Médias 5 janv. 6h52

Des Madoff du journalisme

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Par Daniel Schneidermann

Depuis quelques semaines, la télévision nous tient en haleine avec les malheurs d’un homme qui s’est fracturé le fémur. Il est là, ce fémur, entre le chômage, les chutes de neige et les préparatifs des réveillons. C’est le fémur qui clôt l’année 2008. Cette fracture du fémur a énormément ému les présentateurs de journaux télévisés. Tous ont parlé du «calvaire» et du «martyre» du propriétaire du fémur, comme s’il s’agissait de leur propre fémur, ou de celui de leur maman. Claire Chazal a même savamment laissé traîner sa voix sur le «calvaire» du fracturé. Le présentateur du 20 heures de France 2, Laurent Delahousse, a pris sa revanche en réalisant une interview en duplex d’un collègue de l’accidenté, accouru pour le soutenir psychologiquement. Quand le blessé a enfin atteint une chambre d’hôpital, les chaînes de télévision se sont battues pour décrocher sa première interview (TF1 l’a, cette fois, emporté). En coulisse, tout indique que l’Agence France-Presse a multiplié les dépêches sur les circonstances de la fracture et la promptitude des secours. Il est vrai que le blessé exerce l’activité de navigateur, qu’il se nomme Yann Eliès, qu’il participait à la course à la voile dite «le Vendée globe», et que le lieu de l’accident est l’océan Pacifique, à 800 miles du sud de l’Australie.

Individuellement, les journalistes qui rédigent les dépêches relatant cette fracture du fémur et réalisent au prix de prouesses techniques l’interview du collègue du fracturé, ne sont sans doute pas persuadés que l’événement mérite ce déploiement de moyens. Si on leur posait la question individuellement, la moitié, voire davantage, admettraient volontiers que l’événement en lui-même (un homme se fracture le fémur, l’affaire ne comporte strictement aucun enjeu politique ni diplomatique, aucune guerre, aucune catastrophe sanitaire, ne menace) ne justifie pas ce déploiement de moyens. Si l’on insistait, leur demandant alors pourquoi ces moyens sont déployés, sans doute seraient-ils bien en peine de répondre. «Parce que les médias concurrents en parlent», avanceraient certains. «Parce que ça intéresse le public», compléteraient ceux qui souhaitent aller au fond des choses. Ce serait l’occasion (toujours très courtoisement) de leur demander comment ils sont arrivés à la conclusion que cette fracture de fémur «intéresse le public». Des sondages l’ont-ils attesté ? L’audience des JT grimpe-t-elle en flèche, dès que l’on en arrive au point quotidien sur le Vendée Globe ? Des manifestations exigeant des nouvelles, minute par minute, de l’accidenté se sont-elles déroulées devant les sièges des télévisions, des radios ou de l’Agence France-Presse ? Non certes. Mais «cela intéresse le public». Davantage qu’une hausse historique du chômage ? Peut-être pas. Mais cela l’intéressait les années précédentes, donc pourquoi pas cette année ? Serait-on sadique, on pourrait poursuivre l’interrogatoire. Comment sait-on que l’événement intéressait le public «les années précédentes» ? Des sondages l’attestaient-ils ? Etc., etc.

Le 26 décembre, huit jours après la fracture du fémur d’Eliès, un docker de La Rochelle, Michel Gilbert, trouvait la mort dans un accident du travail. Il était percuté par un chariot élévateur. Claire Chazal n’a pas parlé de son «calvaire» (nul ne sait d’ailleurs s’il a vécu un «calvaire»). Laurent Delahousse n’a pas interrogé ses collègues en direct du port de La Rochelle. On ne peut pas leur en vouloir : sans doute n’ont-ils même pas été au courant, l’Agence France-Presse n’ayant pas rédigé de dépêche. Seul le quotidien régional Sud Ouest a donné la nouvelle, sans livrer de détails. Aussi ne sait-on pas si Gilbert a trouvé, ou non, la mort sur le coup. On ne connaît pas le détail de ses blessures. On ne sait pas si toutes les mesures de sécurité étaient respectées. On ne sait rien de la promptitude des secours, ni de leur efficacité. On ne sait pas si des collègues lui ont porté une assistance psychologique dans les derniers instants.

Cette disproportion est étrange. Selon plusieurs critères journalistiques, l’événement Gilbert devrait l’emporter sur l’événement Eliès. TF1 et France 2 comptent sans doute davantage de téléspectateurs ouvriers que navigateurs. Leur public est donc davantage menacé par une mort à la Gilbert que par un accident à la Eliès. L’accident de La Rochelle est plus «concernant» (critère d’une information jugée digne de passer au JT) que celui du Pacifique. Par ailleurs, des enquêtes sans complaisance sur les circonstances de l’accident de La Rochelle pourraient conduire les entreprises à améliorer leurs procédures de sécurité. Plus «concernante», l’information sur La Rochelle serait donc aussi plus utile. Et pourtant, ni concernante ni utile, l’information Eliès l’emporte haut la main.

Si le système de production de l’information aboutit aux trémolos chazaliens sur le fémur de Yann Eliès, et au silence sur la mort de Gilbert, c’est en raison d’un consensus général affirmant que l’événement Eliès est beaucoup plus important que l’événement Gilbert. Mais ce consensus général existe-t-il, ou est-il seulement postulé ? Qui le fabrique ? Qui y adhère ? Qui y participe sans y croire ? Qui en vérifie l’étendue, la solidité ? Pourquoi personne ne tente-t-il de le briser ? Eternelles et vaines questions, que favorise l’oisiveté bienheureuse des fêtes de fin d’année.

Dans l’immédiat, ces consensus ne valent, ils ne tiennent que parce que chacun affecte de croire que mille autres y adhèrent. Ce sont des bulles narratives, comme il est des bulles financières. Ceux qui les entretiennent sont des Madoff du journalisme, qui n’ont même pas forcément conscience d’être des Madoff.

Vos commentaires

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jhsljhsl (1)
Inscrit Libé +Suivre cet internaute | Profil
lucide
Excellente analyse!
Mardi 06 janvier à 15h21

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