Pierre Bergé. Compagnon et homme d’affaires d’Yves Saint Laurent, le mécène
de 78 ans a clos la légende avec éclat, par la vente d’œuvres de leur
collection.
MARIE-DOMINIQUE LELIEVRE
Pierre Bergé. (Régis Duvignau /
Reuters)
«Aujourd’hui est mieux qu’hier,
et demain sera mieux qu’aujourd’hui», dit Pierre Bergé, d’humeur
enjouée. Il revient de Marrakech, où pour la première fois depuis des
lustres il a pris dix jours de vacances. «Je ne suis plus obligé de
rentrer désormais. Encore que je me demande si je ne le regrette pas un peu…»
A Marrakech, il n’a pas fait du hamac. Avec son ami paysagiste Madison Cox,
il embellit les jardins de la villa Majorelle. «Des jardins ad-mi-ra-bles», dit-il en séparant les consonnes théâ-tra-le-ment. Si Yves Saint
Laurent a disparu en juin, son fantôme, mi-rêveur, mi-boudeur, erre au 5,
avenue Marceau (Paris XVIe). Dans le bureau sombre de Bergé, le
portrait peint par Warhol en 1972 domine une table de travail art déco aux
pieds cerclés de métal, semblable à la vitalité de Pierre Vital Georges Bergé.
«Yves n’avait pas le goût du bonheur. Moi, j’aime la vie.»Yves Saint
Laurent a eu une grande influence sur ses contemporains, autant par son talent
que par sa légende. Le talent, c’était lui. La légende, Pierre Bergé. Romancier
de la vie de Saint Laurent, il en a été le metteur en scène. La vente de la
collection est sa dernière production. «Il en a fait un événement
incroyable. Pierre Bergé voit grand, dit François de Ricqlès,
vice-président de Christie’s. La nef du Grand Palais, on n’avait jamais vu ça.»
Du premier reportage dans Paris Match en octobre 1961, à la
gloire d’une maison de couture qui n’existait que dans ses rêves, jusqu’aux
obsèques nationales, Bergé a pensé, orchestré avec éclat chaque séquence de la
vie du couturier. Les yeux mi-clos, costume taillé dans un coupon
feuille-morte, il revisite l’envers du décor. «Nous n’habitions plus
ensemble, mais nous nous appelions tout le temps.» Séparés en 1976,
après dix-huit ans de vie commune, ils se voyaient chaque jour. «Je
lui consacrais mes week-ends.» Il emmenait Yves prendre le thé à
Du passé, Bergé fait aujourd’hui table rase. Il s’allège. La maison de
Tanger, l’appartement d’Yves, rue de Babylone (Paris VIIe), le
manoir normand, les décors désaffectés sont à vendre. Le dernier chapitre de la
légende est un catalogue de dix kilos. Si on y ajoute un livre sur leurs
maisons, et celui de leur décorateur, Jacques Grange, on frôle les
quinze kilos.
Chez Christie’s, Bergé s’est mêlé de tout, comme d’habitude, jusqu’aux
boîtes d’emballage et aux visites d’acheteurs, rue de Babylone. «C’est Mme Tupperware
organisant chez elle des réunions», raille Christophe Girard, adjoint au
maire de Paris, qui a travaillé avec lui durant vingt ans, avant de se
brouiller au point d’être interdit d’obsèques. «Une mante religieuse.
Pierre tue les gens qu’il aime.» Ses colères carabinées sont aussi
spectaculaires que les soufflés du Récamier, dont il est client. En 1962
déjà, lorsque William Klein filme les débuts de la maison de couture, il montre
un jeune Pierre bourré d’impatience et de tics, croisement de Rastar Capac (la momie du Temple
du soleil de Tintin) et de Louis de Funès. «Entier, il exige
l’autorité totale quand les gens dépendent de lui, dit Alain Minc. Il peut être
dur avec les autres, mais reste fidèle aux siens.» Julien Dray, par
exemple, qu’il n’abandonne pas à ses achats compulsifs.
Pierre Bergé a quelque chose d’enfantin qui le mène à conjuguer affaires et
affect, pour le meilleur et pour le pire. «Il ne s’aime pas, ce qui le rend
agressif, dit Girard. Il n’a peut-être pas cicatrisé ses blessures d’enfance.»
De celle-ci, il déteste parler. «Le passé m’ennuie, les personnes de mon
âge m’ennuient, je ne vois que des gens jeunes.» Une cour de jeunots
captivée qui l’écoute raconter les années Mitterrand. Sa mère, elle, a
101 ans. Dans le magazine Globe, en 1990, elle lui taillait
un costume rêche. Bébé ? «Insupportable.» Ecolier ? «Infernal.
Paresseux. Velléitaire.» Son père est employé d’une perception, sa mère
institutrice (et pas commode) : «La classe de ma mère ? Un cauchemar. Je
devais donner l’exemple.» Un inspecteur d’académie note alors : «Les
élèves sont bruyants, mais le plus bruyant est le propre fils de la maîtresse.»
Le David Copperfield de Dickens, enfant malheureux
qui devient écrivain, est son héros.
A 17 ans, il gifle un professeur et arrête le lycée. L’année suivante,
il monte à Paris pour être… écrivain et devient l’amant de Bernard Buffet,
peintre de 20 ans. En 1958, il rencontre Yves Mathieu Saint Laurent,
jeune provincial introverti. Il conserve le premier objet acheté avec Yves
en 1960, un magnifique dieu-oiseau sénoufo, symbole de fécondité. «Qui
avait convoité cet objet ? Comme d’habitude, Yves a dû rester saisi
d’admiration, et j’ai embrayé. Moi-même, je connaissais bien l’art africain. À
15 ans, j’appartenais à une société de sciences naturelles à La Rochelle.
Le muséum d’histoire naturelle possédait une magnifique collection
ethnographique.» De là lui vient une passion pour les jardins et les
arbres qu’il sait identifier, comme François Mitterrand.
Figure des années Mitterrand, Pierre Bergé n’avait pourtant pas voté
socialiste en 1981. «François Mitterrand, qui avait une grande
confiance en lui, l’a beaucoup consulté durant la période romanesque des grands
travaux», dit Laure Adler. Aujourd’hui, Pierre Bergé soutient Désirs
d’avenir. «Il admirait Mitterrand. Au début, en tout cas. Il voyait le
pouvoir de près pour la première fois. Ségolène Royal, il ne l’admire pas, dit
Alain Minc. Jouer un rôle auprès d’elle l’amuse : le plaisir d’être là où ça se
passe.» Chaque dimanche à 10 heures pile, il téléphone à Minc. L’un
raconte Ségolène, l’autre Sarkozy. «Ce que je pense de Nicolas Sarkozy ?
Etrangement, du bien. Il n’est pas très aimé des gens de son camp, ce qui est
un bon point pour lui.» Ils ont un point commun : instaurer d’emblée un
rapport conflictuel, puis s’adoucir. Bergé peut monter très haut dans les
aigus. «Désormais, sa vie sera faite de plus de simplicité, de plus
d’abandon au monde», dit Laure Adler. En est-il capable ?
Avec le fruit de la vente, il va créer une fondation à son nom pour aider la
recherche, notamment la lutte contre le sida. Il préside le Sidaction, finance
(à perte) Têtu,«magazine des gays et des
lesbiennes», s’occupe des maisons de Zola et de Cocteau, parraine SOS
Racisme, veille sur l’Institut français de la mode, sa maison de ventes, Pierre
Bergé & associés, sa galerie d’art bruxelloise, et Caviar House &
Prunier, premier producteur français de caviar. Ce printemps, on lui a refusé,
à lui, l’auteur d’une si belle légende, un fauteuil à l’Académie française. Il
va remettre ça. Avide de respectabilité, malgré l’éclat de sa réussite.
Chez Christie’s, récemment, quelqu’un demandait à Pierre Bergé comment il
allait vivre sans ses meubles. «Ne vous inquiétez pas, martela-t-il d’une
voix à