé au-delà de ce qu'ils avaient espéré.
Pour ce qui concerne Deleuze, ce sont surtout ses ouvrages publiés avec Félix Guattari qui occupent aujourd'hui l'avant-scène. Dans les années 1960, il avait donné une série d'ouvrages d'histoire de la philosophie qui, s'ils semblent à un regard moderne de facture universitaire fort classique, eurent un écho considérable car ils proposaient des lectures novatrices d'auteurs quasi oubliés (Bergson) ou imposaient la présence d'auteurs considérés comme marginaux (Nietzsche). Son « Nietzsche et la philosophie » exerça une influence souterraine dont il est difficile de mesurer l'importance et joua un rôle majeur dans l'effervescence intellectuelle de la décennie suivante. Mais le travail de Deleuze, marqué à cette époque par Nietzsche et Spinoza, le structuralisme et la psychanalyse (notamment lacanienne), allait être doublement bouleversé, par un événement historique et par une rencontre.
L'événement, c'est Mai-68, et la prolifération des contestations politiques et culturelles qui allaient s'ensuivre : féminisme, écologie, mouvement homosexuel, revendications « minoritaires »... Deleuze ne cessera dès lors de répéter que le rôle du philosophe n'est pas de « réfléchir sur » ce que font les autres, mais de créer des concepts et de les mettre en résonance avec ce qui se passe autour de lui. La réorientation de son travail dans les années 1970 incarne à merveille cette idée que les élaborations conceptuelles se forment au contact de ce qui se passe dans le champ social.
Quant à la rencontre, c'est, en 1969, le début de son amitié avec Félix Guattari, engagé de longue date dans les tentatives pour rénover de fond en comble, dans l'orbite de Jean Oury et de la clinique de La Borde, la pensée et la pratique de la psychiatrie et de la psychanalyse. Le premier résultat de leur collaboration fut ce météorite qui percuta la planète des dogmatismes en 1972 : « l'Anti-OEdipe ». Contre les conceptions qui définissent l'inconscient comme une grammaire ou un langage, et le désir comme manque ou comme loi, Deleuze et Guattari forgeaient l'idée d'un inconscient conçu comme une « machine désirante » branchée sur les réalités du monde, une production liée à l'histoire et à la géographie et non une compulsion déterminée par le passé familial. Le « familialisme » de la psychanalyse, la manière dont elle rabat obsessionnellement le désir sur le triangle oedipien - le père, la mère, l'enfant - volaient en éclats sous leurs joyeux coups de marteau. L'inconscient n'est pas individuel, mais collectif et politique. Et il est affirmation. D'où les formules que Deleuze aimera à mettre en avant par la suite : « Ne pas interpréter : expérimenter. »
Il faut cependant souligner que « l'Anti-OEdipe » n'entendait pas seulement proposer une critique de la tradition freudienne jusqu'à Lacan, avec pour objectif non pas de récuser totalement la psychanalyse mais d'en reformuler la théorie (avant que Deleuze ne durcisse sa position au fil de ses déclarations ultérieures et n'en vienne à rejeter violemment le discours analytique dans son ensemble) ; l'ouvrage proposait également une nouvelle approche critique du capitalisme, des flux économiques, de l'Etat, en rompant avec les différentes versions du marxisme qui prospéraient alors. Au fond, il s'agissait d'élaborer une nouvelle philosophie politique, articulée aux nouvelles formes de la mobilisation et de la subversion. Ce qui sera développé en 1980, dans « Mille Plateaux », présenté comme la suite de « l'Anti-OEdipe », où les « lignes de fuite » minoritaires (une minorité n'est pas un état, une identité dirions-nous, mais un « devenir », toujours à recommencer) échappent aux « territoires », c'est-à-dire aux pouvoirs établis, aux savoirs constitués et à leurs logiques normatives et répressives. On conçoit aisément qu'en notre époque où le discours de l'expertise psychanalytique prétend, au nom du dogme oedipien, fixer les lois de la société dans laquelle nous vivons, où le libéralisme économique et la « mondialisation » capitaliste exercent chaque jour leurs effets destructeurs, nombreux soient ceux qui éprouvent le besoin de rouvrir ces livres, malgré leur caractère parfois ardu, pour y puiser des armes de résistance.
Pour Deleuze, écrire, c'est donc s'installer sur des lignes « minoritaires » afin d'inventer de l'inédit. La meilleure manière d'entrer dans sa démarche, ce serait donc de lire le livre magnifique que, avec Guattari une fois de plus, il a consacré à Kafka (« Kafka. Pour une littérature mineure », 1975). Tout grand écrivain, nous disent-ils, est nécessairement un homme politique, car il fait « bégayer la langue », fabrique une langue « mineure » dans la langue « majeure » et annonce ainsi de nouvelles perspectives jusqu'alors inaperçues : « L'écrivain est une montre qui avance. » C'est la même idée qu'on retrouve dans les entretiens qu'il donnera à la parution de son « Foucault » en 1986 : penser, c'est se situer sur une « ligne de sorcière », c'est-à-dire apercevoir de nouvelles possibilités de vie, imaginer de nouveaux modes de subjectivation, individuels ou collectifs, et se préoccuper de les faire advenir.
Si Deleuze remarque que les grands philosophes ont souvent une santé fragile, c'est pour préciser aussitôt que c'est cette faiblesse même qui leur donne leur aptitude à insuffler une « grande santé » dans la pensée. Et si les mots « faible », « mineur », « minoritaire » font paradoxalement partie des mots clés de sa philosophie « vitaliste », c'est parce qu'ils ne signifient rien d'autre pour lui que « vie », « création » et « nouveauté ». Etre « minoritaire », c'est vouloir « libérer la vie là où elle est emprisonnée ». 


 Gilles Deleuze est né en 1925 à Paris. Professeur à l'université de Vincennes, on lui doit notamment « Nietzsche et la philosophie » (1962), « Proust et les signes » (1964) et, avec Félix Guattari, « l'Anti-OEdipe » (1972) et « Mille Plateaux » (1980). En 1971, il a participé au GIP (Groupe d'Information sur les Prisons), créé par Michel Foucault. Il se suicide le 4 novembre 1995 à Paris.



Didier Eribon 



Sur Deleuze

Parmi tous les livres consacrés à Deleuze qui paraissent cet automne, le plus mince mérite une attention particulière. Dans « Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes » (PUF, 92 p., 10 euros),Claude Jaeglé s'intéresse à la voix du philosophe pour montrer comment naissent les concepts dans une sorte d'intensité passionnelle. Il brosse le portrait d'une pensée à travers le concret du « dire ». C'est magnifique. On évitera en revanche « Deleuze et la psychanalyse », par Monique David-Ménard(PUF, 186 p., 22 euros). On s'attendait à ce qu'elle précise ce que Deleuze devait à Guattari, quelle avait été l'influence de l'antipsychiatrie... Pas un mot ! Au lieu de cela, elle disserte, dans un charabia involontairement comique, sur ce qui différencie Deleuze et Badiou. En voulant montrer que la pensée de Deleuze a toujours été en dialogue avec Freud ou Lacan (ce qui est vrai, mais elle ignore que les livres ont une chronologie), elle annule l'évolution politique de sa pensée vers une critique de plus en plus radicale de la psychanalyse. Il vaut mieux se tourner vers « Deleuze et l'art », par Anne Sauvagnargues(PUF, 296 p., 29 euros), qui a le grand mérite de traiter son sujet. En analysant ce que Deleuze a écrit sur la littérature (Proust, Kafka, Melville, Beckett...), la peinture (Francis Bacon), le cinéma, elle reconstitue avec rigueur l'ensemble du « système » deleuzien. Un ouvrage de référence.


Et aussi : « Deleuze épars : approches et autres portraits », sous la direction d'André Bernold et de Richard Pinhas, Hermann, 216 p., 35 euros (avec des contributions de Jean-Luc Nancy, René Schérer, Jean-Pierre Faye...).



Didier Eribon 



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