Le blog d'éconoclaste

Statistiques de contrefaçon : la grande arnaque
Alexandre Delaigue | mardi 5 février 2008 | 16:12 | EcoBlabla | # 1172 | rss | PDF

Encore plus forts que Jérôme Kerviel, voici les contrefacteurs : d'après la Tribune d'aujourd'hui, la fraude mondiale à la propriété intellectuelle coûte à l'économie mondiale près de 440 milliards d'euros (ce chiffre est également cité dans le Figaro Economie du jour). A l'appui de ce chiffre, est citée une étude de Kroll, "un des grands de l'investigation financière" le global fraud report. Cela représenterait entre 5 et 7% du commerce mondial, et serait en croissance rapide (une multiplication par 10 entre 1998 et 2004, soit une augmentation annuelle de près de 50%).

J'espère que vous êtes déjà impressionnés de savoir que la contrefaçon présente une ampleur pareille, supérieure au PIB de 150 états; le rapport nous apprend en plus, pour ne rien arranger, que ladite contrefaçon nous menace de mort innombrables, des incendies, des victimes de médicaments contrefaits; Comme par dessus le marché ce trafic nourrit Al Quaeda, il ne manque presque plus rien au bestiaire des peurs primales de notre temps : le commerce, le trafic, le terrorisme, l'empoisonnement, que demander de plus?

Bienvenue dans l'une des plus grandes arnaques statistiques de notre époque : le poids de la contrefaçon dans l'économie mondiale.

Déjà, aller consulter le très pompeusement nommé "global fraud report" pour trouver que tout cela n'a pas l'air très sérieux. tout d'abord, il comporte 16 pages, ce qui est étonnamment court; surtout, les statistiques ne sont que quelques chiffres que l'on trouve dans l'introduction du rapport; les 15 autres pages ne sont qu'une vaste publicité pour les services de l'auteur de l'étude, le cabinet Kroll. Les chiffres ne semblent là que pour appâter le chaland, faire comprendre aux entreprises destinataires qu'elles doivent impérativement se protéger contre la contrefaçon, et ça tombe bien, Kroll est spécialisé là-dedans.

Les chiffres en eux-mêmes sont bien étranges : il semble que les contrefacteurs aient un goût prononcé pour les chiffres ronds, tout particulièrement pour les multiples de 10. Les douanes de l'Union Européenne annoncent une augmentation de 1000% de la contrefaçon, ; on estime que les vêtements contrefaits représentent 20% des achats de vêtements en Italie; que 10% des médicaments vendus dans le monde sont contrefaits, d'après l'OMS, et 50% des médicaments vendus sur internet; ces chiffres puent l'estimation au doigt mouillé.

Surtout, ils sont contradictoires. Ainsi, on nous indique que l'OCDE considère que la contrefaçon représente "entre 5 et 7% du commerce mondial" en 2005; ce chiffre n'est pas différent de l'estimation de l'OCDE de la part de la contrefaçon dans le commerce mondial en 1998. Mais il est impossible de réconcilier cela avec l'autre chiffre des douanes européennes, selon lequel celles-ci ont augmenté de 1000% dans la période; cela supposerait que le commerce mondial et la contrefaçon ont augmenté au même rythme de près de 50% par an. Or si le commerce mondial progresse plus vite que la croissance économique, il ne progresse certainement pas à une telle allure. Il y a donc au moins un de ces deux chiffres qui est faux.

Et en fait, les deux sont faux. Felix Salmon a largement étudié les données mondiales sur la contrefaçon et la façon dont elles sont établies, pour constater qu'elles sont systématiquement grossièrement exagérées. On se reportera à cet article, puis à celui-là pour avoir la version longue, mais voici quelques éléments qui permettent de le comprendre.

Tout d'abord, les statistiques des douanes sont énormément gonflées. Elles sont fondées sur les saisies de biens contrefaits, sans prendre en compte l'évolution des contrôles effectués : ainsi, si les douanes mènent plus d'opérations contre la contrefaçon, il y aura plus de saisies, et on pourra dire que la contrefaçon "augmente". Surtout, les biens contrefaits sont évalués à un niveau supérieur à la valeur marchande des biens d'origine : un DVD contrefait se trouve ainsi évalué aux alentours de 40 euros, et une fausse Rolex au prix d'une montre originale de la marque. Ce qui est parfaitement ridicule : personne ne va acheter un DVD contrefait, ou une fausse Rolex, alors qu'il peut avoir l'original au même prix, voire à un prix inférieur!

Il faut noter par ailleurs que cela aboutit à une surévaluation considérable du coût de la contrefaçon pour les entreprises concernées, en faisant comme si toute contrefaçon était une vente d'original perdue. Vous avez peut-être déjà vu des gens affublés d'une casquette portant le monogramme Louis Vuitton; il faut savoir que toutes ces casquettes sont contrefaites, la marque n'a jamais conçu de casquette. On voit donc mal comment les acheteurs auraient pu acheter un original... On peut penser que la marque subit un préjudice avec son monogramme galvaudé; mais on peut tout aussi bien considérer que cela lui fait une publicité gratuite. Au total, il y a peut-être préjudice, mais celui-ci est certainement mineur, et largement inférieur au prix des biens d'origine.

Les évaluations de l'OCDE sont elles aussi absurdes. Tout d'abord, personne ne sait exactement d'où vient l'estimation selon laquelle la contrefaçon représente "entre 5 et 7% du commerce mondial". Ce chiffre semble être apparu par enchantement, mais il est parfaitement impossible de savoir qui l'a déterminé pour la première fois, et ou il l'a trouvé. Tous les documents, lorsqu'ils abordent ce chiffre, adoptent la voie passive : "on estime que la contrefaçon représente 5 à 7% du commerce". Et lorsqu'on veut savoir qui est le "on" et comment il a fait, on ne trouve aucune référence, à part des documents qui se citent mutuellement (la chambre de commerce internationale cite l'OCDE pour justifier son chiffre, et l'OCDE cite... la chambre de commerce internationale!).

L'OCDE a bien essayé d'estimer la part de la contrefaçon dans le commerce, à partir des données des saisies des douanes. On se reportera encore à Salmon pour admirer le chef d'œuvre que représente cette estimation. Tout d'abord, on prend un pays dans lequel il y a beaucoup de contrefaçon (l'Afrique du Sud). Sur la base des saisies des douanes, on trouve un chiffre qui tourne autour d'une part de 0.5% des importations pour les produits contrefaits. Hélas, ce n'est pas assez; donc, sans le justifier, le chiffre est d'abord multiplié par 10, puis doublé, pour trouver une proportion de l'ordre de 5-10%. Et ensuite, on applique ce chiffre à la totalité du commerce mondial, sans prendre en compte les différences entre pays. On agrémente cela de données estimées fournies par les industries concernées (on demande donc au secteur textile, qui a un intérêt bien compris à exagérer la chose, d'estimer la part de la contrefaçon, puis on l'applique à toute une série d'autres secteurs...), de taux de croissance de la contrefaçon que personne ne connaît, et hop, on obtient le résultat voulu. En somme, on part du résultat - la contrefaçon représente environ 5¨% du commerce - pour arriver au résultat.

La réalité, c'est que personne ne sait quelle est la part de la contrefaçon dans le commerce mondial, mais qu'à chaque fois qu'on veut la mesurer de façon sérieuse, on se retrouve avec des ordres de grandeur 10 fois plus petits que les chiffres placardés dans la presse.

Pourquoi ces chiffres mensongers continuent-ils de circuler? C'est que personne n'a intérêt à la révélation de la vérité. Les administrations douanières ont tout intérêt à exagérer grossièrement le poids de la contrefaçon, qui leur donne une raison de continuer d'exister à une époque ou le commerce fait l'objet de plus en plus d'accords de libre-échange. Les entreprises des secteurs considérés ont tout intérêt à exagérer le préjudice qu'elles subissent, afin de pousser les pouvoirs publics à les soutenir. Les marchands de services "d'intelligence économique" comme Kroll ont tout intérêt à exagérer la menace, voire à y ajouter des risques d'incendies, de morts de maladie, Al Qaeda, voire les invasions des martiens, pour inciter les entreprises à acheter leur "expertise" vendue au prix fort. Les journalistes ont tout intérêt à reproduire ces fariboles sans se livrer aux plus élémentaires vérifications : cela leur permet d'écrire rapidement une bonne histoire, avec des gros chiffres, qui captera l'œil du lecteur et du rédacteur en chef.

Et l'OCDE? Il faut savoir que tous les documents que celle-ci publie sont soumis à l'accord unanime des gouvernements des pays membres, eux-mêmes très soucieux sur ce sujet de satisfaire leurs services douaniers et les lobbys industriels. Un papier qui affirmerait que la contrefaçon est beaucoup moins importante qu'on ne le croit a toutes les chances de faire l'objet d'un veto, le plus souvent français ou américain. C'est ce qui donne le prodige d'hypocrisie dénoncé par Salmon : d'abord, on publie le vrai chiffre, et ensuite, on consacre des pages à le maquiller pour que le papier soit accepté par les pays membres. La vie des chercheurs à l'OCDE n'est pas toujours facile.

Le résultat est en tout cas assez pathétique. Il y a un chiffre dont personne ne sait d'où il sort, que tout le monde cite, et qui est totalement faux. Comme personne n'a intérêt à révéler la vérité, le mensonge subsiste; des entreprises achètent des services d'intelligence dont elles n'ont pas besoin, des lobbys industriels obtiennent des gouvernements des aides indues, dont les bénéfices sont inexistants; et de temps en temps, quelques articles de journaux remettent trois pièces dans le Juke-box. Peut-être qu'un jour, on trouvera un journaliste économique qui fera son travail plutôt que de recopier des publi-reportages au service de marchands de fumée, et la vérité sera enfin connue; on peut toujours espérer.