Dans un livre multiple, le cinéaste et
écrivain revient avec une acuité remarquable sur ses voyages, ses rencontres et
ses combats
Quand on prononce le mot monument, on voit
immédiatement quelque chose d'imposant, de grandiose et de figé. Mais Claude Lanzmann, homme de paradoxes, a fait de ce livre de
Mémoires - mot qu'il récuse, avec raison - un monument en mouvement. Il est
fou de la vie, comme cet animal qu'il aime, le lièvre - d'où le titre, Le
Lièvre de Patagonie. Le lièvre qui parvenait à s'enfuir des camps de
concentration en passant sous les barbelés ; celui qui, en Patagonie, a
traversé la route comme un bolide, au mépris de la voiture de Lanzmann arrivant à grande vitesse ; celui qui ne sera
jamais rattrapé par la tortue. " Je ne suis ni blasé ni fatigué du
monde, écrit Lanzmann, cent vies, je le
sais, ne me lasseraient pas. " Cent vies, il les a eues (lire son
portrait par Serge July dans Le Monde 2 du 7 mars), et, à 83 ans, il s'en
souvient avec une acuité magistrale. Tous ceux qui s'intéressent à l'histoire intellectuelle de la
seconde moitié du XXe siècle, à Sartre et Beauvoir particulièrement, savaient
qu'ils seraient enthousiasmés par le récit de Claude Lanzmann.
Par son contenu, même si le livre n'était pas, en soi, un grand livre. Mais,
bonheur supplémentaire, Le Lièvre de Patagonie est un très grand
livre. Par sa construction, qui bouscule avec subtilité la chronologie, par
la précision de la narration, par le style, qui exige de lire ligne à ligne
ce long texte rassemblant plusieurs livres : celui d'un aventurier de la vie,
celui d'un combattant, d'un guerrier, d'un partisan, celui d'un amoureux,
celui d'un cinéaste singulier. Et celui, qui les unit tous, d'un écrivain. " FONCER AU LARGE " Les récits de voyage sont de petites merveilles. La découverte
d'Israël en 1952, un séjour en Corée et une idylle improbable avec une
infirmière dans un pays totalement verrouillé, les mois passés à Berlin, A 18 ans, à Clermont-Ferrand, Claude Lanzmann
entre dans Parallèlement à ce roman d'aventures se déploie, dans Le
Lièvre de Patagonie, une histoire plus intime. Et Lanzmann
a le talent des portraits. Ceux des témoins de son enfance, sa mère, son père
- vite séparés -, son beau-père et sa belle-mère. La mère qui " avait
fait honte à l'enfant conformiste que j'étais. Son bégaiement terrible,
intraitable, inexpugnable, (...)ses
colères qui faisaient rouler dans leurs orbites ses beaux grands yeux ".
D'autres femmes aussi : sa soeur très aimée,
Evelyne, belle actrice, malheureuse en amour, qui s'est suicidée ; celles
qu'il a épousées, dont Judith Magre ; celles qu'il
a séduites, et rapidement aimées, lui qui affirme : " Je hais
profondément, de tout mon être, les figures obligées de la roucoulade, temps
perdu, paroles convenues (...) et aujourd'hui je vais droit, comme
dirait Husserl, à "la chose même". " " ENCORE PLUS FOLLE QUE MOI " Dans Le Lièvre de Patagonie, ce qu'on pourrait appeler
" le roman de Beauvoir " aura évidemment une place à part pour tous
ceux qui aiment Simone de Beauvoir. Non que Sartre, cette "
formidable machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés ",
soit absent. Au contraire, on voit comment, avant même leur rencontre, son oeuvre a été fondatrice dans la formation intellectuelle
du jeune Lanzmann. Quand Simone de Beauvoir, dite le Castor par ses proches,
s'est liée avec Lanzmann, il avait 27 ans et elle
44. Il est le seul homme avec lequel elle ait cohabité. " La présence
de Lanzmann auprès de moi me délivra de mon âge
(...) car ma curiosité s'était beaucoup assagie ", écrit-elle
dans L'un des autres livres de ce texte pluriel est évidemment
l'aventure extraordinaire de la réalisation de Shoah. Et ce moment
essentiel où Lanzmann comprend que le sujet du film
sera " la mort même, la mort et non pas la survie " (lire
ci-contre). La mort, qui est comme la scène inaugurale de ce récit
puisque le premier chapitre commence ainsi : " La guillotine - plus
généralement la peine capitale et les différents modes d'administration de la
mort - aura été la grande affaire de ma vie. " Pour parler de la
mort comme le fait Lanzmann, pour réaliser Shoah,
pour écrire Le Lièvre de Patagonie, il faut aimer la vie. La vraie
vie. Passionnément. Josyane Savigneau Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann Gallimard, 550 p., 25 ¤. |
Le Monde – 21 mars 2009