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Week-end

XXIe siècle. Environnement
Moustiques non grata
En septembre, la Camargue partira à l'attaque de ses moustiques avec un bio-insecticide. Une décision historique prise après une pullulation exceptionnelle et l'épidémie de chikungunya à la Réunion.

Par Lise BARNEOUD
samedi 01 juillet 2006



si vous visitez la Camargue au printemps, vous vous souviendrez d'un paysage sauvage où paissent des taureaux noirs et des chevaux blancs, où les flamants sont vraiment roses et où le seul bruit qui ose couper le souffle du mistral est celui des grenouilles clapotant dans les marais. En revanche, si vous y passez en été, ou pire en septembre, vous vous souviendrez d'abord des nuages noirs de moustiques et des boutons rouges de votre peau. Voilà pourquoi depuis plus de vingt ans les professionnels du tourisme de la Camargue et certains habitants implorent les collectivités locales de débarrasser la région de son suceur de sang. Ils viennent d'obtenir gain de cause. La démoustication de la Camargue sera «bio» et expérimentale : elle commencera en septembre pour une durée de un an renouvelable.

A l'Entente interdépartementale pour la démoustication (EID), on est sur le pied de guerre. Cette institution, financée exclusivement par les collectivités publiques, est la seule habilitée à démoustiquer sur le littoral méditerranéen. Avec sa nouvelle mission en Camargue, elle double sa superficie d'action. Depuis presque un demi-siècle, cet opérateur traque le moindre moustique et élimine ceux qui piquent l'homme, depuis Cerbère, situé à la frontière espagnole, jusqu'à Marseille. Lors de sa création, en 1958, l'objectif était clair : contrôler le fléau pour développer le tourisme et l'économie. A l'est, la région de Fos-sur-Mer deviendra un pôle industriel. A l'ouest, la région de La Grande-Motte se transformera en pôle touristique. Mais au centre, la Camargue, déjà connue pour être l'une des plus grandes zones humides d'Europe, se trouve menacée par l'urbanisation du reste du littoral. Des voix s'élèvent contre la destruction de cet espace naturel et demandent bientôt que la Camargue profite de la toute nouvelle loi instituant les parcs nationaux. L'opposition des grands propriétaires terriens empêche ce projet d'aboutir. Ce sera finalement un parc naturel régional qui verra le jour en 1970. Un parc régional dans lequel la démoustication est interdite et qui, naturellement, devient le paradis des diptères méditerranéens, au grand dam des professionnels du tourisme.

Guerre bactériologique «bio»

«En 1998, les pressions ont été telles que nous avons été amenés à modifier notre charte et à y intégrer la question de la démoustication, raconte Gaël Hemery, responsable des espaces naturels faune-flore au parc régional de Camargue. Nous nous sommes alors engagés à trouver une solution.» Puisque l'utilisation de tout produit chimique était écartée de fait, le parc s'est alors penché sur le seul produit «bio» utilisé dans la lutte contre les moustiques : le Bti (Bacillus thuringiensis israelensis), une bactérie qui vit naturellement dans les sols. Restait à savoir si ce produit «bio» serait également «vert», respectueux du reste de la faune... et réellement démoustiquant.

Largement utilisé depuis plus de vingt ans, le Bti est une sous-espèce de la bactérie Bt, star des bio-insecticides agricoles. Les bactéries Bt produisent en effet une toxine qui perfore le système digestif des larves qui l'ingèrent. Et qui dit intestin troué dit mort assurée. Le Bti a toutefois un signe distinctif : il agit sur une seule catégorie d'insectes, ceux dont le tube digestif présente un PH non acide et possède des récepteurs compatibles avec la toxine. Deux caractéristiques de la famille des culicidés, dont font partie les moustiques. Le problème, c'est que l'une des plus importantes familles de diptères, comprenant les petits moucherons, base alimentaire de nombreux poissons, oiseaux et amphibiens, possède également ces particularités pourtant rares.

Face au risque de voir la biodiversité de la Camargue s'éroder si le Bti y était utilisé, le parc a commandé une étude d'impact à l'Institut méditerranéen d'écologie et de paléoécologie de Marseille. Les chercheurs n'ont pas pu démontrer d'effet significatif. «A priori, pour les doses recommandées, je ne suis pas très inquiète, résume Evelyne Franquet, chercheure au CNRS et auteure de l'étude. Mais notre suivi n'a duré que deux ans. Nous n'avons pas suffisamment de recul.»

Pullulation mémorable

L'autre limite du Bti, qu'il fallait évaluer, c'est son efficacité, somme toute assez relative. Et pour cause : il faut que les larves, qui flottent à la surface, ingèrent la bactérie, ou sa toxine perforeuse d'intestin, au moment même où celle-ci tombe dans l'eau. Il faut donc d'une part que la toxine soit disponible pour toutes les larves, et d'autre part que les larves aient faim à ce moment-là. Ce qui n'est pas forcément le cas. «Lors de leur mue, les larves arrêtent de s'alimenter, précise Olivier Bardin, chef du projet Camargue à l'EID. Et au final un traitement sur quatre ne marche pas avec le Bti.» Mais puisque telle est la commande...

En 2003, une première proposition financière est formulée par l'EID. Son montant fait reculer toutes les volontés politiques et le dossier reste alors en suspens, jusqu'à ce qu'un événement imprévu vienne subitement accélérer les choses : une pullulation mémorable.

C'était en septembre 2005. Après un été relativement sec, des pluies importantes entraînent l'éclosion de tous les oeufs accumulés dans l'année et qui n'avaient pas encore réussi à éclore. De la moindre flaque naissent des millions de moustiques. Conséquence : impossible de mettre le nez dehors sans se retrouver totalement recouvert de ces diptères piquants. Réunion de crise à la préfecture. Réévaluation des devis de démoustication. Dans ce contexte d'effervescence, sont arrivées les nouvelles de la Réunion et son épidémie de chikungunya, mettant en vedette l'ennemi moustique et toutes les peurs sanitaires sur lesquelles n'ont pas hésité à surfer certains protagonistes du dossier. Résultat, en mai 2006, décision est prise de lancer le projet. L'Etat ayant refusé de mettre la main à la poche, la région, le département des Bouches-du-Rhône et les communautés de communes concernées s'engagent pour un million d'euros, de quoi financer la démoustication bio sur une des quatre zones proposées par l'EID, durant un an. Si les résultats sont concluants, l'expérience sera reconduite.

Un répulsif antitouriste

«Dans la vie, on avale toujours des couleuvres», résume Gaël Hemery, amer. «Non pas que je sois pour le moustique, mais comme beaucoup je pense qu'ils sont les gardiens du temple. Supprimez les moustiques et vous verrez fleurir toutes sortes de projets touristiques», poursuit ce Camarguais pure souche, citant l'exemple d'un golf dont la construction s'est interrompue à cause des moustiques. Mais pour certains des 7 000 habitants de la Camargue la nuisance est tout simplement insupportable. «Est-ce que vous trouvez normal de changer toutes nos habitudes de vie de mai à octobre, de ne plus pouvoir mettre le nez dehors après 21 heures, de devoir s'asperger de répulsif, s'équiper de moustiquaires, d'aérosols, de spirales etc., alors qu'à 25 km d'ici les gens vivent normalement ?» s'emporte une habitante d'Arles, Anne Cuyaubère, qui vient de lancer une pétition pour une «démoustication immédiate, respectueuse des personnes et de l'environnement», qui a déjà récolté près de 2 350 signatures. Son texte reflète parfaitement la conclusion d'une étude sociologique menée par le CNRS : 72 % des personnes interrogées sont pour la démoustication, à condition toutefois que cela ne détruise pas la nature. «Les gens sont de plus en plus préoccupés par la protection de la nature, mais une nature spectacle, commente Bernard Picon, auteur de l'étude et directeur de recherches au CNRS. On veut bien protéger les animaux emblématiques, tels que l'ours, le loup, le flamant rose, etc., mais pas ceux qui nous dérangent. C'est une sorte de protection à géométrie variable, bien compréhensible dans le cas de la Camargue. Mais d'une façon générale on a tendance à garder ce qui est beau et agréable et à négliger le reste alors que la nature fonctionne comme un tout. Cela pose évidemment un problème éthique : la protection de la nature doit-elle avoir des limites socialement construites ?»

Cette étude soulève aussi une autre question : les chercheurs ont demandé aux Camarguais quels étaient les inconvénients à habiter cette région. Sans surprise, le moustique arrive en tête. «Mais nous avons posé la même question aux habitants d'Aigues-Mortes, qui bénéficient d'une démoustication depuis longtemps, relève Bernard Picon. Là, le moustique n'arrivait qu'au sixième rang, ce qui confirme l'efficacité d'une démoustication. Mais savez-vous ce qui venait en première position ? Le touriste !»

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