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Des médias sans journalisme
Par Daniel SCHNEIDERMANN
QUOTIDIEN : vendredi 2 mars 2007
Certains jours, on dirait qu'il n'existe en France qu'un seul
journal :
le
Canard enchaîné. On va se récrier. Tous ces journaux ! Tous
ces hebdos, qui nous révèlent tout sur le pétage de plombs aérien
de Delarue ! Toutes ces claironnantes radios du matin ! Toutes ces
chaînes de télé, avec leurs panels de vraies gens ! Tout ce
déploiement de pluralisme, que le monde nous envie !
Certes. Mais se rendre au service de la conservation des
hypothèques, et donner le prix de l'appartement acheté en 1997 par
l'actuel favori de l'élection présidentielle, à un promoteur bien
en cour à la mairie de Neuilly ; comparer le prix du mètre carré de
cet appartement à celui des appartements voisins ; livrer le détail
des largesses supposées du promoteur au maire de Neuilly et futur
candidat, une bibliothèque en chêne avec six pilastres cannelés,
des portes de placards recouvertes de miroirs fumés, un dallage de
marbre, des marches d'escalier en chêne ciré, une terrasse-jardin à
jouissance privative ; solliciter la réaction du candidat, et citer
son directeur de cabinet expliquant, pour justifier la non-réponse,
que
«la lettre a été égarée» ; rappeler que le candidat avait
promis en janvier dernier de publier le détail de son patrimoine et
ne l'a toujours pas fait : seul un journal en France s'y attelle,
et c'est
le
Canard enchaîné .
Derrière, il faut les voir, tous les autres médias, suivre la
danse du
Canard, et faire coin-coin derrière lui. Plus ou moins vite.
Avec plus ou moins d'agilité et de conviction. Tous ensemble. Tous
en file indienne. Les agences de presse reprennent. Les chaînes de
télévision filment la façade de l'immeuble. Interrogent parfois les
copropriétaires, ou des agents immobiliers choisis au hasard, qui
fournissent des réponses, des estimations invérifiables. Les
embedded de Sarkozy racontent avec force détails sa crise de
fureur au cours du voyage à Madrid, dans sa première réaction aux
révélations. Les auditeurs auront le droit de savoir qu'il était
«en nage» quand il est venu répondre dans la salle de presse.
On aura le droit de savoir comment les micros et les caméras ont
été coupés pendant la riposte sarkozyenne. En face, les
embedded des autres candidats recueillent la non-réaction des
autres candidats, et se demandent avec pertinence si le camp d'en
face ne craindrait pas, par hasard, les révélations du volatile
annoncées pour la semaine suivante. Gravement, avec la solennité
requise, les éditorialistes commentent. Une moitié déplore
«qu'on ait atteint le niveau du caniveau». L'autre moitié se
réjouit que
«la transparence se fasse enfin». La revue de presse matinale
de France Inter prend bien soin de citer l'éditorialiste qui dit
noir, après l'éditorialiste qui dit blanc, dans son irréprochable
démonstration de l'irréprochable pluralisme de la presse française.
On se demande comment ils se mettent d'accord, les éditorialistes
de la presse régionale, cités par la revue de presse de France
Inter. Se concertent-ils chaque soir, pour tirer à pile ou face ?
«Demain, tu dis blanc et moi noir. Après-demain, on inverse.»
Mystère.
Bref, les médias sont partout, mais le journalisme nulle part.
Il est dépossédé de ses derniers bastions, l'un après l'autre.
Dernier épisode en date, il vient d'être chassé de TF1. Plus
précisément, de l'émission phare de la campagne,
J'ai une question à vous poser, étonnante mise en scène
expiatoire dans laquelle le journaliste emblématique, PPDA, a été
relégué au rôle de spectateur de tennis regardant passer les
balles, c'est-à-dire «les vraies questions» des «vraies gens».
Souriant, n'en pensant pas moins, désormais irréprochable, il
assiste au match dont il est désormais exclu, expiant en pleine
lumière, plusieurs heures d'horloge par semaine, les péchés de sa
corporation : connivence, conformisme, suivisme, futilité.
Moyennant quoi, toutes les bêtises peuvent se dire.
Le Monde recensait cette semaine toutes les erreurs proférées
impunément par les candidats qui se succèdent devant le spectateur
de Roland-Garros. Sarkozy affirmant que la moitié des Français sont
payés au Smic (c'est en fait le salaire perçu par 15,6 % des
salariés à temps plein), ou Royal assurant que
«les atteintes aux personnes, en cinq ans, ont augmenté de 80
%», alors que cette augmentation est de 13,9 %.
Mais il est vrai que la présence des journalistes ne constitue
nullement une garantie contre les erreurs. Par exemple, Le Pen
affirmait sur TF1 que la France comptait
«quatorze millions de pauvres». Chiffre élevé : mais Le Pen
avait fixé la barre de la «pauvreté» à deux fois le Smic. Il avait
pourtant proféré exactement la même énormité la semaine précédente
sur la chaîne concurrente devant Arlette Chabot, directrice de
l'information de France 2, sans qu'elle intervienne davantage.
Autrement dit, si le journalisme est en train de disparaître du
paysage de cette campagne électorale, c'est qu'il s'autoefface,
écrasé par ses propres faiblesses, inhibé par ses erreurs passées.
Parce qu'il s'est renfermé sur une sorte de commentaire hippique
permanent, seulement capable de regarder passer les sondages, et de
solliciter des réactions sur les stratégies de second tour, les
crocs-en-jambe, les petites phrases et les réactions aux petites
phrases. Parce qu'aucun journaliste n'ose, ne pense, n'a envie
d'aller enquêter au service des hypothèques des Hauts-de-Seine,
pourtant ouvert au public.
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