Le député des Hauts-de-Seine, M. Frédéric Lefebvre, mérite d’être écouté. Ce porte-parole de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) communique l’essentiel de la réflexion de la majorité sur le thème des médias. Sa charge contre l’Agence France-Presse (AFP), coupable à ses yeux de ne pas relayer la condamnation de Mme Ségolène Royal dans une affaire de droit du travail, en dit long sur la perception par le pouvoir de l’influence des nouveaux médias. A l’écouter, l’AFP pose problème quand elle ne répercute pas la communication de son parti. Non pas tant en raison de l’importance de cette agence auprès des médias installés que de sa capacité à nourrir en contenus les grands portails Internet. « L’AFP donne la ligne éditoriale à Yahoo, à Orange, parce que ce sont eux qui donnent l’information à tous les Français qui vont sur Internet », estime M. Lefebvre (1).
Les portails de Yahoo, Orange ou Google comptent en effet parmi les sites d’information les plus consultés en France avec ceux du Monde ou du Figaro. Particularité de ces acteurs nés sur Internet ou venus des télécommunications : ils agrègent des contenus en provenance d’autres sites d’information et des dépêches d’agences de presse, là où les médias traditionnels mobilisent des rédactions dédiées à leur production en ligne. Comme tels, ces nouveaux supports n’ont donc pas à proprement parler de ligne éditoriale. Depuis début juin, le site Orange.fr, consulté par quinze millions six cent mille visiteurs chaque mois, s’en remet aux journalistes du Figaro, propriété du sénateur UMP Serge Dassault, pour animer une interview politique quotidienne, ou à Radio Classique, propriété de M. Bernard Arnault, pour alimenter son espace en entretiens avec des patrons ou des acteurs de l’économie. La page d’accueil du portail, qui fait miroiter des informations sur les services, les sports ou les loisirs, délègue à l’AFP sa partie « actualités », où les internautes sont invités à réagir à travers des forums.
Fort du chiffre d’affaires de sa puissante maison mère France Télécom (54 milliards d’euros), Orange se positionne de plus en plus comme un média à part entière. Le groupe a acquis une partie des droits de retransmission du championnat de France de football ; il s’est offert la rediffusion des films de la Gaumont, de la Warner ainsi que des séries du réseau américain Home Box Office (HBO) : autant d’accords qui lui permettront d’abreuver une offre de six chaînes consacrées au cinéma et aux séries télévisées dès cet automne. Depuis le 2 juillet, il distribue en outre un bouquet d’une soixantaine de télévisions par satellite qui rivalise avec Canalsat, édité par le groupe Canal+.
L’arrivée de ce nouveau mastodonte, qui entend se financer par la publicité tout en bénéficiant de la manne d’abonnés à son offre de services « triple play » (Internet-téléphone-télévision), illustre la transformation des moyens d’information à l’ère numérique. Car c’est en reprenant le modèle de l’agrégation de contenus les plus divers vers une multiplicité de supports que les médias traditionnels escomptent trouver leur salut. Sous la direction de M. Jean-Claude Dassier, son nouveau directeur de l’information, le groupe TF1 engage ainsi un rapprochement entre les rédactions de TF1, de La Chaîne info (LCI) et du site LCI.fr afin de fournir en images et en productions une plate-forme unique tournée vers tous les canaux. Le groupe Lagardère crée l’entité Lagardère News, décrite comme une « nouvelle fabrique de l’information » commune à l’ensemble de ses rédactions et de ses sites. Les sociétés de journalistes des médias de Lagardère (Europe 1, Paris Match, Journal du dimanche, Elle) pointent déjà le « risque de dilution de l’identité de chaque titre » au nom d’un meilleur rendement et au détriment de la qualité (2).
Légitimée par l’obligation de réaliser des économies d’échelle à l’heure où le boom des recettes publicitaires sur Internet ne compense pas encore la perte de revenus sur les supports traditionnels, l’agrégation de contenus, notamment vidéo, génère assurément la plus forte audience. Mais à quel prix ? A l’approche des états généraux de la presse, annoncés pour l’automne par Mme Christine Albanel, un nouveau modèle de journaliste semble se mettre en place. Le professionnel de l’information se mue en travailleur « multisupports » et « multitâches » (3). Sur papier comme sur écran, au micro ou à la caméra, il « fournit du contenu », une palette de « produits » dont une partie croissante est accessible gratuitement. On le sollicite aussi pour stimuler, enrichir et parfois vérifier le flux de contributions produites sur le site Internet par les internautes.
Dans un avenir proche, maîtriser une caméra numérique, utiliser les outils de montage vidéo, animer un plateau de débat télévisé, tout cela comptera davantage que la connaissance approfondie de certains domaines ou l’aptitude à réaliser des enquêtes. De nombreuses rédactions demandent déjà à leurs journalistes de contribuer au site en apportant sons, vidéos ou informations exclusives en échange d’un forfait modique (de 48 à 68 euros mensuels au Parisien-Aujourd’hui en France), voire à titre gracieux (comme à Ouest-France).
Faire savoir ce qui se sait
Une nouvelle étape de l’exercice du métier de journaliste serait-elle franchie ? Il s’agirait de fonder avec l’usager des médias une relation revigorée par la prise en compte d’une parole trop longtemps ignorée. A la vision verticale d’une voix d’autorité délivrant son savoir depuis un accès quasi privatif aux sources (agences de presse, institutions) se substituerait un « journalisme de conversation », comme l’explique Pascal Riché, rédacteur en chef du site d’information en ligne Rue89, qui s’épanouit dans l’« échange horizontal, ouvert, interactif et itératif » avec le lecteur (4). Si un tel dispositif peut paraître viable pour les nouveaux acteurs de la Toile, il n’en demeure pas moins lourd de contraintes inédites dans les médias traditionnels. Le risque tient d’abord au creusement d’un fossé entre des journalistes-orchestres, aptes à jouer la partition des technologies nouvelles, et des professionnels (rares) plus aguerris à la recherche et à la vérification des faits qu’aux moyens de les accommoder.
Sans doute ce tournant numérique est-il indispensable à la survie des médias « historiques ». Mais, comme dans le journalisme traditionnel, les effets induits par la recherche de l’audience maximale sont nombreux et pervers. En devenant à leur tour des agrégateurs d’images et des diffuseurs de rumeurs — comme l’annonce prématurée par M. Jean-Pierre Elkabbach de la mort de l’animateur de télévision Pascal Sevran sur le site d’Europe 1 —, les médias cèdent à ce que M. Elkabbach lui-même, aujourd’hui patron de Lagardère News, appelait la « dictature de l’émotion » et l’« immédiateté de l’apparence ». La raison en est simple : la plupart des sites d’information redoutent de perdre l’audience de ce qui fait « buzz (5) » et engendre donc une fréquentation monnayable. La presse devient de la sorte le principal moteur de la « vedettarisation-vulgarisation » du politique, tendance qu’elle dénonce simultanément.
Les travers du journalisme en ligne apporteur d’audience se mesurent aussi à l’aune d’une dérégulation totale du métier. Noyé dans le flot incessant des nouvelles, le professionnel recruté pour son hyperréactivité sur la Toile joue au serpent qui se mord la queue : il fait savoir ce qui se sait, montre ce qui se voit, réagit à ce qui génère des réactions. Comme l’atteste le défilé ininterrompu de nouvelles plus ou moins anecdotiques et de vidéos sur le site Lepost.fr, édité par Le Monde, la hiérarchie de l’information n’a plus cours dans un cybermonde où prime la dernière livraison inédite. « Qu’est-ce qui importe dans ce flux mécanique ? » : telle est sans doute la dernière question que le journaliste de l’ère numérique est invité à se poser. Le discours patronal chante pourtant les vertus d’un métier régénéré par son aptitude à trier et à mettre des « contenus » divers sur les rails. Sans doute plus à la façon d’un chef de gare que d’un conducteur de locomotive. Le train de l’Internet n’attend pas, mais nul ne sait où il va.
Cependant, le journalisme pour ordinateurs a aussi vu l’éclosion de sites indépendants qui ont joué leur rôle dans la contre-campagne sur le référendum européen de 2005. Il a permis l’apparition de canaux d’information et de réflexion alternatifs à la pensée dominante qui tranchent avec les règles de la connivence et de l’asservissement aux pouvoirs capitalistiques, politiques et économiques. La crise du journalisme de marché, son déclassement dans l’opinion publique sont en bonne partie imputables à l’émergence d’une parole libre et critique sur Internet. Une telle émancipation sera-t-elle de nature à rejaillir sur les sites des grands médias et à encourager l’impertinence de leurs journalistes ? On peut en douter tant le cadre d’expression défini par l’actionnaire est étroit.
Les propriétaires misent en effet sur l’accumulation d’audience à travers des sites de médias gavés d’espaces vidéo qui se prévalent d’inventer une « nouvelle écriture journalistique ». En réalité, il s’agit surtout de satisfaire la demande en contenus multimédias d’ordinateurs reliés à des réseaux à haut débit obéissant à des logiques de télécommunications. Un tel paramétrage des sites, souvent conçu par des directions informatiques, détourne d’autant plus facilement du journalisme que l’économie de la presse incite à la réduction des coûts. Tel est le prix à payer tant que les recettes publicitaires sur le Net ne contrebalancent pas la chute des revenus du papier.
A la compression numérique correspond une compression journalistique : en mai 2007, le groupe Hearst annonçait la suppression d’une centaine de postes de journalistes au San Francisco Chronicle pour lancer six mois plus tard un service de vidéos financé par la publicité sur le site du journal. « Ceux qui doivent partir sont des journalistes extrêmement compétents qui se consacrent à la recherche et à la couverture de la vérité, en toute indépendance et sans peur ni parti pris », note Neil Henry, enseignant en journalisme de l’université de Berkeley. Les coupes se sont multipliées dans les rédactions des quotidiens américains : deux cents rédacteurs licenciés au Mercury News de San Jose, cent au New York Times, cent à l’Union Tribune de San Diego. Depuis l’an 2000, la rédaction du Los Angeles Times est passée de mille deux cents à sept cents personnes. Aux journalistes, les patrons de presse préfèrent désormais les apporteurs d’audience participative. L’industrie de la robinetterie à commentaires a de beaux jours devant elle.