Rebonds
Médiatiques
Drucker
malade du heavy metal
Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 26 mai
2006
l aura fallu près de
quarante ans, et cinq présidents de la Ve République, pour découvrir enfin une
aversion de Michel Drucker : le hard rock. Funeste Eurovision. Le
druckerisme, jusqu'à ce soir-là, était l'art de plaire à tout le monde, sans
toutefois déplaire à quiconque. Plaire aux jeunes, mais ne pas déplaire aux
vieux. Ne pas déplaire aux citadins, mais sans braquer les ruraux. Etre aimé du
patron comme de l'ouvrier. Quarante ans de métier, ou presque. Et, soudain,
cette funeste soirée. Tout avait pourtant bien commencé. Chanteurs et chanteuses
se succédaient sans heurts. On arriva à la candidate grecque. «Une véritable
tragédie grecque. Nous sommes en larmes», conclut Drucker, calé sur son
registre du premier degré et demi, posture commode qui permet de plaire aux
amateurs de premier degré, sans toutefois être rejeté par les adeptes du
second. Arriva enfin la Finlande. Maudite Finlande. «Un tiers du pays au-dessus du
cercle polaire», lut Drucker. La Finlande avait délégué à
l'Eurovision un groupe de heavy metal. Musiciens grimés en monstres,
haches brandies, net décalage avec les artistes qui précédaient et qui
suivaient. Ce fut un festival, de Drucker et de son coanimateur Claudy Siar.
«Eloignez les enfants du poste, ils vont faire des cauchemars. J'imaginais
pas les Lapons comme ça. Ils seront au zoo de Vincennes à la rentrée.» Et
cette prophétie, du coanimateur : «La Finlande n'a jamais gagné
l'Eurovision. C'est pas avec ça qu'ils gagneront.» Mais ce n'était encore rien. C'est ensuite, pendant le dépouillement des
résultats, que le duo dégringola. ì interminable montée aux enfers de la
Finlande, vers les sommets du classement. Il fallait les entendre, les deux
désespérés, alors que les monstres finlandais (qui allaient finir par remporter
la compétition) empochaient les voix par paquets de douze. Surprenant ! Pas
possible ! Attendez ! Le gag de la soirée ! En cette année de la francophonie !
Michel, à votre avis, ça va arriver chez nous ? Je ne sais plus. A ce stade je
ne sais plus. On n'est plus dans le coup. Michel, je vous laisse fermer la
boutique. J'imagine leur tournée de promotion sur les plateaux de télévision
européens. S'ils gagnent, il faudra les recevoir, Michel, n'est-ce pas. Oui,
j'arriverai avec ma hache, hein ? Il faudra une sécurité particulière. Et
Drucker de conclure : «Ce show fabuleux qui va être remporté par... du hard
rock. Ha ha ha. Je vais le faire écouter à ma chienne, qui va devenir
dingue.» Ces rires de Michel Drucker. Imperceptiblement, on glissait des sarcasmes
vers quelque chose qui ressemblait à une négation haineuse. Comme si un
non-groupe, un non-genre, une non-musique, une non-chanson, pouvait remporter le
show fabuleux. Imperceptiblement, comme surpris lui-même de l'aventure, Drucker
explorait ce registre nouveau pour lui : la détestation, le trouble désir de
salir. Même sans être particulièrement amateur de heavy metal, on restait
pantois devant cet étrange écroulement. On avait envie de lui glisser : ce n'est
que l'Eurovision, Michel ! Ce n'est qu'une chanson, des masques de
carton-pâte, quelques accords qu'emportera le petit matin, rien d'autre qu'un
Halloween de printemps. Mais on n'était plus dans une émission de variétés. On
était dans la stupeur, la panique de l'écroulement d'un monde. Une sorte
d'effondrement en direct de la télé de papy, quelque part entre la chute de
l'empire romain et celle de Byzance. Les barbares sont dans la cité, les loups
sont entrés dans Paris, de Croatie, de Germanie. Et tout d'un coup, l'irruption
de ces monstres aux masques terrifiants faisait apparaître en creux l'implacable
violence, depuis quarante ans, du formatage druckerien (Johnny, Dion, Gerra,
Obispo, Pagny et les autres) de la variété télévisée. C'était comme si tous les
exclus des plateaux druckeriens, toutes les voix des catacombes, tous les
rejetés de la télé, soudain surgissaient des limbes pour venir l'entourer de
leurs cris et de leurs grincements. Au-delà de cet instant de saisissement, cette victoire des rockers finlandais
et l'effroi druckerien convoquaient des souvenirs confus. On se souvenait par
exemple, l'an dernier à la même époque, lors de la campagne du référendum sur
l'Europe, de la douloureuse irruption du non des profondeurs, d'un non sauvage,
sans concession, venu des tripes, dans le brillant piapia des petits marquis du
oui. Ou des cris de colère des jeunes exclus face à un Chirac sourd, dans une
mémorable émission de TF1 lors du référendum. Comme il est rude et rugueux, le
monde extérieur, au-delà du limes qui tente de le contenir ! Dans les sarcasmes de Drucker et Siar à l'égard du heavy metal, apparaissait
aussi l'écho d'une certaine arrogance française. On croyait par exemple
réentendre Delanoë accusant Blair d'avoir triché après l'échec de la candidature
parisienne aux JO. Et, en creusant plus loin encore dans l'obscène
autosatisfaction française, la sûreté de soi des généraux de 40, bien à l'abri
de la ligne Maginot. Soudain, on se sentait une petite province du monde,
racornie et frileuse. Ce sont tous ces souvenirs que charriaient les phrases en
suspension de Michel Drucker. On avait envie de voter Finlande comme certains
électeurs peuvent être tentés de glisser un bulletin Le Pen : non parce qu'ils
l'aiment particulièrement cela, mais en pensant avec jubilation à tous ceux que
cela va embêter.
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