2006 a été leur année (4/6). Florence Devouard, 38 ans. Agronome de formation, cette mère au foyer préside depuis son village du Puy-de-Dôme l'encyclopédie mondiale en ligne Wikipédia.
Culture intensive
Par Frédérique ROUSSEL
QUOTIDIEN : mercredi 3 janvier 2007
Le potager est le premier endroit qu'elle fait visiter chez elle, à Malintrat, non loin de Clermont-Ferrand. Un beau carré que borde une route passante, sur un horizon d'une platitude propre aux sorties à vélo. En cette saison restent quelques poireaux et bettes, recouverts par les gelées matinales. Florence Devouard aime passer du temps les mains dans la terre, le végétal fait partie de sa formation. Depuis octobre, l'ingénieur agronome veille sur une énorme plante, Wikipédia. Une carnivore d'audience qui a doublé de taille en un an. Plantée sur le Net en 2001, en Floride, l'encyclopédie en ligne écrite par les internautes a étendu ses branches virtuelles au monde entier, parlant aujourd'hui en 250 langues. Avec près de 172 millions de lecteurs, elle tutoie les grandes réussites de l'Internet, sixième derrière des mastodontes comme Google ou Yahoo. Modèle de réussite du Web 2.0, qu'on définit comme interactif et communautaire, enrichis par les utilisateurs, Wikipédia compte aujourd'hui plus de 6 millions d'articles.
On imagine mal la blonde Florence Devouard, fière de son petit lopin, régenter un conseil d'administration à Tampa, en Floride, lieu de naissance de Wikipédia. Elle y était pourtant quatre semaines plus tôt et a programmé le prochain pour ce mois-ci à Rotterdam. «Depuis que je suis présidente, j'essaie d'imposer une réunion toutes les six semaines. Tout le monde se retrouve dans une salle et personne ne sort avant que les problèmes soient résolus.» Les membres du conseil (trois Américains, un Allemand et deux Néerlandais) ont beau être bénévoles, ils ont accepté.
Aucune émotion superflue ni prétention n'encombrent ses paroles. La détermination de la Française est à la hauteur de la charge. A la vice-présidente élue sur l'Internet en 2004, Jimmy Wales, le fondateur, a laissé son tablier parce qu'il n'arrivait plus à s'en occuper. Et Wikipédia, gratuite et sans publicité ( «Hors de question de placer une bannière "Votez Sarkozy", même s'il payait très cher», plaisante-t-elle), a tellement grossi qu'une levée de fonds en urgence est nécessaire, via des liens affichés en haut de toutes les pages. «Il va falloir acheter 600 serveurs d'ici au mois de juin, et je sais déjà que cette levée de fonds ne fournira que le montant de survie.» A peu près 40 000 dollars de dons sont versés spontanément chaque semaine. Mais, comme ils ne suffisent plus à la boulimie de serveurs et d'hébergement, la mise en place d'un portefeuille d'actions est à l'étude.
Anthere a mis le doigt dans Wikipédia en février 2002. Son pseudo lui est venu naturellement. Anthere, comme la partie supérieure de l'étamine de la fleur qui contient le pollen. «Prendre ce nom me collait bien, et puis ce sont les grains de pollen qui vont littéralement coloniser une autre communauté.» En papotant sur des forums de discussion, cette fan de jeux de stratégie fait la connaissance d'un «greenpeacer» canadien, qui lui conseille d'aller apporter sa pierre sur la biosécurité à un site collaboratif inconnu. L'encyclopédie lancée par Jimbo n'a alors qu'un an, n'existe qu'en anglais et compte environ 20 000 articles. «J'ai réalisé que sur les OGM, sur lesquels je travaillais à l'époque, on trouvait soit des sites pro, soit des anti. Il manquait un lieu équilibré détaillant les différentes positions sur le sujet.» Pendant plus d'un an, elle écrit sur ses marottes, l'agriculture, l'environnement et, anonymement, sur la guerre en Irak, pour éviter l'agressivité américaine vis-à-vis de la France. Elle fait partie de la dizaine d'internautes qui développent la Wikipédia en français en mai 2002. Dans l'ombre. «On est restés pratiquement invisibles jusqu'à l'automne 2004.» Des milliers de petites mains (cinquante mille comptes ont été créés en France, mais chaque utilisateur peut avoir plusieurs pseudos) ont depuis apporté à cette utopie libertaire près de 500 000 articles.
Vu cette féroce activité virtuelle, on s'attend à trouver, dans le pavillon qui surplombe le potager, un bureau encombré. Erreur. Dans un coin du salon au décorum minimal trône un petit portable iBook. Ridicule au regard de la puissance de frappe de Wikipédia. «Mon bureau... J'aime bien travailler ici, ça me permet de surveiller Thomas, mon petit dernier de 10 mois.» La mère de trois enfants (avec William, 10 ans, et Anne-Gaëlle, 8 ans) occupe la plupart de ses soirées sur son ordinateur : «Je peux le faire au chaud, pendant que les gamins dorment.» 
Florence est sans emploi. Il y a un an, l'entreprise qui l'employait depuis six ans sur des outils d'aide à la gestion de végétaux a été revendue. Sa mobilité géographique a épousé celle de son mari, un géologue rencontré à Nancy quand elle était à l'Ensaia (Ecole nationale supérieure d'agronomie et des industries alimentaires). Elle l'a suivi dans ses postdoc à Anvers, en Belgique, puis à Tempe, en Arizona, pendant deux ans. Enfin, le couple a atterri en 1997 à Clermont, où Bertrand enseigne la minéralogie à l'université. Mais Florence se considère de nulle part. Née à Versailles, elle a grandi dans la région de Grenoble, où ses parents avaient fait construire une maison. Son père, gérant d'un bureau d'études, est mort à 54 ans. «C'est pour ça que je me sens pressée, je l'ai jamais vu arriver à la retraite. Ma mère, qui ne travaillait pas, a dû changer de vie à 45 ans.» Débordée en permanence, elle profite de sa progéniture tout en réalisant quelque chose qui «compte». Inquiète d'arriver à la fin de sa vie en ne l'ayant consacrée qu'à élever des enfants, elle souhaite laisser «une trace beaucoup plus importante, et Wikipédia sera peut-être [sa] trace». 
Avec Wikipédia, elle s'est découvert une vocation de «bridgepeople», une personne qui fait le lien entre les communautés linguistiques et les projets. Qui materne et calme les ardeurs des uns et des autres dans les débats. Elle aime intervenir dans des conférences. Elle a voté Verts à la présidentielle 2002 mais ne sait pas encore où se portera son choix à la prochaine. Que son mari penche pour l'UMP ne la formalise pas. Elle préfère dériver sur ses ouailles, capables de s'écharper pendant trois jours sur le nom à donner à la page sur l'endive: endive ou chicon ? «Les partisans de l'endive ont gagné...» Elle explique le succès de Wikipédia en partie par l'isolement. «Une personne célibataire ou divorcée toute seule chez elle le soir a le choix entre s'assommer devant la télé ou créer des liens avec d'autres.» Moins stérile que les forums ou les blogs, participer à Wikipédia lui paraît plus valorisant. «On se retrouve englobé dans une grande famille à laquelle on apporte son expertise.» 
Aucun wikipédien n'est allé au grand raout orchestré par Loïc Le Meur, qui réunissait en décembre à Paris les grands noms de la scène du Net. Pourtant, Wikipédia fait immanquablement partie des cinq sites cités en premier dans le Web 2.0. «Personne chez nous n'était au courant de cette conférence. C'est dire à quel point on n'est pas dans le même univers.» Le wiki promeut le travail collaboratif, le blog apparaît individualiste. Du coup, quand madame Wikipédia se retrouve à la même table que Le Meur à la convention UMP, où elle est venue exposer les desiderata de la Fondation Wikimedia en termes de licences et de droit d'auteur, ils ne parlent pas la même langue. «Le décalage est énorme.» L'agaçant VRP de la blogosphère prodigue même des conseils à la provinciale. «Tu devrais aller te faire voir plus souvent à Paris.» Florence déteste la capitale. Elle aime le grand air et son potager. Et Wikipédia, qui peut se gérer de n'importe où dans le monde. Alors pourquoi pas de l'auvergnate Malintrat ?
photo JEROME BONNET
Florence Devouard en 7 dates 10 septembre 1968 Naissance à Versailles. 1992 Diplômée de l'Ensaia (école d'agronomie) à Nancy. Février 1993 Rencontre son futur mari. Septembre 1996 Naissance de son premier enfant. Février 2002 Commence à contribuer à Wikipédia. Juin 2004 Entre au conseil d'administration de la Fondation Wikimedia. Octobre 2006 Préside la Fondation Wikimedia.


http://www.liberation.fr/transversales/portraits/226344.FR.php
© Libération