I am a Strange Loop de Douglas Hofstadter

Hofstadter

I am a Strange Loop

par Douglas Hofstadter

Basic Book 2006, 412 pages

Présentation et commentaires par Jean-Paul Baquiast
02/07/07

 

 

 

 

Douglas Richard Hofstadter (né le 15 février 1945) est un universitaire américain. Il est connu surtout pour son ouvrage Gödel, Escher, Bach, les brins d’une guirlande éternelle, publié en 1979, et qui obtint le Prix Pulitzer en 1980. Ce livre, donc le titre est souvent abrégé en «GEB», a inspiré des milliers d’étudiants à se lancer dans une carrière dans les domaines de l’informatique et de l’intelligence artificielle.

 

Fils du prix Nobel de physique Robert Hofstadter, il a obtenu son doctorat en physique de l’université de l’Oregon en 1975. Il est actuellement (2005) professeur de sciences cognitives et d’informatique, professeur adjoint d’histoire et de philosophie des sciences, philosophie, littérature comparée et psychologie à l’université de l’Indiana à Bloomington, où il dirige le Centre de Recherche sur les Concepts et la Cognition (Center for Research on Concepts and Cognition site web).

Ses domaines d’intérêts comprennent les sujets relatifs à l’esprit, la créativité, la conscience, la référence à soi-même, la traduction et les jeux mathématiques. À l’université de l’Indiana à Bloomington, il a été co-auteur, avec Melanie Mitchell et d’autres, d’un modèle de «perception cognitive de niveau supérieur», Copycat, ainsi que de plusieurs autres modèles cognitifs et de reconnaissance d’analogies.

Pour en savoir plus
Page personnelle http://www.cogs.indiana.edu/people/homepages/hofstadter.html
Wikipedia (français) http://fr.wikipedia.org/wiki/Douglas_Hofstadter
GEB Edition française, supervisée par l’auteur, InterEditions 1985. Edition originale, Basic B

 

ooks, 1979.

ooks, 1979.

ooks, 1979.

Comme beaucoup de ceux qui avaient étudié l’informatique et les logiques computationnelles dans les années ’70, j’avais entendu parler de Douglas Hofstadter et de son libre Gödel, Escher, Bach en termes extatiques par ceux d’entre nous qui avaient eu la chance de faire des séjours dans une université américaine. Selon eux, on trouvait « TOUT » dans le GEB anglais. Mais ayant eu l’ouvrage entre les mains, j’y avais vite renoncé. D’abord parce que la langue, avec les innombrables néologismes inventés par l’auteur, me paraissait quasiment incompréhensible. D’autre part et surtout parce que, à part quelques passages suscitant la curiosité, et de belles illustrations, il me semblait ne mener à rien. Je me suis cependant procuré l’édition française dès sa parution.

J’ai évidemment alors mieux compris la pensée de l’auteur et ses multiples détours, mais là encore, le livre me paraissait trop éloigné de la rigueur cartésienne pour que je puisse y pénétrer en profondeur. Je me suis borné à le survoler, sans rien en retenir de marquant. Cette incompréhension était sans doute entièrement de ma faute, mais je dois dire, aujourd’hui encore, que bien que GEB figurât dans ma bibliothèque, je n’aurais pas eu l’idée de le rouvrir, s’il je ne m’étais pas mis moi-même en devoir de faire pour Automates Intelligents une chronique du dernier livre de Douglas Hofstadter, I am a Strange Loop, en conséquence de la lecture d’un entretien avec l’auteur publié par le NewScientist le 29 mars 1997.

Ayant depuis quelques années parcouru beaucoup d’ouvrages sur la conscience, lesquels m’avaient inspiré, outre divers articles pour notre revue, le chapitre Conscience de mon dernier livre, Pour un principe matérialiste fort, j’étais en effet curieux de voir ce que pouvait en dire Douglas Hofstadter. Je me demandais, connaissant à la fois le côté apparemment un peu « sentimental lyrique » de l’auteur et la montée en Amérique de toutes les formes de spiritualisme, dont les plus douteuses, s’il n’avait pas rejoint la vaste cohorte des Born Again, ceux qui redécouvrent Dieu et s’efforcent de justifier cette redécouverte en alignant des arguments pseudo-scientifiques. Dieu merci, il n’en était rien. Ma philosophie moniste, selon laquelle l’esprit et la conscience procèdent de la matière, s’est trouvée renforcée, s’il en était besoin – il n’en était pas besoin – à la lecture du livre. Il est vrai que si j’avais lu auparavant – ce que je n’avais pas fait – The Minds’ I écrit avec Daniel Dennett en 1981, Metamagical Themas (1985) et Fluid Concepts and Creative Analogies (1995), oeuvres précédentes de l’auteur, je ne me serais pas inquiété de son éventuelle conversion.

Certes, dans I am a Strange Loop, Douglas Hofstadter reste fidèle à sa façon d’inventer un vocabulaire et des exemples analogiques censés éclairés la pensée mais qui selon moi ne s’imposent pas et compliquent plutôt la lecture. De même, il agace un peu car il est manifestement très naïvement imbu de lui-même et de son moi, même s’il nous explique – j’y reviendrai- que le Moi est une hallucination. On ne peut pas ignorer en le lisant à quel point il a été précoce, découvrant la mathématique et la musique à l’âge ou les autres enfants lisent encore Tintin. Mais le lecteur lui pardonnera ces petits accès de vanité en considérant la sincérité qu’il met dans ses convictions altruistes et sa grande bonne volonté à s’ouvrir aux autres. Il est par exemple strictement végétarien, afin de respecter la vie des animaux susceptibles d‘héberger des états conscients, fut-ce de façon fugitive. De même, il connaît et aime l’Europe et les Européens, contrairement à beaucoup de ses compatriotes. Mais c’est surtout sa très grande culture, littéraire, musicale et scientifique que l’on admirera. Manifestement, aucune des avancées récentes des sciences dites de la complexité, allant de la physique quantique à la biologie et aux sciences cognitives, ne lui ont échappé.

I am a Strange Loop en bref

Ceci dit, venons en à l’essentiel du livre. Le message principal qu’il comporte est le refus de toute forme de dualisme, c’est-à-dire d’une idée selon laquelle (je cite p. 357) « au dessus ou à côté des entités physiques gouvernées par les lois physiques, existerait une Essence universelle, appelée « conscience » qui serait une propriété de l’univers invisible, non mesurable, non détectable, possédée par certaines entités et non par d’autres ». Il reconnaît que cette Essence, proche de ce que les religions occidentales nomment l’âme, est très séduisante. Elle est en accord avec nos perceptions quotidiennes, selon laquelle il faut distinguer entre l’animé et l’inanimé et, d’autre part, au sein du monde animé lui-même, entre le Moi et les Autres. Douglas Hofstadter remarque à juste titre que si ce Moi conscient est une émanation de la Conscience universelle, magiquement attribuée à chaque humain à sa naissance, il n’y a pas lieu de s’étonner que la conscience humaine puisse expliquer tant de mystères, Dieu se tenant derrière en renfort. Les recherches scientifiques visant à comprendre la conscience, le Moi et le monde lui-même en termes rationnels perdent tout intérêt.

Ce refus du dualisme n’est pas pour nous d’une grande originalité, même s’il doit être renouvelé devant les résurgences du spiritualisme dans les sciences et la volonté d’explique l’inconnu par de mystérieuses essences extra-matérielles renvoyant en fait aux descriptions archaïques du monde que proposent les Ecritures et autres traditions se prétendant sacrées. Mais le livre va plus loin. Il rappelle très clairement les hypothèses permettant de comprendre comment la conscience humaine, forme apparemment plus « évoluée » de celle déjà présente chez les animaux supérieurs, peut émerger chez les individus au fur et à mesure que se construit leur corps et leur cerveau. Le tout en interaction avec leur environnement physique, biologique et sociale. C’est à une présentation et à une discussion rapide de ces hypothèses que nous allons maintenant nous livrer.

Nous n’allons pas dans cet article faire une présentation du livre chapitre par chapitre. Elle serait trop longue et inutile. Les lecteurs intéressés par l’évolution de la pensée de Douglas Hofstadter doivent absolument se procurer l’ouvrage et l’étudier en détail. Nous n’allons pas non plus commenter les exemples de systèmes auto-réferrants donnés par l’auteur, notamment le trop long chapitre consacré à la controverse Gödel-Russel, gagnée comme on sait par Gödel dont le théorème éponyme est devenu un classique de la logique moderne. Ces exemples sont certes intéressants mais ils obscurcissent nous semble-t-il, plus qu’ils ne l’éclairent, la démonstration proposée par le livre. D’ailleurs Douglas Hofstadter s’en est rendu compte et il a donné, dans GEB comme dans ici, des exemples d’auto-références plus simples, accompagnés de la façon de s’extraire des cercles vicieux produits 1).

Nous allons par contre nous efforcer de dégager le fil essentiel de l’ouvrage, qui propose une argumentation très forte en faveur de l’explication matérialiste-évolutionnaire des phénomènes de conscience et de l’apparition du Moi. Cette argumentation est loin d’être originale, mais elle présente un caractère stimulant du fait des arguments et exemples nouveaux fournis par la réflexion personnelle de l’auteur. Elle ne convaincra sans doute pas les dualistes spiritualistes, mais elle renforcera dans leurs convictions, face aux offensives renouvelées de ces derniers, les monistes matérialistes pouvant se sentir ébranlés. Précisons d’emblée un point de vocabulaire. Dans cet article, nous traduirons le « I » anglais non pas par « Je » mais par « Moi ». On sait que « I » en anglais peut avoir les deux sens. Il faut donc selon le contexte distinguer le I sujet (I do) et le I objet (I is a self-referent symbol). En français, on peut plus facilement faire cette distinction, en utilisant le pronom Je pour représenter le sujet (Je fais ceci) et le mot Moi pour représenter l’objet (Dupont présente une hypertrophie du Moi).

La thèse de Douglas Hofstadter, sauf erreur d’interprétation, consiste à dire que l’évolution darwinienne des êtres vivants, se déroulant sur le mode hasard-nécessité, a fait apparaître, dans l’une de ses branches, des organismes dotés d’un système nerveux central. Si ces organismes ont survécu face à ceux, sans doute plus robustes, dépourvus de système nerveux centraux, c’est parce que le système nerveux central et notamment le cerveau associatif qui le couronne dans ses formes les plus achevées, leur ont rendu des services justifiant le maintien et le renforcement de la fonction cérébrale. Ceci est bien connu des biologistes évolutionnaires mais doit être rappelé.

Les services rendus par le cerveau

Quels sont les services rendus par le cerveau, ou si l’on préfère, quelles fonctions assure-t-il au bénéfice des organismes qui en dont dotés. On évoquera d’abord la coordination sensori-motrice générale. Le moustique, souvent cité par Douglas Hofstadter, dont le cerveau est très rudimentaire, en est parfaitement capable, tout au moins dans certaines limites. Cela lui a permis de survivre à travers les âges et lui promet aujourd’hui, avec la hausse des températures globales, un bel avenir.

La deuxième grande fonction permise par le cerveau consiste à mémoriser tous les évènements vécus par l’animal, de façon à ce qu’il puisse retrouver face à des situations actuelles celles des recettes ayant réussi dans des situations précédentes. On discute parfois les capacités de mémorisation, sous forme d’associations neuronales stables 2) du cerveau humain, doté de 100 milliards de neurones. Certains neuroscientifiques pensent que tout ce qu’a vécu l’individu, depuis le stade embryonnaire, est effectivement inscrit quelque part dans le système nerveux et pourrait être retrouvé. Le cerveau met donc à la disposition des animaux qui en sont dotés des banques d’histoires considérables, qui leur permettent de se rétrojecter plus ou moins automatiquement dans leur passé, c’est-à-dire de s’inscrire dans un temps historique (avec possibilité d’extrapolation vers un futur supposé). Il en est de même évidemment au niveau des groupes, dont les individus bénéficient, soit par la transmission génétique, soit par la transmission sociale, des acquis individuels conservés par l’évolution du fait des succès de survie qu’ils ont assurés.

La troisième grande fonction du cerveau consiste à globaliser et catégoriser ces millions ou milliards de « mémoires partielles », en les classant par catégories et en les désignant d’un terme spécifique. Il s’agit de proposer ce que l’on pourrait appeler des macro-instructions permettant l’accès à des classes de mémoires ou instructions élémentaires. Ce sont ces classes que Douglas Hofstadter désigne globalement du terme de « symbol », qu’elles soient ou non nommées par un terme spécifique dans le langage verbal. Pourquoi ce travail de regroupement, classification et symbolisation ?

Douglas Hofstadter insiste sur le fait (au demeurant bien connu) que tout ce qui concerne effectivement l’anatomie et la physiologie se situe au niveau cellulaire voire atomique. A ce niveau règne un déterminisme parfait, analogue au déterminisme grâce auquel l’interaction des molécules d’un gaz soumis à pression dans une enceinte provoque l’échauffement dudit gaz 3)  Mais à ce niveau, le cerveau associatif n’apporte pas de valeurs ajoutées spécifiques permettant d’améliorer les chances de survie de l’organisme. Tout se passe en dehors de son contrôle (sauf peut-être lorsque les neurones déclenchent la production de certains corps ayant un effet de régulateur global). Le cerveau ne perçoit et ne traite que les phénomènes macroscopiques de la vie courante. Seules donc l’intéressent les expériences concrètes vécues par le sujet quand il explore le monde par essais et erreurs. Ce sont les résultats de ces explorations que le cerveau associatif mémorise, classifie et s’efforce de retrouver en cas de besoin.

Pour pouvoir les retrouver rapidement, le cerveau doit procéder comme le fait un documentaliste quand il utilise des mots clefs généraux du type “Politique” “Economie”, “Sciences”. Ainsi le cerveau du chien, comme celui de l’homme, mémorisera plusieurs dizaines ou centaines de macro-catégories, telles que « tout ce qui est bon à manger » et « tout ce qui est susceptible de comporter une menace ». Dans tous les cas, il s’agit d’ensembles stables ou relativement stables de collections de souvenirs eux-mêmes constituées d’associations de neurones. Evidemment, il n’existe pas de documentaliste dans le cerveau qui classerait de façon rationnelle les souvenirs pour les retrouver au plus vite et de façon la plus pertinente possible face aux exigences de la compétition darwinienne. La définition des catégories, de leurs contenus, de leur ordre de préséance s’est faite au long des millénaires puis au long de la vie de l’animal, de sorte que ne sont conservées que les informations et les macro-catégories ayant le mieux contribué à la survie.

De même nul n’a décidé de donner des noms aux différentes catégories. Par la force des choses cependant, elles se sont trouvées “marquées” dans le cerveau, au cours de l’évolution, d’une façon permettant de les retrouver facilement. On ne connaît pas le détail des procédures assurant la recherche en mémoire des informations pertinentes. On sait par contre que lorsqu’un chien perçoit une odeur de nourriture, il se comporte différemment de ce qu’il fait quand il croît entendre un cambrioleur. Et ceci avec des temps de réponse courts. On peut donc penser que la perception sensorielle primaire active non seulement des réflexes primaires mais des souvenirs personnels à l’animal, lesquels entre en compétition dans ce que l’on appelle encore l’espace de travail conscient pour piloter le comportement en sortie le plus approprié. On pourrait ajouter que tout ce qui est décrit ici relève de la conscience primaire, présente chez l’homme et chez sans doute la plupart des animaux dotés de système nerveux central. Elle est d’ores et déjà observable également chez des robots équipés de systèmes suffisamment performants de capteurs et d’effecteurs 4).

Une quatrième fonction du cerveau n’est accessible qu’aux organismes dotés d’une complexité suffisante (certains animaux dits supérieurs et bien évidemment l’homme). Elle se traduit par l’apparition de la conscience de soi ou conscience dite supérieure. Elle repose sur la capacité qu’à le cerveau d’observer une partie de son fonctionnement et du fonctionnement des organes relevant de la commande volontaire. Douglas Hofstadter consacre de longs développements aux boucles physiques de récursion fréquentes dans les machines modernes (par exemple la caméra qui filme l’écran sur lequel apparaît ce qu’elle filme). Les boucles biologiques de récursion sont innombrables et bien plus complexes. (sécrétion d’une hormone suscitant l’appétit en cas de baisse du niveau de sucre détecté dans le sang, par exemple). Douglas Hofstadter ne les étudie guère et c’est dommage, car ces mécanismes bien décrits par notre ami le médecin physiologiste intégrateur Gilbert Chauvet, permettraient aussi d’expliquer comment certains neurones ou groupes de neurones en sont venus à s’observer au moment où ils observaient les autres ensembles neuronaux s’activant à l’appel des sollicitations extérieures.

Diverses hypothèses sont actuellement suggérées pour décrire les mécanismes neurologiques permettant à certaines parties du cerveau de s’activer à l’occasion de l’activité d’autres parties du cerveau, ainsi que les conséquences pouvant en résulter sur l’activité globale ou finale du cerveau et du corps lui-même. On a évoqué l’existence de neurones miroirs. Mais peu importe pour ce qui nous concerne. Quel que soit le mécanisme d’auto-observation ou de récurrence au sein du cerveau, on peut sans risque faire l’hypothèse que ce mécanisme existe bien, puisque les résultats de son activité se constatent en permanence. C’est lui que Douglas Hofstadter désigne du terme (lui-même étrange), de boucle étrange (strange loop) et dont l’importance est primordiale dans l’étude du Moi dit conscient puisque c’est lui qui fonde ce dernier. La boucle produit un résultat. Elle modifie, sous l’influence du macro-concept Moi, l’entité neurologique observée, d’une façon complexe, imprévisible mais certaine. C’est en ce sens que l’on peut parler des effets moteurs de la conscience (ou de la prise de conscience, pour parler comme les psychanalystes). D’une façon générale, de nouveaux éléments de complexité ou de variabilité sont apportés dans le cadre de boucles antérieurement fermées sur elles-mêmes. Le comportement global du sujet s’en trouve nécessairement influencé. Ceci est particulièrement vrai lorsque la prise de conscience s’organise autour des macro-informations représentant dans le cerveau l’expérience globale et historique du sujet, autrement dit autour du concept de Moi.

Comment ceci peut-il se faire ? Nous avons vu qu’un animal, même lorsqu’il n’est pas capable de conscience supérieure, utilise les macro-instructions ou macro-catégories correspondant à des situations mémorisées du fait de leur importance pour la survie. Il sait sans difficulté retrouver tout ce qui concerne sa nourriture, les partenaires sexuels, les prédateurs. Mais il le fait sans classer toutes ces informations dans la macro-catégorie de « Tout ce qui concerne mon organisme face à la faim, aux besoins de reproduction, aux prédateurs ». Pour un humain au contraire, la complexité de son cortex associatif lui a permis de constater que l’essentiel des informations mémorisées dans son cerveau avaient trait à la survie de son organisme. Par ailleurs, il avait déjà, disposant du langage, donné des noms aux macro-catégories essentielles à sa survie : nourriture, partenaire sexuel, prédateur. Il était donc tout à fait normal qu’un nom émerge pour représenter l’organisme global en lutte pour sa survie dans le vaste monde. Ce fut le Moi, c’est-à-dire l’entité symbolique globale ou macro-macro-catégorie qui donnait leur sens aux macro-catégories de niveau inférieur

Mais dès ce moment, du fait des phénomènes d’emballement qui peuvent affecter les boucles récursives, bien décrits par Douglas Hofstadter, le concept de Moi allait jouer un rôle de plus en plus important, en permettant de réorganiser de façon plus systématique et plus performantes toutes les connaissances acquises expérimentalement par l’espèce et l’individu. Comme cette réorganisation entraînait des conséquences favorables à la survie de l’individu et de l’espèce, elle ne pouvait que se poursuivre sans limites autres que de fait. Le Moi s’est donc développé, au-delà parfois du raisonnable. Pour les mêmes raisons, comme il devenait associé à toutes les décisions que prenait de fait l’individu, en réponse aux déterminismes d’ailleurs complexes qui le conditionnaient, le sujet a eu tendance à penser que c’était le Moi qui décidait, et qui plus est, qu’il décidait librement.

La cinquième fonction du cerveau, qui semble comme la précédente réservée aux humains, est simplement évoquée par Douglas Hofstadter (alors qu’à notre avis elle est excessivement importante). Il s’agit de la capacité d’halluciner le contenu du Moi. Pour notre auteur, comme pour d’ailleurs de nombreux cogniticiens, le Moi, au moins dans ses principales dimensions, est le produit d’une hallucination. Mais qu’est-ce qu’une hallucination ? On associe ce terme à la propriété qu’ont certains cerveaux ayant perdu le sens du réel de générer des images ou des personnages que le sujet halluciné considère comme existant véritablement. A ce niveau, c’est un dysfonctionnement pouvant entraîner la mort. D’une façon beaucoup plus générale et inoffensive, voire utile, le cerveau peut, quant il organise les informations sensorielles afin de construire des images du « réel » qui l’entoure, projeter dans ce réel reconstruit des propriétés qui n’existent que pour lui et qui n’intéresseraient pas nécessairement d’autres sujets – à l’exception de ceux qui partageraient la même hallucination. Ainsi je peux « halluciner » autour de représentations du chef de l’Etat, de l’être aimé, de ma voiture, de la pollution, de la crise mondiale, de Dieu ou de tous autres objets ou catégories que je suis conduit à découper de facto dans le monde, au cours de mon existence quotidienne.

Les animaux, même supérieurs, à moins de les droguer, ne semblent pas capables de telles hallucinations. Un chien ressent son maître tel qu’il se manifeste effectivement à lui et non tel qu’il pourrait l’imaginer dans une sorte de délire exalté. Chez l’homme au contraire, cette faculté d’hallucination, projetée sur ce qui l’entoure, est à la source de tous les mythes, de tous les dépassements, de toutes les folies. Elle a sans doute été sélectionnée par l’évolution parce qu’elle était utile. Le concept de Moi n’y échappe évidemment pas. Lorsque le sujet se comporte de façon non hallucinatoire, il prend les décisions qui lui imposent les circonstances, analogues à celles que prendrait un animal dans une situation semblable (par exemple traverser une rue en regardant à gauche et à droite, ce que les animaux familiers savent faire). Lorsqu’il est sous l’emprise d’une image halluciné de son Moi, il peut faire n’importe quel exploit, tel arrêter à lui tout seul une colonne blindée…ou n’importe quelle folie, telle que se précipiter sous un autobus.

Le Moi de Douglas Hofstadter face au Moi des spiritualistes

On voit alors que le Moi ainsi défini 6) présente différents caractères qui en font l’antinomie de ce que les spiritualistes appellent le Moi conscient et libre, propriété qui est pour eux conférée aux hommes par Dieu pour les distinguer des animaux et plus généralement de la matière ?

Le Moi est une propriété partagée par les individus de nombreuses espèces vivantes. Mais elle présente une intensité différente selon les espèces et au sein des espèces, selon l’âge et les modes de vie. Douglas Hofstadter classe les espèces selon leur aptitude à la conscience. L’homme est au sommet, les virus et microbes à la base. On remarquera qu’il n’y fait pas encore entrer les robots fussent-ils réputés conscients. Mais cela ne saurait tarder, compte-tenu de la définition qu’il se donne des conditions permettant l’émergence du Moi.

Le Moi se construit progressivement, chez chaque individu au sein de chaque espèce, en fonction des expériences vécues et mémorisées par les individus. Autrement dit, on ne naît pas conscient, on le devient.

Le Moi n’est évidemment pas immortel. Il est lié au corps et au cerveau de la personne et disparaît avec ceux-ci.

Le Moi peut cependant être partagé. Ceci s’explique très simplement. Il est partagé entre personnes ayant eu des expériences communes et ayant appris à réagir de façon corrélée. Mais, même dans l’amour né d’une longue vie commune, le Moi de l’autre, que je peux comprendre et héberger, n’est jamais qu’une version réduite du Moi de cet autre. Il s’éteint progressivement avec la séparation. De la même façon, je ne peux pas espérer que mon Moi puisse survivre longtemps chez les autres, aussi nombreux soient ceux que notre exemple ou notre fréquentation ont inspiré 7).

Plus généralement, Douglas Hofstadter considère que notre Moi héberge une grande quantité de consciences partielles, inspirées de celles de tous les êtres, ouvrages et évènements qui nous ont marqués. L’idée est assez banale. Nous sommes en permanence influencés par d’autres, dont nous adoptons, partiellement et/ou momentanément, les façons de faire et les idées. On pourrait dire aussi, en adoptant l’approche mémétique, que nous sommes constamment envahis par des mèmes produits par l’activité, éventuellement halluciné, du moi des autres .

Le Moi n’est pas libre. Il est déterminé, mais les modalités de ce déterminisme n’apparaissent pas clairement à l’observation, car les causes en sont complexes et enchevêtrées. De plus, chacun perçoit, de façon évidemment erronée, qu’il est libre de prendre telle ou telle décision 9). Douglas Hofstadter exécute en quelques lignes, et de façon bien réjouissante, l’hypothèse chrétienne du libre-arbitre. L’illusion d’être libre et responsable fait partie des modes hallucinatoires par lesquels le concept de Moi dynamise le sujet conscient – tout en renforçant son influence sur lui.

Le Moi, et plus généralement la conscience, sont stirctement liés à un corps, à un cerveau et donc à un individu. Il n’y a pas de conscience cosmisque ni, bien évidemment, de divinités qui en seraient la quintessence. Là encore, Douglas Hofstadter exécute en quelques mots les pratiques propagées, notamment aux Etats-Unis, par les adeptes des religions et philosophies contemplatives. Ce n’est pas, dit-il, en s’enfermant sur soi afin d’évacuer toutes les informations venant du monde extérieur et de sa propre individualité que l’on peut retrouver une quelconque spiritualité cosmique. On se transforme simplement en cadavre avant la lettre.

On peut cependant parler de Moi collectif, émergeant au sein des groupes. Mais cela n’est pas en contradiction avec ce qui précède, car ces Moi(s) collectifs sont produits par la collaboration de Moi(s) individuels 10) .

Conclusion

Nous pourrions pour terminer cette analyse retenir la conclusion de Douglas Hofstadter. La façon de voir le monde et la conscience qu’il nous propose (et qui plus généralement inspire la science matérialiste) ne doit pas être source de désespoir ou de désenchantement. Elle apporte, nous dit-il dans la dernière page de son livre, une façon plus subtile et plus profonde de comprendre ce que c’est que d’être humain « a deeper and subtler vision of what it is to be human ». Nous pourrions dire la même chose de la description du cosmos que donne la science matérialiste moderne : une façon plus subtile et plus profonde de comprendre ce qu’est l’univers, au regard des descriptions simplistes et aliénantes qu’en donnent les religions.


Notes
1) Le barbier du village qui rase tous les habitants qui ne se rasent pas eux-mêmes.
2) Jean-Pierre Changeux parlait d’ « objets mentaux » dans son livre fondateur « L’homme neuronal (1983)
3) Douglas Hofstadter n’évoque pas l’indéterminisme quantique supposé régner au niveau subatomique, sans doute parce que l’indéterminisme quantique, à notre niveau, se traduit toujours par un déterminisme global, de type statistique probabiliste, analogue au déterminisme statistique qui permet de prévoir l’évolution des grands ensembles : molécules, foules, etc.
4) Curieusement, Douglas Hofstadter ne fait pas la distinction, pourtant courante, entre conscience primaire et conscience supérieure, cette dernière se caractérisant par la prise en compte d’une représentation du Moi.
5) Parler de neurones miroirs n’est pas très explicite en termes évolutionnaires. On peut certes admettre que certains neurones aient acquis (par hasard) l’aptitude de s’activer en miroir dans certaines circonstances, mais il a fallu des pressions de sélection considérables pour qu’ils deviennent, que ce soient eux ou que ce soient des assemblées analogues de neurones, les supports des comportements générant le concept de Moi. L’apparition du langage, ayant conduit les hominiens à dénommer de façon codée des évènements saillants indispensables à leur survie, a du jouer à cet égard un rôle essentiel. On sait que des primates peuvent se reconnaître épisodiquement dans un miroir, mais ils n’ont pas la possibilité de nommer leur image, même s’ils savent par ailleurs répondre au nom de baptême qu’ils ont reçus. S’ils ne sont pas incités à nommer leur image, pour l’utiliser, c’est que cela ne leur apporterait aucun avantage immédiat, leurs besoins essentiels étant satisfaits par ailleurs. Il n’en fut pas de même sans doute chez les hominiens primitifs. Observant un de leurs semblables inventer un geste vital, ils ont été poussés à imputer ce geste à l’individu précis qui le pratiquait et à s’imaginer dans le rôle de ce dernier. D’où l’émergence du concept de Toi, qui a sans doute préfiguré celui de Moi. En accomplissant à leur tour ce même geste, par imitation, ils ont du même coup rendu utile le concept de Moi, capable de copier ce que faisait le Toi. Nous nous livrons ici à des suppositions mais c’est dans l’intention de fournir des analogies, dont on sait que Douglas Hofstadter apprécie beaucoup le caractère pédagogique. Notons à cette occasion que notre auteur n’a pas fait, sauf erreur, d’allusions au Toi comme précurseur possible du Moi.
6) Le Moi ou la conscience individuelle. Douglas Hofstadter emploie aussi volontiers le terme d’âme (soul) mais sans y mettre d’intention mystique. C’est seulement parce qu’il est un grand sentimental
7) Douglas Hofstadter consacre de longs développements à l’expérience de pensée consistant à se demander ce que deviendrait le Moi d’une personne entièrement téléportée dans un double. Nous pensons que la question ne se pose pas. Dès que les deux consciences seraient incorporées dans des corps différents, et comme ceux-ci, par la force des choses, vivraient des expériences différentes, chaque Moi se développerait de façon différente et n’auraient donc plus conscience d’être les mêmes. On retrouve des situations un peu analogues dans les cas cliniques de « split brain ».
8) Observons que Douglas Hofstadter ne semble pas porter grand intérêt à la mémétique, bien que celle-ci puisse expliquer plus facilement qu’il ne le fait lui-même les contagions entre contenus mentaux qui se produisent au sein des groupes.
9) Cette perception est renforcée par les rêves, qui semblent tous, sauf erreur, s’organiser autour d’une image halluciné du Moi. Dans les rêves, le Moi est omnipotent ou, tout au moins, dégagé des contraintes de l’immersion dans un monde étranger. Beaucoup de personnes transportent dans la vie éveillée des empreintes de leur Moi onirique halluciné.
10) Il faudrait en fait, pour être complet, reprendre la question de la formation des contenus cognitifs collectifs, au sein des groupes sociaux animaux et humains. Les contenus de la science en font partie. Ils génèrent sans aucun doute le concept de Nous, qui s’implante dans les cerveaux individuels et modifie leur activité. Mais ceci nous entraînerait trop loin, car Douglas Hofstadter n’a pas directement traité cette question.

publié par JP Baquiast dans: philoscience

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