Lieux
Le goût des autres
Dans la queue
Par Philippe Lançon
vendredi 14 avril
2006
l paraît que la lutte des
classes n'existe plus, et même qu'elle n'aurait jamais existé. Tout est devenu
plus compliqué que ça (ça : ce que subissent les autres). Pourtant, il est
encore des endroits où quelque chose de l'ordre d'une classe apparaît, compacte,
unie sous ses tensions ou par elles, dans l'expérience commune de ce qui a
toujours fait le lot des pauvres : l'attente. L'un de ces endroits est la poste.
La poste est devenue le lieu de ceux qui n'ont pas d'autre choix que d'y aller.
En début de mois, lorsque tombent le RMI et diverses allocations, elle rapproche
avec une morne douceur la France des pays du tiers-monde et du temps jadis,
quand le citoyen n'était pas un client, mais un perpétuel accusé à réception, un
homme debout, soumis, dans l'épuisante grisaille bureaucratique du destin. Dans
cette queue, il y a des Noirs, des Arabes, des Pakistanais, des Turcs, des
Kurdes, des Chinois, des Vietnamiens, et même, quelquefois, des Blancs. Ils se
ressemblent dans leurs différences : tout est tissé de bon marché et de fatigue.
La fatigue, ici, ne ressemble pas à celle du cadre surexcité ou du bourgeois
dépressif. Elle mord et vernit la peau. Elle est faite d'absence, de mauvaise
nourriture, de maladie mal soignée, de rasage non effectué, d'excès de ceci ou
de manque de cela : les pauvres, qu'il est amusant d'appeler «précaires», en
font toujours trop ou pas assez. A l'orée du mois, les autres, qui n'y vont déjà
presque plus, désertent ces guichets. La queue, avec ses ombres de demi-journées
perdues, rappelle soudain à l'individu qu'il pourrait bien ne pas exister ou ne
pas être libre. De temps à autre, surgit une sorte de sous-homme d'affaires que
tout ici exaspère : le nombre d'usagers, la lenteur des guichetiers, le fait que
nul ne semble prendre en compte que lui, au moins, il travaille (cela seul, sans
doute, mériterait un coupe-file). Cet homme pressé, talonné par ses fantômes et
ses activités, pénètre soudain dans l'étoffe du temps des pauvres. Elle est
épaisse, rugueuse. Elle fait mal aux jambes et au dos. Il arrive qu'elle rende
fou. Quand elle habille un tel homme, c'est toujours un spectacle : l'irruption
comique du monde qu'on nous vante, moderne, flexible et sans limite, dans celui
qui est censé ne plus être, et qui s'épanouit dans un ordre opaque fait de
patience et de limites. En général, l'homme pressé finit par crier : «Je n'ai
pas que ça à foutre, moi ! Fonctionnaires...» On comprend alors, à sa mise
modeste, à ses cheveux légèrement gras, à sa nervosité brutale, qu'il n'est pas
tout à fait, pas encore, pas du tout, celui qu'il voudrait être, un entrepreneur
à succès, mais plutôt un petit catcheur social que tout continue de rapprocher
des cordes économiques et de ses compagnons de queue. Leur immobilité
silencieuse, parfois ironique, toujours lasse, le domine avec un naturel sans
compassion. Leurs visages saluent son idiotie, et c'est alors qu'ils ont leur
splendeur.
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