Sujet tabou entre tous, le train de vie des grandes plumes françaises reste
un secret bien gardé par les grandes maisons de Saint-Germain-des-Prés. En tout,
les écrivains vivant de leurs livres ne sont pas plus de cent cinquante. Une
bourse éminemment volatile que nous avons décryptée comme une course cycliste,
avec ses stars et ses porteurs d'eau.
Lorsqu'il signe un contrat avec une maison d'édition, un auteur est rémunéré de deux façons: il perçoit d'abord un "à-valoir" sur les droits d'auteur, somme calculée en fonction de sa notoriété, du sujet, de l'audience espérée par l'éditeur. Ensuite, il percevra, un an après la sortie du livre, les droits, soit un pourcentage du prix hors taxe. Le contrat de base, en littérature générale, est le "8/10/12": 8% pour un premier palier de 0 à X exemplaires, 10% de X à Y exemplaires et 12% au-delà. Le contrat devient un "10/12/14" quand l’auteur est une star… ou un gros transfert. Le X et le Y variant en fonction de la notoriété de l’auteur et des ventes des livres précédents.
[1]Exemple avec Faïza Guène: [2] le contrat signé avec Hachette Littératures est un "10/12/14" depuis son premier livre. La jeune romancière touche 10% entre 0 et 10 000 exemplaires vendus, 12% jusqu’à 20 000, et 14% au-delà.
Entre son premier ("Kiffe kiffe demain", 2004) et son troisième roman ("Les Gens du Balto", 2008), son à-valoir a triplé.
L’à-valoir est un chiffre reconnu comme très réaliste, puisqu’il est calé sur les chiffres de ventes des livres précédents et sur le potentiel du nouveau livre. "Une évaluation qui est la plus saine possible", note-t-on chez Flammarion avant de préciser:
"Ce qui fausse tout, c’est lorsqu’il y a transfert d’un auteur. Car l’à-valoir augmente alors de 30 ou 50%, mais n’est plus calé sur le potentiel de l’auteur."
Comme sur les grosses transactions du mercato, il faut aussi rembourser le
coût du transfert.
En avant du peloton, ils sont une douzaine d'auteurs -jamais plus de
quinze- à pouvoir prétendre à des à-valoir oscillant entre 1 et 2 millions
d'euros par livre. Sans compter la variable de négociation des droits
(étrangers, audiovisuels) qui peuvent générer des revenus
supplémentaires.
Les qualités indispensables pour en faire
partie
A ce prix-là, il faut
avoir derrière soi plusieurs best-sellers (au-delà de 100 000 exemplaires),
une vraie régularité dans la production (un livre par an ou tous les deux ans)
et dans la qualité des œuvres. Sans oublier ce petit plus de la médiatisation
assumée qui fait d'un écrivain un véritable auteur à succès: être râleur,
paranoïaque ou passionné d'ufologie...
Ce petit club est réservé à
des auteurs professionnels, dont c'est, en général, l'unique activité.
La plupart sont des quadras, ayant réussi à créer un style à la fois très personnel et populaire, autour de thèmes qui font écho dans la société.
En résumé, il faut être à la fois original et consensuel. La plupart de ces
auteurs ont des
agents littéraires [3] pour négocier leur
contrat.
Pour les plus gros succès, il faut ajouter à cela les
droits générés par les reventes à l'étranger et, en cas d'adaptation au cinéma
ou à la télévision, les droits audiovisuels. Ainsi, Jean-Christophe Grangé
est-il passé de 2 millions de francs en 1998 pour "Le Vol des cigognes" à 1
millions d'euros pour "L’Empire des loups" en 2003 (source CNC). Tout cela est
soumis à impôt et à cotisations sociales (6% des droits perçus).
La short
list
L'échappée se compose aujourd'hui d'Anna Gavalda, Fred
Vargas [4] et Amélie Nothomb pour les
femmes. Avec Christian Jacq, Jean d'Ormesson, Marc Lévy, Michel Houellebecq,
Bernard Weber et Jean-Christophe Grangé pour les hommes.
Frédéric Beigbeder flirte avec ce groupe, mais n'a pas été assez régulier
pour l'intégrer. D'après les Echos [5],
Guillaume Musso n'en serait plus très loin.
A quelques longueurs, voici le peloton: quelques dizaines d'auteurs,
jusqu'à une centaine dans les périodes fastes. Ils se voient gratifiés
d'à-valoir évoluant entre 150 000 et 250 000 euros. Selon l'avocat
Emmanuel Pierrat, spécialisé dans la propriété intellectuelle et écrivain à ses
heures:
"Il faut y inclure tout ceux qui ont eu leur heure de gloire, un gros prix littéraire ou un vrai best-seller et puis qui sont retombés à un étiage moyen."
"Etiage moyen" signifie des tirages oscillant entre 10 000 et
100 000 exemplaires.
Les qualités indispensables pour en
faire partie
Avoir une vraie plume (ou pas) et/ou être capable
d'une grande originalité dans le traitement du sujet. En fait, beaucoup
d'écrivains sont l'homme (ou la femme) d'un seul livre. Certains se contentent
de répéter la même recette, d'autres appliquent la tambouille marketing,
efficace mais pas forcément emballante. Certains aussi s'attaquent à des sujets
plus sélectifs, moins grand public. Beaucoup ont une autre activité liée à
l'écriture: nègre, journaliste, ou universitaire.
Les
classements intermédiaires
Quoiqu’il en soit, dans l’ensemble
du peloton, 98% des auteurs publiés ont un autre métier. En France,
cette seconde source de revenus est elle-même liée à l’écriture (nègre,
traducteur, éditeur) ou à la sphère intellectuelle (journaliste, professeur),
voire diplomatique (Jean-Christophe Rufin, Yasmina Khadra). Souvent, ces revenus
sont les plus importants et vont faire augmenter la "valeur" de la demande.
Par exemple, un journaliste/écrivain people, devenu people grâce aux médias,
fera augmenter ses à-valoirs grâce à sa valeur médiatique, plus que par sa
valeur littéraire et son potentiel de ventes. Il y a aussi les écrivains qui
deviennent "critiques", une fois qu’ils ont acquis quelque notoriété avec leurs
livres. On vient leur demander des articles un tant soit peu en rapport avec ce
qu’ils ont publié. C’est ainsi que, en fonction de sa légitimité et quel
que soit le chemin effectué, un écrivain devient "quelqu’un qui connaît le
sujet" (François Bégaudeau, Daniel Picouly).
Autres spécialistes
des classements par points, les écrivains « de genre ». Spécialement
ceux qui œuvrent dans le polar (Dan Franck). Ils sont très courtisés par les
productions pour devenir scénaristes : Tito Topin, auteur de plusieurs
romans, est ainsi devenu le "père" de Navarro, avant une grosse colère contre
TF1 à la fin de l’exploitation du personnage -dont il avait gardé les droits. Le
triomphe des séries "à saisons" coïncide avec l’émergence d’une nouvelle
génération d’auteurs: Franck "La Chambre des morts" Thilliez, va ainsi s’essayer
à l’écriture d‘une grosse série télévisée, avec d’autres écrivains de genre.
Les nouveaux et les habitués
Dans cette catégorie, on peut distinguer deux types d'auteurs. Les vieux routiers, connaissant toutes les ficelles du métier : Régine Desforges, Max Gallo, Patrick Rambaud, Irène Frain, Tahar Ben Jelloun, Jean-Christophe Rufin... Liste ecclectique qui ne reflète en rien les qualités (ou défauts) littéraires des uns et des autres.
Et les jeunes prometteurs, en quête de carrière: Guillaume Musso en parfait
représentant de la génération "je-sais-faire-un-bon-livre".
Ici s'ouvre la longue liste des auteurs obtenant des à-valoir inférieurs
à 100 000 euros, mais supérieurs à 20 000 euros. Une pléiade (quelques
centaines) qui parvient à draîner un large public. Ils ont l'habitude de
publier: des livres pratiques, des livres de jeunesse, mais aussi des romanciers
réguliers ayant conquis au fil des années un public restreint mais fidèle. A
chaque publication, ils parviennent à écouler quelques dizaines de milliers
d'exemplaires, avec des livres ayant une durée de vie plus longue que la
moyenne.
Les qualités indispensables pour en faire
partie
Faire simple, plutôt court et concret… qualités
nécessaires pour les livres dit pratiques. A l'inverse, si l'on prétend à la
fiction, la méthode inverse est applicable: faire long, complexe et abstrait.
Pas de recette miracle donc, mais la volonté de publier le plus régulièrement
possible pour satisfaire ses aficionados.
Le patchwork des
auteurs
Dans cette catégorie, vous
trouverez de parfaits inconnus: qui peut citer un auteur de roman de gare sans
regarder son kiosque? Ou alors de vraies vedettes, snobées par les grandes
maisons rassemblées autour de la place de l'Odéon. Sans oublier désormais des
auteurs de BD qui ont su drainer, au fil des albums, un large public.
Zep, dessinateur, fut en 2006 le plus gros vendeur en librairie avec un
tirage de 1,8 million d'exemplaires pour le onzième tome des aventures de
Titeuf.
Dans le langage des suiveurs, l'autobus, c'est le groupes des sans-grades
qui se rassemblent au pied du col, pour être sûr de ne pas terminer la course
hors-délais. La fourchette des à-valoir varie de 2000 à 10 000 euros. Ici,
on trouve les fatigués, les plagiaires et les exigeants. Le long cortège de ceux
qui refusent tout compromis avec le genre, l'écriture ou le sujet. "La
bérézina", lance Emmanuel Pierrat, ironique, ajoutant que l'autobus regroupe
"des milliers d'auteurs". Parfois très bons, mais évoluant dans un secteur en
crise. A l'image de l'excellent écrivain qu'est notre blogueur
Francis Mizio [6], moins enthousiaste sur
l'évolution de l'économie du métier:
"Les à-valoir se sont effondrés ces cinq dernières années. Avant, une série noire chez Gallimard, c'était 5000 euros, pour un tirage moyen de 5 à 6000 exemplaires. Aujourd'hui, la moyenne est à 1000 exemplaires. Faites le calcul… Et ne parlons pas de la littérature jeunesse, où les à-valoir ont perdu deux tiers de leur valeur. Le secteur est ultra saturé, donc les ventes sont faibles."
Cette crise est sans doute aussi la conséquence d'une certaine uniformisation des livres marketés pour le succès.
Les qualités indispensables pour en faire partie
D'abord savoir convaincre un éditeur de vous publier. Faire un livre est toujours un pari risqué pour celui qui accompagne sa conception, sa fabrication et sa diffusion. Il peut être convaincu par:
- une personnalité exceptionnelle (les héros inconnus du quotidien);
- une histoire exceptionnelle (un destin hors du commun, un événement historique revisité par un personnage);
- un genre exceptionnel (une vraie nouveauté littéraire).
Il y a aussi le coup de foudre, incontrôlable, non pas pour les beaux yeux d'un auteur, mais pour le souffle du récit. Ou le coup de chance.
Une catégorie où il est obligatoire d'avoir un (autre) vrai métier
Dans cette dernière catégorie, vous trouvez de très nombreux journalistes, abonnés aux livres "documents" (la non-fiction, comme disent les éditeurs). Mais aussi des "ghost writers", des écrivains fantômes, qui prêtent leur plume à ceux qui n'en ont pas. La plupart des livres de témoignages, par exemple, sont écrits par des nègres. Tout comme les brillantes analyses économiques des grands patrons, les biographies des hommes politiques ou les mémoires des artistes. En général, ces gens-là n'ont pas le temps d'écrire. Ils font alors appel aux pros de l'écriture.
Hubert Artus et David Servenay
Photo: Les romanciers Amélie Nothomb, Faïza Guène, Anna Gavalda, Marc Lévy, Guillaume Musso et le dessinateur Zep (Audrey Cerdan/Rue89). Fred Vargas à Rue89 (Maé Faure).
Liens:
[1]
http://eco.rue89.com/cabinet-de-lecture/faiza-guene-je-ninsulte-en-rien-la-noblesse-de-la-litterature
[2]
http://eco.rue89.com/cabinet-de-lecture/faiza-guene-je-ninsulte-en-rien-la-noblesse-de-la-litterature
[3]
http://eco.rue89.com/2008/09/09/rentree-litteraire-lagent-le-joker-des-ecrivains
[4]
http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/fred-vargas-en-un-lieu-incertain-et-invitee-de-rue89
[5]
http://www.lesechos.fr/info/enquete/4793745-le-jackpot-des-ecrivains-stars.htm
[6]
http://eco.rue89.com/systeme-gesticulatoire