La France gardée à vue

LE MONDE | 04.02.09 | 14h04  •  Mis à jour le 04.02.09 | 19h13


ean L. tient à garder l'anonymat. Mardi 1er avril 2008, ce polytechnicien de 56 ans résidant dans le 16e arrondissement de Paris, consultant en management, va chercher sa fille âgée de 9 ans à la sortie de l'école, en voiture. Il s'engage dans une rue bouchée par un camion. Se rendant compte qu'il ne sera pas à l'heure, il empoigne alors son téléphone portable pour prévenir sa mère. "J'avais bien vu qu'il y avait une escouade de policiers en train de verbaliser des voitures mal garées, raconte-t-il. Mais j'étais arrêté et une policière m'a sauté dessus en hurlant".

Jean L. n'insiste pas, il lâche son téléphone et repart dans une autre direction. "Au bout de quelques mètres, dit-il, je me suis aperçu que la policière courait à côté. Derrière moi, des policiers ont jailli de leur véhicule. Ils m'ont braqué une arme sur le front. J'ai eu peur, j'ai bloqué les portières." Mal lui en a pris. La policière fait voler en éclats sa vitre avant-gauche avec sa matraque. Jean L. est saisi, plaqué au sol, menotté et placé en garde à vue 24 heures. "On était deux, dans une cellule de 3,50 m sur 3,50 m. Le problème, c'est qu'au fil de la nuit, on était douze..." Son procès a eu lieu début janvier. Il est accusé d'avoir téléphoné au volant, de refus d'obtempérer, de délit de fuite et de rébellion.

Jean-Claude Lenoir, 57 ans, vice-président de Salam, une association venant en aide aux migrants à Calais, est placé en garde à vue le 8 novembre 2008, lors d'une vaste interpellation de clandestins sur le port. Les policiers, qui lui ont "constamment aboyé dessus, faisaient les questions et les réponses, ne voulaient pas noter ce que je disais." Libéré à l'issue des 24 heures, M. Lenoir est convoqué au tribunal, le 25 février, pour "outrage à agents".

Pierre Lauret, 51 ans professeur de philosophie, fait l'expérience de la garde à vue le 16 décembre 2008. Alors qu'il embarque à bord d'un avion pour se rendre à un congrès à Kinshasa (République démocratique du Congo), il demande à des policiers la raison pour laquelle un passager africain est menotté. Les autres passagers de l'avion protestent également. M. Lauret est débarqué et placé en garde à vue : menottage, fouille au corps, audition, mise en cellule. Il doit comparaître le 4 mars devant le tribunal correctionnel pour "opposition à une mesure de reconduite à la frontière et entrave à la circulation d'un aéronef".

Esthéticienne à Beaumont, dans le Puy-de-Dôme, Joëlle Béchar, 58 ans, passe plus de huit heures en garde à vue lundi 1er décembre 2008. Ancienne Meilleure ouvrière de France, cette femme est traumatisée d'avoir été "entièrement déshabillée", puis placée toute une journée "comme une criminelle" dans une pièce empestant "l'urine et le vomi". Pour avoir utilisé une technique dépilatoire interdite, et à la suite de la plainte d'une cliente victime de brûlures, Mme Béchar est l'objet d'une enquête pour "blessures involontaires" et "exercice illégal de la médecine". La garde à vue s'imposait-elle ? Le parquet de Clermont-Ferrand convient avoir "mis fin à la garde à vue dès qu'il en a eu connaissance".

Le 19 janvier, Pascal Besuelle, professeur d'histoire à Cherbourg et militant à la Fédération syndicale unitaire (FSU), est convoqué "pour affaire le concernant" au commissariat. A peine arrivé, un policier lui signifie qu'il est en garde à vue et transféré dans la foulée à Saint-Lô, où il doit être entendu. Le 12 janvier, lors de la venue dans cette ville du président de la République, M. Besuelle avait participé à une manifestation émaillée d'incidents avec les forces de l'ordre. Aucune charge n'a été retenue contre lui, mais M. Besuelle a passé une partie de la journée dans les locaux de la police.

En 2008, 577 816 personnes, résidantes en France et âgées de plus de 13 ans, ont ainsi entendu un officier de police judiciaire leur notifier leurs droits : "Vous êtes en garde à vue. Vous pouvez appeler un membre de votre famille et demander à voir un avocat." Le nombre des gardés à vue ne cesse de croître. Il a enregistré une hausse de près de 55 % en huit ans. Au cours des douze derniers mois, c'est 1 % de la population qui a été placée sous ce régime de contrainte, pour lequel les policiers répondent d'objectifs de performance chiffrés.

Jeunes habitants des quartiers difficiles, infirmières, syndicalistes, agriculteurs, étrangers en situation irrégulière, enseignants... la garde à vue concerne toutes les catégories de la population. Tout contrevenant ou suspect peut être placé sous ce statut, les (nombreux) conducteurs contrôlés avec un taux d'alcoolémie égal ou supérieur à 0,8 % au même titre que les trafiquants de stupéfiants.

Dans la période récente, les militants associatifs et syndicaux, mais aussi les journalistes, ont été visés. Le 28 novembre 2008, le placement au dépôt du Palais de justice de Paris (sans pour autant être sous le statut de la garde à vue) de l'ancien directeur de Libération, Vittorio de Filippis, dans une affaire de diffamation, a provoqué un vif débat. Le 5 décembre 2007, le journaliste Guillaume Dasquié avait subi 36 heures de garde à vue au siège de la direction centrale du renseignement intérieur, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), et avait été pressé de révéler ses sources. Un article sur Al-Qaida publié dans Le Monde le 17 avril 2007 lui a valu d'être interpellé à son domicile. "(A) 8 h 20, coups de sonnette à la porte, a-t-il raconté (Le Monde du 27 décembre 2007). "Direction de la surveillance du territoire, vous êtes en garde à vue, compromission de la sécurité nationale"."

Cette privation de liberté procède de la décision d'un officier de police judiciaire dès lors qu'existent, selon lui, "une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner que (ces personnes aient) commis ou tenté de commettre une infraction". Tels sont les mots de l'article 63 du code de procédure pénale. La garde à vue peut durer 24 heures - c'est le cas de la majorité d'entre elles. Elle peut aller jusqu'à 96 heures dans les affaires considérées d'emblée comme de la criminalité organisée, et même 144 heures en matière de terrorisme. Elle doit être prolongée par le procureur.

Assiste-t-on à un excès de zèle généralisé ? Secrétaire générale de FO-Magistrats, vice-procureur au tribunal de Paris, Naïma Rudloff le déplore : "On place plus en garde à vue qu'avant, surtout pour les contentieux à la mode. On a poussé la situation jusqu'à l'absurde." Certains y voient une simple formalité qui permet aux policiers d'instaurer un cadre juridique au moment d'interroger un individu, tout en garantissant des droits à ce dernier. "Sûrement pas !", s'indigne l'avocat Matthieu Barbé.

Habitué des permanences de nuit au barreau de Paris, celui-ci évoque l'atteinte à la dignité des personnes retenues dans des locaux "crasseux" où les odeurs "de pisse le disputent à celles de vomis". Au commissariat de Versailles, les couvertures qu'on donne aux personnes interpellées "sont couvertes de merde". "Elles n'ont jamais été lavées", affirme cet avocat qui fut élu (UMP) de cette ville.

Selon Me Barbé, la garde à vue est "une forme d'enfermement qui vise à exercer des pressions" sur une personne "affaiblie". En témoigne, selon lui, l'exemple de Jean-Luc Bubert, professeur de physique au collège César-Savart de Saint-Michel (Aisne), retrouvé pendu à son domicile, le 19 septembre 2008. La veille, le père d'un élève de 15 ans avait déposé plainte contre lui pour violence. Convoqué à la gendarmerie, M. Bubert avait été placé en garde à vue pendant toute une journée. Il avait nié les faits avant d'être relâché.

Les avocats, appelés dans la première heure, ne disposent d'aucun pouvoir dans ce cadre. "L'entretien que nous avons avec le client ne doit pas dépasser trente minutes et ne porte que sur la procédure, explique Me Antoine Aussedat, avocat au barreau de Paris. Nous n'avons pas accès au dossier. Les personnes que nous rencontrons à cette occasion sont souvent apeurées, perdues. Elles ne comprennent pas ce qui leur arrive."

Philippe Raphaël, énarque, chargé de mission au Conseil d'Etat, témoigne du choc subi. Le 29 juin 2007, il a été placé en garde à vue au commissariat du 5e arrondissement de Paris, à la suite d'une plainte pour harcèlement moral qui lui a valu, depuis, une condamnation.

"Je me présente au commissariat, se souvient-il. Le policier m'invective. Après une fouille au corps, on me place en garde à vue dans une cellule, avec du vomi par terre." Comme il se met à saigner du nez, il est envoyé à l'Hôtel-Dieu. "J'atterris dans une cellule avec des barreaux, où on me demande de retirer mes vêtements." Peu après son arrivée, il a été mis en examen par une juge d'instruction de permanence. "C'était une humiliation, assure son avocat, Me Serge Lewisch. Il était revêtu d'une robe de chambre sale, sans ceinture, en slip."

 

Yves Bordenave, Isabelle Mandraud, Alain Salles et Laetitia Van Eeckhout


Avec le passeport, le premier fichier de données biométriques

Le 31 octobre 2008, la ministre de l'intérieur, Michèle Alliot-Marie, a remis à un habitant de Chantilly-sur-Oise le premier passeport biométrique, créé par décret le 30 avril 2008.
La France, conformément à une directive européenne adoptée en 2004, devra délivrer ces nouveaux passeports sur tout le territoire d'ici au 28 juin 2009. Ces documents comporteront, comme le passeport actuel, une puce électronique avec, en plus de la photographie de son titulaire, les empreintes digitales de huit doigts (au lieu de deux comme le veut la législation européenne). Seuls, les enfants de moins de 6 ans pourront se soustraire à cette obligation.
Ce dispositif donnera naissance au premier fichier centralisé de données biométriques.
Dans un avis rendu le 11 décembre 2007, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a émis des réserves sur ce projet, observant que dans d'autres Etats, comme l'Allemagne, le passeport biométrique n'aboutissait pas à la création d'une base de données.

 

Article paru dans l'édition du 05.02.09