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Evénement

C'était il y a mille ans...
Depuis les débuts, en 1973, Serge July a marqué toutes les étapes du journal de ses fulgurances, de ses envolées et de ses excès.

Par Sorj CHALANDON
vendredi 30 juin 2006



était il y a

mille ans. Disons en 1987. Libération vient d'emménager rue Béranger, dans un ancien parking transformé en immeuble à travailler. Il est tôt, le matin. C'est le premier jour. Dans leur casier, les journalistes ont une mallette noire avec le plan de leurs nouveaux locaux et trois ou quatre petites choses qui disent l'importance de l'heure. Nous venons de la rue Christiani, de la rue de Lorraine, de la rue de Bretagne. De nulle part, presque. Nous venons d'endroits clos. Et voilà cet immeuble, au petit jour, cet espace immense, cette moquette bleue, ces bureaux, ces fenêtres par dizaines, cette terrasse magique qui surplombe Paris. Les couloirs sont déserts. Personne encore. Seul Serge July, sur la terrasse, qui contemple la ville comme une pyramide. «Tu te rends compte, le chemin parcouru ?» demande-t-il au nouveau venu. Il est tout content, tout fier, tout neuf. Il est juste ému comme il faut. Il raconte que la Poste a accepté d'offrir au journal un numéro de téléphone qui se termine par 1789. «C'est dingue non ? Place de la République et 1789 !» Il descend ce que nous appellerons bientôt «la vis», ce lieu de la rumeur, ce couloir qui serpente d'étage en étage du garage jusqu'au toit. Il accueille les arrivants avec un sourire large. Il montre les plateaux d'un grand revers de main. Il marche comme à la victoire. Il fume en plissant les yeux. Il est Woodward, Bernstein, la une du Washington Post. Il est Serge July. «Ça ressemble vraiment à un journal non ?» Il va de l'un à l'autre. «Vous avez vu les mallettes ? Il y a un stylo dedans. Et des cartes de visite.» Il est Orson Welles.

C'était il y a mille ans. Disons l'hiver 1993. Un homme nous parle à voix basse. Un homme que nous avons du mal à reconnaître tout à fait. Un homme tout à la fois familier et étrange. Il est face à l'équipe. Il est assis. Il dit ne plus pouvoir écrire. Il explique que si les mots lui viennent naturellement, ils se heurtent dans la tête et ne trouvent plus le chemin des doigts sur le clavier. Il s'excuse. Il n'écrira donc plus. Ou moins. Il nous demande de prendre patience. Autour de lui, la petite foule respire à peine. C'est Citizen rien. C'est l'homme blessé. C'est Serge. De la voiture accidentée, il reste peu. Il se dit miraculé. Il murmure «l'intense bonheur de se sentir vivant». Nous sommes dans le Hublot, cette pièce percée par une grande baie vitrée ronde. Il doit marcher avec une canne. Peut-être pas. L'image est imprécise. Seul notre soulagement de le revoir accompagne cet instant.

C'était il y a mille ans. Disons au début de cette année. Même endroit, le Hublot. Même homme, debout cette fois, dos à la table et face aux cris. Il veut parler. Le silence soudain lui répond que c'est trop tard. Il veut s'expliquer encore. Les dos se tournent. La majorité de l'assemblée générale quitte la pièce. Le laisse pour seul. Stupéfait. Jamais, il n'a connu les dos tournés de son équipe. Les regards, les colères, les mains levées, les poings tendus même, oui, tout cela. Mais jamais la mer qui se retire. Serge July rédacteur en chef, Serge July directeur de la rédaction, Serge July gérant, Serge July président-directeur général, toujours, il a eu la passion en face. La violence parfois. Les «contre lui», les «pour lui». Les anciens, les nouveaux, les autres, ceux qui défendent Serge, ceux qui attaquent July. Mais cette fois, c'est le rejet glacé. La magie morte. Comme on quitte une table où l'on se sent trompé.

C'était il y a mille ans. Disons en 1974. Serge s'appelle Serge. C'est tout. Il est penché au-dessus d'une page en fabrication, il recolle les bandes de texte mal placées. Il a des lunettes moches. Les cheveux passés derrière les oreilles et un tee-shirt. Il fume en plaçant un titre. Il parle haut et fort. Il rit tout pareil. Il est payé comme notre homme de ménage. Il fait des jeux de mots pas drôles. Il a un blouson de cuir que nous retrouverons après, plus tard, et bien plus tard encore, jusqu'à ce qu'il soit trop petit. C'est le blouson de bagarre. Le blouson de Serge pas content. Le blouson de Serge no pasarán. Le blouson de quand le journal est occupé par d'autres, critiqué par d'autres, attaqué par d'autres. Le blouson des rues dépavées. Un jour, il a disparu, le blouson. Ça ne s'est pas fait comme ça. Ça a été long. Il a réapparu, disparu, réapparu encore un peu. Un matin, Serge est entré en costume rayé. Ça non plus, ça n'a pas été d'un coup. La veste un matin, le pantalon un autre. Le temps de s'habituer. On l'a vu mettre la pochette. La cravate large. Puis étroite. «Du costume Mao au costume trois pièces», ont grincé certains, pour dire ce qu'ils prenaient pour trahison. Les observateurs ont analysé l'évolution de l'homme par l'étoffe, les cigares ou sa coupe de cheveux. Certains ont traqué les mots de Serge, d'autres les habits de July.

C'était il y a mille ans. Disons tous ces temps depuis 1973. Serge s'emballe. Il s'emballe vraiment. Il découvre la nouveauté comme on se rue sur une proie. Longtemps interdit d'Amérique à cause du rouge drapeau, il revient de New York avec le souffle court de l'immigrant. «Attends ! Tu te réveilles en pleine nuit ? Tu as envie d'acheter, je sais pas moi... Une télé par exemple... Eh ben tout est ouvert ! Tu sors, c'est la nuit et t'achètes une télé ! C'est dingue !» Là où chacun fait mine d'ignorer les premiers gratte-ciel croisés, Serge défaille. «Mais tu ne te rends même pas compte ! C'est haut ! Mais haut !» Le jour où le petit alien à tête fripée arrive sur les écrans français, c'est lui qui enflamme le comité de rédaction. «E.T. c'est un événement ! Je l'ai vu hier ! C'est l'événement !» Pareil pour les Hommes du Président. Pareil pour Mort d'un pourri. «La fin, avec Delon qui dit aux Parisiens de dormir en paix, elle est subversive !» Pareil pour tout, en fait. Y compris pour des choses minuscules, qu'il tient à voir traitées dans le journal pour des raisons qui participent parfois de l'emballement momentané.

C'était il y a mille ans. Disons n'importe quand. Libération entre en séminaire pour réfléchir et réfléchir encore. Nous nous réunissons dans une abbaye, dans de grands hôtels, dans des salles de conférences. Serge parle. Il parle. Parle. De graphique en graphique, de chiffres en chiffres, de schémas en courbes. Les bras déployés, les mains voletantes, il dessine un journal pour demain. Il n'a aucun doute. Chaque mot fait sept lieues. Il faut avancer, aller vite, le vieux monde se rassemble devant, derrière, grondant, menaçant. Il faut l'essouffler. Nous sommes les plus grands, les plus beaux, les meilleurs. Rien, jamais, ne nous résistera. Il parle. Parle. Certains ne comprennent pas tout. D'autres observent avec prudence. Le cours est magistral. Pas d'issue. La solution est celle-là, parce que la solution est celle-là. Et alors ? Et pourquoi pas ? «Indépendance.» Cette notion seule compte. Nos actionnaires sont amis. Ils viennent au journal comme on passe à la maison. Ils s'engagent sur le seul nom de Serge. Et cela nous va. Alors il parle encore. Et nous marchons en équilibre sur ses idées. Nous aurons une radio, une télévision, des journaux régionaux, Libération 3, un quotidien global. Puis allégé, finalement. Nous aurons en tout cas huit pages quotidiennes sur le phénomène Web. Ou douze. Ou cent. Nous verrons. Ce qui compte, c'est occuper le terrain. Prendre la place. Défricher à s'en perdre. Et pourquoi pas ? «L'argent n'est pas un problème !» Alors avançons ! Et il parle encore. Tout bouillonnait de certitudes. Tout est simple, rassurant. La rédaction hurle au trop plein de publicité, Libé en ligne est destiné à l'homme d'affaires du Nevada, et le seul gratuit s'appelle Paris Boum Boum. Serge parle de tout cela, et tout cela convient au plus grand nombre.

C'était il y a mille ans. Parfois, disons, et puis souvent. Des éditoriaux qui figent certains d'entre nous. Même les fidèles en tout. Des phrases, des mots, des cheminements. Des certitudes, du péremptoire. «Pourquoi vous ne vous débarrassez pas de July ?» demandent des amis en dehors du journal. Ils se sont sentis insultés par lui pour leur «non» au référendum, roulés par ses «Juppé l'audace», par d'autres pensées, ici et là, qui leur font se demander ce qu'est devenu leur journal. «Il dit quoi, July ?» «Il fait quoi, July ?» «Il pense quoi, July ?» Les mêmes questions naïves reviennent en boucle. «Alors ? July ?» Et certains membres de l'équipe de répondre que oui, eux aussi ont été blessés par ses mots. Mais que leurs propres mots sont ici très libres. Libres. Liberté. Possibilité d'écrire sans contrainte, sans pression, sans autre mise en demeure que celle de la rigueur journalistique. Jamais July, jamais Serge, ne s'est approché d'un journaliste de Libération pour lui demander de changer un point de vue, une phrase, un mot. Certains d'entre nous sont en rage à le lire, il enrage à lire certains d'entre nous. Mais tout cohabite. Tout est là. Tout est dit, de page en page, jusqu'à la contradiction, parfois jusqu'au brouillage. «Mais c'est quoi, votre ligne politique ?» demande encore le lecteur. Pas de ligne. Aucune. Mis à part un socle de valeurs qui nous rassemblent, parce qu'elles disent le respect et la fraternité.

C'était il y a mille ans. Le 14 février 1973. Libération n'est pas encore un quotidien public, juste une tentative. Quelques feuilles photocopiées et agrafées ensemble. L'un d'entre nous a suivi le mariage de Sheila et Ringo. Parlant de la foule, il écrit : «Ça hurle, ça crie, ça trépigne.» Serge July entre dans une colère froide, comme celle qui le prend aux jours les plus sombres. «On ne parle pas des gens en disant "ça". C'est du mépris» «Même pour le mariage de Sheila et Ringo ?» demande quelqu'un en riant. «Même pour le mariage de Sheila et Ringo», répond Serge July sans sourire. Je regarde les quelques-uns rassemblés devant le texte. Je suis tout à la fois inquiet, impatient et fier. Parce qu'un journal est né.

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