Du père à l’épée
Dominique Fernandez. Le premier académicien «ouvertement gay» sera reçu demain sous la Coupole, où il défendra la mémoire de son père, écrivain et collabo.
ÉDOUARD LAUNET photo Fred Kihn
QUOTIDIEN : mercredi 12 décembre 2007

œ il vif, sourire qui serait charmeur si on ne le sentait crispé, distant, avec un soupçon de mépris dans sa timidité. Esprit de finesse très pointu mais clos sur son malaise et fier de l’être. C’est l’impression d’une première rencontre : elle date d’octobre 1959 et est consignée dans le Journal de Matthieu Galey (critique, écrivain). Un demi-siècle plus tard, le portrait de Dominique Fernandez ne doit être retouché qu’à la marge. Le malaise s’est estompé, mais il est encore là, en creux, puisqu’il a structuré l’individu.

Cinquante ans : c’est la durée d’un voyage qui va d’un premier roman, l’Ecorce des pierres, où vibre le thème d’une homosexualité endiguée et souffrante, jusqu’à la satisfaction des combats gagnés contre l’homophobie. Un parcours qui va aussi de la révolte à l’institution, puisque Fernandez sera reçu demain à l’Académie française. Il occupera le fauteuil 25, entre Giscard d’Estaing et Jean-Denis Bredin. «Je serai le premier académicien ouvertement gay», se réjouit celui dont l’épée porte l’effigie de Ganymède, bel adolescent troyen.

C’est enfin un parcours qu’une critique, voulant tresser une couronne sans épines, a récemment qualifié de «sans-faute» : Normale, agrégation d’italien, une soixantaine de romans et d’essais, un prix Médicis, un Goncourt, l’estime de ses pairs, un habit vert. Un «parcours sans fautes» est hélas l’antithèse d’une vie d’écrivain. Et comme l’image n’est pas totalement fausse, il est légitime de s’interroger : l’homme s’est trouvé, mais le romancier ne s’est-il pas perdu en route ?

L’œuvre de Fernandez est nourrie de ses passions : l’Italie, la Russie, le baroque, l’opéra, les voyages. Si l’on a des affinités avec ces univers, on se sent dans chaque livre comme à la maison (un foyer net et bien tenu). Sinon, on risque de s’ennuyer un peu. Il aime à citer Gide : on n’est pas créateur si l’on n’a pas une épine dans la chair. Dominique Fernandez en a (eu) deux. Celle de l’homosexualité, qui fut le moteur de son écriture, n’est plus dans la plaie. Reste l’autre : son père.

Ramon Fernandez, fils de diplomate mexicain, fut un critique brillant, un romancier remarqué, un socialiste qui, étrangement, finit doriotiste et collabo. En 1944, une opportune embolie lui a épargné le peloton d’exécution. Le fils vit depuis lors dans cette ombre ambiguë. Avec deux objectifs : réhabiliter le littérateur, comprendre l’homme.

«En entrant à l’Académie, c’est son père que Dominique veut installer sous la Coupole», assure Ferrante Ferranti, photographe qui fut durant quinze ans le compagnon de Fernandez et reste un ami proche. L’intéressé ne dément pas, au contraire : les deux premières pages de son discours de demain sont consacrées à louer Ramon Fernandez, avoue-t-il. Peut-être le nouvel académicien y cite-t-il le portrait qu’en a fait Emmanuel Berl : «Très beau garçon, aimait les voitures de course, dansait admirablement le tango, personnage très attachant et très tourmenté.»

Le tourment se transmet assez bien de génération en génération, à tel point que le fils est en train de terminer un ouvrage de 800 pages (huit cents !) sur son père. «Et je n’ai toujours pas compris pourquoi cet homme s’est mis un jour à faire l’éloge de Goebbels.» Car Papa a participé à cet invraisemblable voyage à Weimar, en octobre 1941, avec Drieu, Brasillach et consorts.

Peut-être est-ce aussi par ce père que Dominique a eu la révélation de l’Italie, bien avant sa naissance. Une nuit, Proust vient réveiller son ami Ramon parce qu’il veut entendre prononcer «sans rigueur» en italien. L’auteur de la Recherche a besoin d’avoir ce son dans l’oreille pour un passage des Jeunes Filles en fleur. Piètre italianiste mais bon imitateur, Ramon s’exécute, tout surpris : «Senza rigore.»

Bien plus tard, en 1950, à l’occasion d’un voyage d’étudiants pour rencontrer le pape («Pie XII, ce sombre criminel», dit celui qui conchie les papes de manière générale), Dominique Fernandez a «un choc physique, brutal, inexplicable» en découvrant l’Italie, la Méditerranée, leur douceur. Sa vie change instantanément. Agreg d’italien plutôt que de littérature. Rencontre à Rome avec l’écrivaine Diane de Margerie, autre amoureuse de l’Italie qui sera sa femme pendant dix ans (1961-1971) et lui donnera deux enfants (il serait plus juste de parler de bisexualité que d’homosexualité). Diane : «Il ressemblait à Gérard Philipe, nous avions une passion commune pour Dostoïevski, Tosltoï, Stendhal, et tous deux l’envie d’écrire.» Mais deux écrivains sous le même toit, c’était sans doute un de trop.

Chez Fernandez, l’écriture passe avant tout : il le dit, et ses amis le confirment. Il n’aime pas l’abstraction. Le nouveau roman ? «Une catastrophe.» Antonioni ? «Trop cérébral.» Il serait plutôt Visconti. Le baroque est son univers esthétique, la Russie «le pays de la culture», et l’Italie «le pays du bien-vivre». La péninsule, pour lui, tend à se réduire à Naples et la Sicile.

Juré Médicis, il lit beaucoup. Trouve qu’il s’écrit sans cesse des choses originales, cite le romancier-philosophe Vincent Delecroix. Les murs de son appartement près de Pigalle sont couverts de livres. Timide encore, fier toujours, il préfère être abordé par son œuvre plutôt que par sa personne. Ferrante Ferranti se souvient qu’un jour, à un inconnu qui lui demandait : «Vous êtes Dominique Fernandez ?», il l’a entendu répondre abruptement «ah non, pas du tout».

A 78 ans, il affirme que sa vie commence, sans y mettre trop de coquetterie : «Je n’ai jamais été aussi en forme, le sentiment d’urgence m’aiguise.» Tant de livres encore à écrire : sur Stendhal, Tolstoï, une autobiographie, d’autres romans. Un programme sur dix ans. Il y aura encore des voyages. Des causeries sous la Coupole avec des amis : Michel Serres était avec lui à Normale, Florence Delay est une amie depuis cinquante ans. C’est feu Maurice Rheims qui l’avait approché pour le faire entrer dans le club des vanités. Cet «éternel enfant» (la formule est de Ferranti) qui se dit de gauche, parfois même «anarchiste», s’est laissé séduire par l’institution. Et l’enfant s’émerveille : «Sous la Coupole, on se lève deux fois pour un pair : la première en l’accueillant le jour de son installation, la seconde à sa mort.»

Le temps des combats et des épines est sans doute terminé, quoiqu’il se voie encore une cause à défendre : le droit de mourir dans la dignité. Militant du pacs hier, il sera celui de l’euthanasie. Ses nouveaux copains du quai Conti peuvent trembler !

A la rubrique «Quel serait votre plus grand malheur ?» du questionnaire de Proust, il répond : «Cesser d’être amoureux.» Et il n’a jamais cessé. Heureux homme !



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