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Car tous absolument tous les débats qu'a suscités cette nouvelle forme de partage de la musique ne se sont focalisés que sur les problèmes juridiques qu'elle soulève : droit d'auteur, propriété intellectuelle, piratage ou "téléchargement légal". Emblème d'une victoire de la raison économique, le MP3 était la technologie idéale pour oublier tous les autres problèmes esthétiques, techniques et sanitaires que cette nouveauté posait pourtant. Et qui continuent de se poser. Voici pourquoi et comment.
CULTE DU "BEAU SON"
L'homme qui parle dans ce café du 9e arrondissement de Paris n'est
pas un passéiste crispé sur le bon vieux temps. Amateur éclairé de chansons
françaises, animateur de la belle petite revue Je chante, Raoul Bellaïche ne
peut réfréner une certaine nostalgie : "Je me souviens bien de cette période
où la hi-fi coûtait assez cher mais où le grand public était prêt à des
sacrifices financiers pour un bon équipement. Et puis tout a basculé en cinq ou
six ans. Très peu de gens ont noté que l'arrivée du MP3 marque la première fois
qu'un retour en arrière est présenté comme un progrès. Tout le monde s'est
habitué, y compris moi, parce que c'est très pratique."
Pratique : le mot est lâché. Evidemment, avant, c'était moins pratique : le
culte de la hi-fi et du "beau son", partagé par un grand nombre d'auditeurs
mélomanes ou pas, supposait l'acquisition d'un matériel souvent volumineux et
les sacrifices financiers qui allaient avec. La diversité de l'offre comblait
cette demande : dans toutes les gammes de prix, les fabricants proposaient des
appareils dédiés, qu'on mariait les uns aux autres avec cette illusion naïve et
belle de toucher à la meilleure reproduction sonore possible. L'audiophilie de
papa, c'était ça : la sensation qu'en appariant tel tourne-disque à tel ampli et
tel câble à telle paire d'enceintes, on devenait le metteur en scène d'un film
domestique dont le titre avait été inventé par ECM, célèbre label de jazz
européen : "Le plus beau son après le silence "…
Ce temps-là semble révolu. L'auditeur d'autrefois, pour qui l'écoute était
une activité noble à laquelle il sacrifiait du temps, a laissé la place à une
"écoute nomade" de la musique. En permettant de stocker dans un espace physique
réduit une quantité énorme de musique, le MP3 a inventé une chose toute nouvelle
: l'accumulation furtive. C'est-à-dire la capacité à posséder toujours plus de
musique mais à en profiter toujours moins, puisque désormais le temps de
l'écoute se superpose à d'autres occupations.
Le fantôme de la gratuité a parachevé le tableau d'une avancée technique que tout le monde ou presque s'accorde à trouver bonne. Ceux qui osent émettre la moindre critique à son égard sont promptement assurés de se voir flétrir de l'épithète "réactionnaire" sur l'air bien connu du "c'était mieux avant". Pourtant, il se pourrait que, dans le cas qui nous occupe, ce fût vraiment mieux avant. Et que ça pourrait être beaucoup mieux demain.
PERTE DE QUALITÉ DRASTIQUE
C'est quoi, au juste, le MP3 ? Juste un format d'encodage des données audio
permettant de diviser par dix le poids d'un fichier informatique. Ainsi
dématérialisée, la musique peut circuler plus vite d'ordinateur à — baladeur
numérique. Mais au prix d'une mutilation indiscutable du signal d'origine et
d'une perte de qualité drastique. C'est ce qu'explique Lionel — Risler, l'un des
ingénieurs du son les plus respectés pour son travail d'orfèvre en matière de
restauration d'anciens enregistrements : "Dans le cas du MP3, on choisit
arbitrairement d'enlever du signal tout ce qui est prétendument superflu. Mais
sur des critères très discutables. On réduit les informations pour gagner de la
place de stockage. Au départ, le MP3 n'a été conçu que pour accélérer les flux
des données sur Internet. Et puis on a ouvert la boîte de Pandore, puisque cette
circulation s'est faite sans aucune règle."
Cette compression des données, qui a aussi ses partisans, s'ajoute à un autre
traitement du son, pratiqué depuis bien longtemps dans les musiques populaires :
la compression dynamique. Schématiquement, la compression dynamique consiste à
relever les niveaux faibles et à abaisser les niveaux forts, bref à gommer les
contrastes qui donnent tout son relief à la musique. L'intérêt ? Réduire le
volume d'informations, en vue d'un stockage ou d'une diffusion sur une bande
passante limitée radio ou Internet par exemple, tout en induisant une sensation
de puissance sonore, partiellement artificielle.
"L'oreille n'est pas éduquée à recevoir des signaux compressés,
explique David Argellies, un jeune acousticien qui par ailleurs apprécie le
"gros son". Les radios de jeunes sont plus fatigantes à niveau équivalent,
parce que l'oreille est habituée à percevoir de forts contrastes dynamiques. Et
la compression a tendance à la flouer. C'est comme une illusion d'optique. A
l'écoute d'une musique compressée, déjà perçue comme plus forte , on aura
tendance à augmenter le volume pour retrouver du contraste."
En outre, le volume moyen d'un son dynamiquement compressé peut être
réellement plus élevé. Car pour réduire l'écart des variations d'une musique, il
faut choisir un volume de référence; et si c'est le volume maximal du morceau
qui est choisi, les niveaux faibles sont considérablement augmentés pour
atteindre la diminution d'amplitude souhaitée. "Prenez la publicité à la
télévision, note David Argellies. On la perçoit comme plus forte , car
elle est plus compressée donc plus agressive."
Lorsqu'on parle d'agression, on aborde un terrain évidemment sujet à toutes les polémiques, mais qui ne peut pas se réduire à un combat d'anciens contre modernes ou à une croisade contre la musique de jeunes. Car depuis quelque temps, nombreux sont les scientifiques, parfois jeunes, qui tirent la sonnette d'alarme sur les conséquences sanitaires déplorables que ces nouveaux modes d'écoute auront inévitablement sur les nouvelles générations.
Bernard Janssen, chirurgien ORL et chanteur lyrique de haut niveau – il a
fait carrière sous le nom de Bernard Sinclair – est sans doute l'un des mieux
placés pour analyser le phénomène : "Les gens qui écoutent de la musique dans
le métro sont obligés de pousser le volume pour couvrir le bruit ambiant. C'est
terrible, car ils peuvent s'envoyer jusqu'à 140 décibels dans les oreilles,
alors que le seuil de douleur se situe à 120. Jusqu'à 70, ça va encore. Certains
chanteurs lyriques peuvent développer 130 décibels sans souci pour leur oreille,
parce qu'ils projettent le son et qu'il y a des défenses physiologiques. Mais il
suffit d'une seule exposition à ce volume pour subir un traumatisme qui
débouchera sur une surdité. C'est le traumatisme aigu. Il existe un traumatisme
chronique, repérable chez les ouvriers de chantier mais aussi chez les gens qui
écoutent trop fort leurs baladeurs. C'est beaucoup plus insidieux car plus on
perd l'audition, plus on monte le volume."
C'est désormais un fait acquis : la compression dynamique, appliquée à
l'écrasante majorité des musiques actuelles, ne fait qu'aggraver les nuisances
déjà bien connues d'un volume sonore excessif. Et cela vaut aussi pour les
musiques apparemment les plus "douces". C'est ainsi que deux chercheurs amateurs
de rock, Yann Coppier et Thierry Garacino, se sont livrés à de savantes mesures
sur l'évolution de la compression dynamique en trente ans. Le résultat est
édifiant : le morceau Rock and Roll de Led Zeppelin, perçu au début des années
1970 comme l'une des choses les plus violentes jamais enregistrées, n'est que
faiblement compressé en comparaison de… Quelqu'un m'a dit, premier tube de Carla
Bruni.
C'est toute la perversité des traitements modernes du son : la ballade un peu douceâtre de la désormais première dame de France se révèle, dans la froide objectivité des mesures scientifiques, bien plus dommageable pour l'appareil auditif que l'hymne hard rock de Led Zeppelin. Avec la compression, "on transforme la chaîne des Alpes en volcans d'Auvergne", résume assez joliment Yves Cochet, concepteur historique de systèmes haute-fidélité de pointe.
RÉAPPRENDRE À ÉCOUTER
Mais la disparition des contrastes n'est pas seulement une violence
esthétique faite à la vérité musicale, c'est aussi un véritable risque sanitaire
dont les scientifiques commencent à prendre la mesure. Des études récentes ont
montré qu'un appareil auditif désaccoutumé aux contrastes dynamiques ne pouvait
que perdre de son acuité, et ce même à bas volume. Le spectre d'une pandémie de
surdité précoce est-il à redouter ?
"Je vois arriver des jeunes de 18 ou 20 ans qui développent déjà de belles
surdités, résume avec fatalisme Bernard Janssen. Je suis très alarmiste
et je le dis clairement : il faudra légiférer. Je ne suis pourtant pas très
optimiste : dans une époque si soucieuse de liberté individuelle, chacun est
évidemment libre de devenir sourd".
Réapprendre à écouter, sensibiliser à la qualité du son plutôt qu'à la quantité seront sans doute les seules solutions pour éviter une crise sanitaire majeure. A moins que, d'ici peu, ne s'inventent de nouvelles technologies plus respectueuses de la santé publique que la — compression dynamique et le MP3. Qui demeure, de l'avis général des spécialistes, le pire standard de toute l'histoire de la musique enregistrée.